Le jazz est un paradoxe : musique à la fois savante et populaire, phénomène global, oscillant entre patrimoine et avant-garde, tripots et philharmonies, il pose autant de problèmes au philosophe qu’au journaliste et au mélomane. Le jazz est le langage d’une modernité originale qui invente, mais sans rompre avec le passé.
Recensé : Raphaël Imbert, Jazz Supreme. Initiés, mystiques et prophètes, Paris, Éditions de l’Éclat, 2014. 25 €, 320 p.
Le jazz pose problème, encore et toujours. À sa naissance, il pose problème pour sa nouveauté et sa radicalité. Dès les années 1950, il pose problème pour sa résistance face à la culture de masse, après avoir été la musique populaire d’une première mondialisation. Il pose actuellement problème pour son refus de choisir entre musique patrimoniale entretenue comme telle et objet d’avant-garde expérimental au service des académismes contemporains. Adulé ou détesté, le jazz (et, à travers lui, l’improvisation et la place de l’oralité dans notre société) pose autant de problèmes au philosophe et au musicologue qu’au journaliste et au mélomane.
Paradoxes
Dans deux ouvrages précurseurs, le philosophe Christian Béthune [1] avait cerné efficacement la question, tandis que les ethnologues Patrick Williams et Jean Jamin [2] militaient pour une nouvelle « anthropologie du jazz », qui comprendrait le phénomène dans sa globalité – musicale, intellectuelle, sociale, politique, humaine et spirituelle. Musicien reconnu et désormais auteur d’un ouvrage déterminant, Raphaël Imbert [3] propose une manière originale d’appréhender une musique qui ne peut pas se réduire à sa définition esthétique, stylistique ou musicologique. Oui, le jazz pose problème, et c’est son but :
À l’évidence, le journaliste et historien J. A. Rogers a su, dès le début, nous signaler l’essentiel : « Le jazz est une merveille de paradoxe », écrivait-il en 1925. Musique savante tout autant que populaire, il échappe à toute définition systématique, et propose continuellement les contradictions les plus remarquables à ceux qui souhaiteraient le cataloguer, l’enfermer, l’analyser. Il y a le paradoxe géographique d’une musique dont on connaît le lieu de naissance, mais qui ne peut être réduite à une localisation ethnomusicologique. Il y a le paradoxe d’une oralité moderne constitutive du jeu des jazzmen, qui pourtant donnera naissance à plusieurs générations de compositeurs parmi les plus sophistiqués du XXe siècle, et inspirera ou effrayera la littérature occidentale. (p. 21)
Raphaël Imbert part d’un paradoxe pour mieux comprendre le jazz, celui du rapport qu’il entretient avec le sacré et le spirituel :
Il y a enfin le paradoxe qui nous intéresse ici : voilà une musique qui évolue dans un contexte assurément profane de bootleggers, de bandits, de clubs et de mafias, et qui pourtant semble inspirer aux musiciens les plus hautes ambitions spirituelles. (Ibid.)
Mary Lou Williams, pianiste des clubs de Kansas City et New York, et compositrice de sublimes messes jazz, dans un blues d’anthologie en solo
Ce paradoxe sera à l’origine de l’incompréhension que beaucoup d’amateurs (journalistes, mélomanes ou historiens) auront face aux manifestations religieuses, spirituelles voire mystiques des jazzmen américains [4]. Le livre de Raphaël Imbert vient donc remplir un vide historiographique. Le jazz semble être un élément constitutif de notre pensée et de la spiritualité contemporaine.
Jean Cocteau à propos du jazz
Igor Stravinsky et son Ebony Concerto pour l’orchestre de Woody Herman
« Freedom » par l’orchestre de Duke Ellington, avec Alice Babs, dans le Second Concert Sacré
Fruit de dix années de recherche et de pratique musicale, Jazz Supreme évite l’écueil d’une quête spiritualiste pour mieux se concentrer sur l’inspiration des artistes qui ont fait le jazz, anonymes comme célébrités, en documentant très précisément ses arguments. Le sujet a le mérite d’outrepasser une logique chronologique habituellement admise, pour mieux se concentrer sur les sources de l’imaginaire jazzistique.
Il est d’abord question, pour les artistes, d’un « état d’esprit » du jazz, plutôt que d’une esthétique définie. Le jazzman est plus qu’un musicien. Il est, selon la sociologue Howard Becker, l’exemple du déviant que la société aime à conspuer, mais aussi un philosophe atypique et hétérodoxe amateur de rituels anciens, de traditions alternatives et d’utopies futuristes [5]. Pour Jelly Roll Morton, « le jazz est un style qui peut s’appliquer à n’importe quelle sorte d’air » (p. 23). État d’esprit transgressif par essence, apprécié ou haï en tant que tel. Et le jazz ne naît pas n’importe où. L’Amérique est le pays d’une trinité indissoluble : le religieux, le politique et le social sont indubitablement associés. Pour le meilleur et pour le pire : puritanisme, néo-conservatisme, Tea Party d’un côté ; constructions culturelles et esthétiques du jazz au cinéma. Dans ce contexte, le jazz représente une résistance vitale, la juste définition utopique et concrète d’une vie rêvée ou pensée. Louis Armstrong : « Ce que nous jouons est la vie. » (p. 21)
Le saxophoniste Ben Webster interprète la célèbre mélodie irlandaise « Danny Boy »
Afrologisme et initiations
L’Amérique est aussi un lieu à part dans l’histoire de l’esclavage des Africains, dont les conséquences culturelles reposent sur ce que Raphaël Imbert nomme une « circonstance noire ». S’appuyant sur les travaux du musicien et professeur George Lewis [6], Imbert met en évidence une dichotomie qui n’a rien de clivant ethniquement, mais qui ne se comprend qu’à l’aune de cette circonstance particulière. Charlie Parker [7] n’est pas John Cage [8]. Les deux artistes ont été les fers de lance d’une modernité triomphante. L’un, jazzman révolutionnaire mais ancré dans une tradition musicale et culturelle forte, répond à une synergie « afrologique » qui ne peut se résoudre à laisser de côté la mémoire de tout un peuple martyr de la traite négrière, de l’indifférence et de la ségrégation ; l’autre, chantre d’une conceptualité revendiquant radicalement sa nouveauté et sa modernité, entend faire la démonstration d’une « tabula rasa », d’un effacement du passé, de l’idiome et de l’histoire propre à une pensée contemporaine qu’on pourrait qualifier d’« eurologique », selon l’expression de George Lewis que Raphaël Imbert utilise dans sa démonstration.
Dizzy Gillespie et Charlie Parker (l’une de ses très rares apparitions télévisuelles) dans « Hot House » en 1950
Rendez-vous manqué ? Roland Rashaan Kirk et John Cage dans le film culte « Sounds ?? » en 1967
Ici, l’improvisation et l’oralité prennent des dimensions quasi politiques, qui montrent pour les uns la filiation à un passé glorieux, persécuté et oublié, et qui servent pour les autres à l’édification d’un monde nouveau débarrassé de toute référence historiquement lourde. Le jazz est donc le langage d’une modernité originale qui invente en se remémorant. L’Atlantique Noir de Paul Gilroy n’est pas loin [9].
La deuxième partie du livre illustre cette démonstration. Il part du constat que la plupart des jazzmen afro-américains d’avant-guerre – depuis la naissance du jazz à La Nouvelle-Orléans jusqu’à l’âge d’or des big bands des années 1930-1940 – ont appartenu à la franc-maçonnerie dite de « Prince Hall », organisation maçonnique exclusivement noire aux États-Unis. Face au refus catégorique des francs-maçons blancs de les accepter dans leur loge, les premiers Noirs initiés à la franc-maçonnerie organisent leur propre obédience, qui prend le nom de leur leader, Prince Hall. On découvre, à la lecture du livre, que Prince Hall était au XVIIIe siècle le préfigurateur des grands leaders du XXe, comme Martin Luther King, Malcolm X ou Jesse Jackson.
John Coltrane interprète sa composition « Alabama » en hommage à quatre fillettes tuées dans un attentat raciste en Alabama
Ce militantisme prend appui sur le politique, le religieux, le spirituel et le culturel. Une mythologie maçonnique spécifiquement noire voit le jour dès le début du XIXe siècle, que les jazzmen – initiés ou non – utiliseront pour défendre leur idée de la beauté noire (Duke Ellington), de l’afro-futurisme (Sun Ra) ou du mythe d’une Égypte noire afrocentriste (Free Jazz, AACM, mais aussi éthiopianiste [10] des premiers artistes du ragtime et du vaudeville).
Introduction de « Space is a Place » (1974), le manifeste afro-futuriste de Sun Ra
Profitant de sa découverte – c’est la première étude sur le sujet –, Raphaël Imbert offre au passage une petite leçon d’histoire musicologique : il n’y a pas de jazz maçonnique (contrairement à ce que beaucoup de jazzfans prétendent), pas de Flûte Enchantée du jazz. Chez ces initiés improvisateurs, on affiche sans vergogne son appartenance maçonnique, mais on s’interdit d’en faire un usage artistique, pour mieux souligner un secret communautaire que l’on doit préserver des appétits des autres « frères » blancs.
Cette absence ne doit en aucun cas nous empêcher d’étudier le sujet pour mieux en comprendre le caractère. Trop longtemps, la question du spirituel dans le jazz a été considérée comme anecdotique, à la marge d’une histoire pour des musicologues et des chercheurs qui ne voulaient aborder que le concret : la musique, la partition, l’écrit. Paradoxe encore que de vouloir ainsi étudier une musique de l’oralité. Le jazz ne se comprend finalement qu’à sa marge, comme le montre un texte de Jean Echenoz qui reste une des rares tentatives françaises pour comprendre la dimension spirituelle du jazz des années 1960, et l’incompréhension qu’elle suscite auprès des intellectuels français [11].
Jeu de Coltrane et « Je » du jazz
Jazz Supreme se conclut, comme il se doit, par une étude consacrée à John Coltrane. Le saxophoniste représente par excellence ce lien fait entre jazz et spirituel. Plus encore, John Coltrane est, selon Raphaël Imbert, le seul véritable mystique de l’histoire du jazz. Descendant d’une lignée de pasteurs méthodistes, passionné de philosophie et de religions orientales, il dit faire l’expérience de la rencontre avec Dieu en 1957, au moment où il cherche à se débarrasser de son addiction à la drogue. De cette expérience mystique, il tire une formidable énergie créatrice, qui débouche sur le monumental « A Love Supreme » en 1964 : un album mythique qui s’écoute mais se lit aussi, l’écriture musicale s’inspirant d’une poétique mystique.
John Coltrane en 1965 à Antibes jouant « A Love Supreme »
Raphaël Imbert compare le texte de Coltrane avec les grands poèmes mystiques des traditions chrétiennes, hébraïques ou musulmanes. Ce faisant, il donne à Coltrane une dimension culturelle différente de la vision musicologique habituelle, celle d’un artiste complet, original dans sa créativité mais parfaitement au fait des évolutions spirituelles de son temps. Comprendre Coltrane comme un artiste majeur de notre époque, toutes disciplines confondues, c’est prendre en compte la totalité de son inspiration et de son projet.
Pour éclairer l’œuvre coltranienne, Raphaël Imbert propose une analyse comparative d’un genre nouveau autour du thème récurrent « My Favorite Things ».
Le quartet de John Coltrane en Belgique en 1965 dans « My Favorite Things »
Plutôt que d’analyser chaque version selon ses différences et son évolution, Imbert repère un ensemble de motifs que Coltrane lui-même nommait « points de référence » et que le saxophoniste avait commencé à expérimenter avec Thelonious Monk. Ces « points de référence » donnent une structure évolutive à l’immense liberté que la musique de Coltrane inspire. Ce ne sont pas des outils d’arrangements, mais plutôt les éléments d’un exercice ludique dont les musiciens peuvent se servir comme ils l’entendent, selon une manière de faire que Raphaël Imbert conceptualise sous le nom de « subterfuge rituel ». Ainsi, la liberté naît de la structure du jeu improvisé – l’improvisation est jeu, spirituel par définition – et Coltrane devient ce croyant ludique et paradoxal — presque nietzschéen —de l’après-mort de Dieu :
C’est qu’à travers son œuvre, le mystique John Coltrane s’élève bien plutôt à un point d’où les frontières qui séparent l’art, la spiritualité et la vie s’abolissent d’elles-mêmes. Il met en œuvre un grand jeu, en somme, à travers lequel la vérité du désir, la liberté du geste, et la présence du monde se confondent enfin en un même élan, toujours à recommencer. (p. 252)
Le jazz est donc affaire de jeu, de transgression, de chausse-trappe, et l’on comprend alors pourquoi il demeure ainsi indéfinissable et insaisissable.
L’étude de Raphaël Imbert ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension d’un langage musical qui dépasse largement l’histoire de la musique. Le livre n’échappe pas à l’emphase que tout « premier livre » possède par essence. L’auteur touche à un sujet sensible et nouveau, et il le sait. Le lecteur sera sans doute d’abord attiré par le style personnel de l’auteur, puis peut-être un instant rebuté par l’ampleur du sujet. Mais l’auteur lui-même prévient que, si le livre n’a pas vocation à être exhaustif, il ambitionne d’être un outil de réflexion sur des sujets inédits mais incontournables, et chaque lecteur pourra à sa guise lire ce qui lui paraît personnellement important, dans la totalité de l’ouvrage ou sur une partie qui le touche plus intimement.
La recherche musicologique et scientifique pourrait aisément prendre en compte certaines des pistes que l’auteur propose. Plus encore, en terme de philosophie, de science politique, d’esthétique ou d’anthropologie religieuse, Jazz Supreme offre des objectifs de réflexion inédits pour tous ceux qui s’intéressent aux marges passionnantes de la musique de notre temps, mais aussi de la pensée occidentale.
Karol Beffa, « Le problème du jazz »,
La Vie des idées
, 8 avril 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Le-probleme-du-jazz
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[1] Christian Béthune, Adorno et le jazz. Analyse d’un déni esthétique, Klincksieck, 2003, ainsi que Le Jazz et l’Occident. Culture afro-américaine et philosophie, Klincksieck, 2008.
[2] Jean Jamin et Patrick Williams, Une anthropologie du jazz, CNRS éditions, 2010.
[3] Raphaël Imbert, autodidacte, est issu de l’univers du jazz et des musiques improvisées. Comme chercheur, son approche musicologique est fortement influencée par l’anthropologie.
[4] Raphaël Imbert a analysé en détail ce niveau d’incompréhension réciproque dans un article paru en 2011 dans L’Homme. Revue française d’anthropologie (n° 200) : « Jazz en vies. De l’exemplarité du fait spirituel et maçonnique chez les musiciens de jazz ».
[5] Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985.
[6] George Lewis « Improvised Music After 1950 : Afrological and Eurological Perspectives », Black Music Research Journal, n° 16, vol. 1, 1996.
[7] Saxophoniste et compositeur américain (1920-1955), surnommé « Bird » ou « Yardbird », il est l’un des inventeurs, avec Dizzy Gillespie et Thelonious Monk, du nouveau langage du jazz d’après-guerre, appelé « be-bop ». Il en est surtout le virtuose le plus accompli et le plus saisissant, restant toujours actuellement une figure mythique du jazzman à l’instar de Louis Armstrong ou John Coltrane.
[8] Compositeur, poète et plasticien américain (1912-1992), élève d’Arnold Schönberg et Henry Cowell, il développe rapidement une philosophie musicale originale, influencée par Henry David Thoreau et les religions extrême-orientales. Son œuvre la plus connue, 4’33’’, met en scène le pianiste interprète de l’œuvre qui joue « en silence » et laisse les sons environnants intervenir dans l’acte musical. De Merce Cunningham à Yoko Ono, John Cage eut une influence capitale du monde de l’art contemporain dans son ensemble.
[9] Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Kargo-L’Éclat, 2003. Saluons au passage le travail des éditions de l’Éclat qui, de Gilroy à Imbert, en passant par Daniel Caux et les entretiens de John Coltrane, mettent en avant une réflexion contemporaine sur l’afro-américanité et sa culture.
[10] L’éthiopianisme est un mouvement intellectuel et politique qui, depuis le XVIIIe siècle, tente de démontrer la sacralité et la primauté de l’Éthiopie comme Terre-Mère de la diaspora africaine, sur la base des textes religieux bibliques et d’une mythologie centrée sur l’africanité des origines de la civilisation. Il peut être considéré comme la racine de mouvements modernes autant politiques (Marcus Garvey et l’afrocentrisme contemporain) que cultuels (rastafarisme en particulier), qui ont tous eu une interaction importante avec les mouvements musicaux de leur époque. Lire à ce sujet l’article de Raphaël Imbert, « Masonic Inborn », Cahiers d’études africaines 4/2014 (n° 216), p. 999-1026. URL : www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2014-4-page-999.htm
[11] Jean Echenoz, « Note sur le Jazz mystique », Jazz Hot, n°280, 1972.