David Todd est enseignant-chercheur en histoire des idées et en histoire globale au King’s College de Londres. Il est également chercheur associé au Centre for History and Economics des universités de Cambridge et de Harvard.
Auteur d’un ouvrage sur l’émergence du nationalisme économique en France, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme, 1814-1851, publié aux éditions Grasset en 2008, il travaille actuellement sur la contribution française à la mondialisation du XIXe siècle et les rapports entre les empires britannique et français entre 1815 et 1914.
La Vie des Idées : La Grande-Bretagne a longtemps été une nation mercantiliste, mais elle n’est cependant pas le berceau du protectionnisme. Vos travaux montrent que ce dernier nous vient en réalité de France, d’Allemagne et des USA, en réaction à la puissance économique britannique. Pouvez-vous revenir sur cette genèse ?
David Todd : À partir d’Oliver Cromwell, qui fut au pouvoir de 1649 à 1658, l’Angleterre a en effet pratiqué un mercantilisme tous azimuts. Il n’existe pas de définition universelle du mercantilisme, mais dans ce contexte, il s’agissait de minimiser les importations tout en maximisant les exportations. L’arsenal déployé à ces fins était multiple : droits de douane très élevés, Actes de Navigations qui réservaient le commerce anglais aux vaisseaux anglais, primes à l’exportation des produits manufacturés, etc. Le désir de participer à ce système et d’accéder aux marchés anglais et à celui des colonies anglaises fut, pour l’Écosse, l’un des principaux motifs de l’Acte d’Union qui a donné naissance à la Grande-Bretagne en 1707. Les instruments de cette politique mercantiliste préfiguraient le protectionnisme contemporain, mais sans donner lieu à de grands mouvements d’opinion. La législation mercantiliste fut mise en place par l’oligarchie marchande et aristocratique qui a dominé la vie politique britannique jusqu’au début du XIXe siècle.
Dans mes travaux, j’ai affirmé que le protectionnisme, en tant qu’idéologie capable d’animer l’opinion publique et de façonner la culture politique, est apparu chez les principaux concurrents de la Grande-Bretagne après 1820, notamment la France, mais aussi la jeune République américaine et l’Allemagne en cours d’unification. Ce protectionnisme était aussi un nationalisme politique, mais dans un sens émancipateur, dans la lignée du nationalisme de la Révolution française. Le plus influent des premiers idéologues du protectionnisme fut Friedrich List (1789-1846), un fervent nationaliste qui envisageait l’union douanière comme étape de l’unification politique des États allemands. Mais List était également un démocrate convaincu et son nationalisme n’était pas exclusif : expulsé de la très conservatrice Confédération germanique en raison de ses opinions libérales en 1825, il servit de conseiller économique au président américain démocrate Andrew Jackson et sympathisa avec des penseurs progressistes français à Paris, où il rédigea son Système d’économique politique nationale à Paris vers 1840. Son œuvre a inspiré des stratégies d’indépendance économique jusqu’au Japon de l’ère Meiji et l’Inde de Nehru. Le protectionnisme de List visait à donner une assise économique à l’autonomie politique de la nation : c’était un nationalisme, mais libéral et internationaliste.
La Vie des Idées : Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne entame un virage libéral, que symbolise l’abrogation des Corn Laws en 1846 [1]. Le protectionnisme gagne cependant du terrain dans les années 1890, en lien notamment avec le néo-impérialisme de Joseph Chamberlain (Secrétaire d’État aux Colonies de 1895 à 1903). Comment expliquer cette évolution ?
David Todd : Après 1830, on voit effectivement se développer un mouvement d’opinion spectaculaire, chez les classes moyennes britanniques, en faveur du libre-échange. L’Anti-Corn Law League, fondée à Manchester en 1838, a organisé des manifestations qui ont mobilisé plusieurs centaines de milliers de Britanniques. Cette pression a contribué à l’abolition des droits de douane sur les importations de céréales (les Corn Laws) en 1846 puis des Actes de Navigation en 1849. La popularité du libre-échange ne devait pas grand-chose aux théories abstraites des économistes, comme les avantages comparatifs de David Ricardo. En revanche, elle avait de forts relents messianiques. « Jésus-Christ, c’est le libre-échange ; et le libre-échange, c’est Jésus-Christ », proclama John Bowring, l’un des fondateurs de la League, en 1841. Ce libre-échangisme avait aussi une connotation démocratique, puisque les bénéficiaires de la protection agricole étaient les quelques milliers de familles aristocratiques qui accaparaient la propriété terrienne. En France et en Allemagne occidentale subsistait une large classe paysanne indépendante, ce qui donnait un tout autre sens politique et social à la protection douanière en faveur des agriculteurs. Aujourd’hui, l’hostilité viscérale de l’opinion britannique à la Politique Agricole Commune européenne, qui en Grande-Bretagne bénéficie encore principalement à la vieille aristocratie, doit beaucoup à ce débat originel.
Il est vrai qu’après 1890 la popularité du libre-échange déclina. La concurrence américaine et surtout allemande fit perdre des parts de marchés à l’industrie britannique jusque sur le marché intérieur. Puisque les États-Unis dans les années 1860, l’Allemagne dans les années 1870 et la France dans les années 1880 avaient relevé leurs tarifs, un mouvement d’opinion se dessina dans les régions manufacturières pour un remplacement du « free trade » (libre-échange) par le « fair trade » (commerce équitable, au sens de représailles tarifaires contre les puissances protectionnistes). Joseph Chamberlain, un industriel de Birmingham charismatique et – aux yeux de ses détracteurs – démagogique, passa des Libéraux au camp Conservateur par hostilité au libre-échange (et aux projets d’autonomie de l’Irlande). En 1903 et avec des moyens sans précédent, il lança une campagne en faveur d’une union douanière impériale, qui aurait été le volet économique d’une transformation de l’Empire britannique en une fédération des nations de souche européenne. Mais comme l’a montré Frank Trentmann dans son ouvrage Free Trade Nation (2009), la croisade de Chamberlain pour une réforme tarifaire eut pour seuls résultats de faire voler en éclat l’unité du camp Conservateur et de ramener au pouvoir le parti Libéral avec une majorité écrasante en 1906. Le libre-échange, associé aux progrès démocratiques et sociaux, restait trop populaire dans les classes moyennes et ouvrières. Chamberlain fut un Donald Trump raté, mais il continue de susciter l’admiration de certains Conservateurs à la fibre populaire et patriotique, comme Nick Timothy, le principal conseiller de Theresa May jusqu’en 2017, auteur d’une biographie admirative de Chamberlain, Our Joe (2013).
Les défenseurs du libre-échange n’étaient pas pour autant des anti-impérialistes. Depuis les années 1850, de nombreux libre-échangistes s’étaient même enthousiasmés pour l’empire comme moyen d’ouvrir de nouveaux marchés au capitalisme occidental. Le même Bowring qui assimilait le libre-échange au Christ dans les années 1840, devenu gouverneur de Hong Kong, déclencha la Seconde Guerre de l’Opium (1856-1860) pour forcer l’intégration de la Chine au marché mondial. Winston Churchill, défenseur invétéré de la grandeur impériale britannique, passa (provisoirement) du parti Conservateur au parti Libéral en 1904, pour défendre le libre-échange. Dans la mesure où les débats sur le commerce international et l’empire se recoupaient, il s’agissait d’un affrontement entre les partisans d’un empire ouvert et ceux d’un empire fermé.
La Vie des Idées : En 1932, les accords d’Ottawa instaurent ce que vous nommez un « système de préférence impériale » entre la Grande-Bretagne et son empire colonial. Cette dimension internationale permet-elle de repenser l’analogie souvent établie entre protectionnisme et nationalisme ?
David Todd : Oui, les idées de Joseph Chamberlain connurent un triomphe posthume mais partiel, puisque les droits de douane préférentiels adoptés à Ottawa étaient beaucoup plus modérés que les politiques autarciques adoptés par les autres grandes puissances dans les années 1930. Cette période a bien vu la fin du consensus libre-échangiste, mais la préférence impériale n’a convaincu ni les Britanniques insulaires ni ceux des colonies de peuplement. Et contrairement au projet de fédération envisagée par Chamberlain, le renforcement des liens économiques s’est fait au prix d’une plus grande autonomie politique des dominions [2] : Ottawa était la contrepartie du statut de Westminster qui en 1931 leur avait assuré une pleine souveraineté pour les affaires intérieures. Au final, les années 1930 ont marqué l’échec pratique du projet d’une Greater Britain (Plus Grande-Bretagne), même si ces accords préférentiels n’ont été abolis qu’avec l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché Commun en 1973. Comme l’a montré récemment David Edgerton, mon estimé collègue au département d’histoire de King’s College London, dans The Rise and Fall of the British Nation (2018), l’entre-deux-guerres fut plutôt un moment d’affirmation nationale et de perte d’intérêt pour les questions impériales.
En fait, la période tend à confirmer que le protectionnisme, dans une société démocratique, est indissociable d’un certain nationalisme politique : c’est logique parce que la protection douanière a des effets redistributifs importants, entre régions et entre classes sociales, que seule une identité collective très forte rend tolérable pour les perdants. Dans ce sens sociologique d’affirmation de la cohésion du groupe, le nationalisme sert d’ailleurs aussi de base aux autres grands mécanismes de redistribution des richesses, comme la fiscalité progressive ou les assurances sociales. L’incapacité chronique de l’Union européenne – l’organisation politique plurinationale la plus aboutie depuis la fin des empires – à organiser des transferts significatifs entre États membres, avec un budget stagnant autour de 1% du PIB, le démontre a contrario.
Pour la Grande-Bretagne, les années 1930 ont été une phase de désapprentissage et de tâtonnements en matière d’économie politique. Dans son propre renoncement au libre-échange intitulé « l’auto-suffisance nationale » en 1933, John Maynard Keynes soulignait que notre vision du monde et nos valeurs sont toujours un peu en retard sur les réalités politiques et économiques :
Se débarrasser des habitudes mentales d’avant-guerre, du XIXe siècle, prend du temps. Notre esprit continue à se traîner dans un nombre incroyable d’accoutrements surannés même lorsque le centre de notre conscience s’est déplacé. Ce n’est qu’aujourd’hui, après avoir parcouru un tiers du XXe siècle, que la plupart d’entre nous se sont finalement échappés du XIXe ; et quand nous serons à mi-chemin, il est possible que nos habitudes mentales et ce qui nous importe soient aussi différents des méthodes et des valeurs du XIXe siècle que celles de chaque siècle l’ont été de ses prédécesseurs. [3]
Keynes voyait juste puisqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre coopératif des accords de Bretton Woods conclus en 1944, la Grande-Bretagne adopta un consensus politico-économique radicalement nouveau, qui reposait sur un État-providence au moins aussi ambitieux que celui de la France d’après-guerre.
La Vie des Idées : Le Brexit signale-t-il le retour du protectionnisme en Grande-Bretagne ? Faut-il y voir une forme de nostalgie impériale, ou la manifestation d’un populisme plus anglocentré ?
David Todd : Beaucoup d’historiens voient dans le Brexit le retour d’un refoulé impérial, à cause de l’arrogance qu’il exprime et de sa dimension xénophobe. Personnellement, je trouve cette hypothèse paresseuse. Comme le prouve le succès de nombreux mouvements politiques hostiles à l’Union Européenne ou à la mondialisation, il n’est pas nécessaire d’avoir possédé un vaste empire pour être arrogant ou xénophobe. La Grande-Bretagne a abandonné son statut impérial avec réticence et en commettant des atrocités notables, en particulier au Kenya et en Malaisie. Mais la France s’est comportée au moins aussi mal en Algérie, et elle a témoigné d’une nostalgie impériale beaucoup plus évidente dans les liens étroits et asymétriques qu’elle a conservés avec ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne. Le nationalisme britannique (ou même peut-être seulement anglais) suffit à expliquer le Brexit. Si l’on veut absolument établir un lien avec le passé impérial, il est possible que l’existence d’un monde anglophone aussi peuplé que l’Europe, ce que certains écrivains néoconservateurs ont baptisé « l’Anglosphère », ait encouragé l’euroscepticisme en Grande-Bretagne. La classe politique française serait elle-même probablement plus hésitante face au projet européen si l’Amérique du Nord, tout en continuant à représenter un quart de l’économie mondiale, comptait 350 millions de Francophones.
Pour ma part, je vois surtout dans le Brexit la fin du consensus thatchérien. Comme la soumission à la discipline du marché mondial formait une partie importante de ce modèle politico-économique, on peut dire que le Brexit est une forme de rejet du libre-échange, même si d’autres aspects de la mondialisation, comme l’anxiété générée par les flux migratoires, ont joué un rôle plus important que la libre circulation des marchandises dans les résultats du référendum de 2016.
N’étant qu’historien, je ne me risquerai pas à faire des prédictions précises sur un éventuel retour au protectionnisme. Certains Brexiters à la droite du parti Conservateur rêvent à haute voix d’un modèle hyper-thatchérien de dérégulation et d’ouverture maximale au marché mondial. D’un autre côté, aux élections générales de 2017, le parti Conservateur a fait campagne en promettant des hausses d’impôt pour la première fois depuis les années 1970, tandis que le parti Travailliste a mis en avant un projet qui rappelle celui du programme commun des partis socialiste et communiste français en 1977. Sur la base de ces projets, les deux partis de gouvernement ont remporté ensemble 83% des voix, contre 65% en 2010. Au-delà des vicissitudes du Brexit, qu’il soit dur ou doux, ou même s’il n’a finalement pas lieu, mon intuition est donc que le tâtonnement actuel débouchera sur un modèle plus dirigiste et redistributif, et donc moins ouvert au marché mondial. Les politiques de Cromwell et le keynésianisme montrent que contrairement à certains préjugés, les Britanniques ne sont pas génétiquement prédisposés au marché sans entraves. Mais pour paraphraser Keynes, la plupart d’entre nous continuent à se traîner avec les habitudes mentales d’avant le choc de la Grande Récession de 2008, d’où un sentiment de confusion et le désordre politique actuel.