Recensé : Rémi Lefebvre, Les Primaires socialistes. La fin du parti militant, Paris, Liber, 2011. 174 p., 8 €.
L’excellent petit livre (176 pages) de Rémi Lefebvre est d’une actualité brûlante et se lit d’une traite. Ses qualités en font néanmoins plus qu’une lecture de saison dont l’intérêt principal résiderait dans la mise en perspective historique des primaires socialistes tant attendues. L’auteur interroge l’engouement des socialistes français – et au-delà dans les pays et partis qui les expérimentent depuis quelques années – pour une procédure de désignation qui enlève au parti et à ses militants une de leurs prérogatives les plus importantes, la désignation du candidat à l’élection présidentielle. En replaçant les modalités de la compétition de cet automne dans leur contexte (culturel, politique, stratégique, organisationnel), l’auteur démontre la contingence d’une réforme présentée comme allant de soi, en phase avec la demande sociale et démocratique.
Une réponse à la crise interne du parti socialiste
Le chapitre 1 revient sur l’histoire de la désignation du candidat socialiste entre 1965 et 2007 et souligne l’émergence, depuis les années 1990, d’une légitimité d’opinion qui tranche avec la culture partisane et dénote l’acceptation progressive de la logique de la présidentialisation par le parti. Même si l’idée d’une primaire avait été adoptée dans les statuts dès 1978, Michel Rocard préféra respecter la logique de l’organisation et soutenir François Mitterrand plutôt que d’encourir le risque d’une défaite. Ce n’est que lorsque les courants eurent perdu leur force intellectuelle et idéologique, une dizaine d’années plus tard, qu’ils devinrent essentiellement des écuries de prétendants. À l’inverse, l’influence de l’opinion a joué un rôle de plus en plus prépondérant. Les partis européens traversent une crise de confiance qui les conduit à chercher dans l’ouverture à leurs adhérents de leurs processus de décision une nouvelle source de légitimité. En ceci, les socialistes sont loin d’être uniques. En 1995 et en 2006, le « sélectorat » a été progressivement élargi : des élites aux adhérents, tout d’abord, puis à une base adhérente plus large encore, par le recrutement de plusieurs milliers de membres grâce à un tarif attractif en 2006. Cette année marqua d’ailleurs un tournant historique puisque, pour la première fois, la popularité sondagière s’imposa contre les logiques d’appareil et que la « virginité » relative de Ségolène Royal en termes de responsabilité partisane lui permit de revendiquer sa modernité et son ouverture, contre l’archaïsme des « éléphants » et des courants. Par ailleurs, le parti préférait alors chercher une femme providentielle (comme en 1995 avec Jacques Delors et dans les premiers mois de 2011 avec Dominique Strauss-Kahn) plutôt que de se confronter à sa relative sclérose. En quelques mois, cependant, les effectifs se rétractèrent, révélant l’incapacité, voire le refus, d’intégrer les adhérents à 20 euros, susceptibles de perturber les équilibres internes.
Dans un deuxième temps, le livre explore la thèse de l’importation de modèle par des entrepreneurs politiques, dont le think tank Terra Nova, et par une pression médiatique poussant le parti à une fuite en avant de « modernisation ». Des logiques structurelles (la clôture sociologique de l’organisation, sa transformation organisationnelle, l’étroitesse de la base militante et les échecs des tentatives de modernisation) se sont combinées à une logique de situation liée à l’échec à la présidentielle de 2007, et à l’interprétation de cette défaite en termes de crise de l’organisation. L’élection controversée de Martine Aubry à la tête du parti au congrès de Reims en 2008 a contribué à délégitimer les procédures internes. Le débat sur la primaire a donc été structuré par une opposition entre « jeunes loups » (dépourvus pour certains du soutien d’un courant) et vieux militants ancrés dans l’histoire et les réseaux. Il a également été marqué par l’engagement des médias proches du parti. Une fois le principe adopté, restait à définir la pratique : la règle ne fait pas le jeu, et les décisions sur le processus ont été prises sous l’œil vigilant des médias. Ceux-ci ont attisé, avec une gourmandise non déguisée, les jeux de concurrences. Au delà du peu d’enthousiasme des militants à adopter la réforme (en dépit de résultats positifs, le taux de participation aux deux référendums fut finalement décevant), on relèvera la prééminence des choix tactiques, dont celui du calendrier et des règles de la compétition. Or ces choix pratiques contribuent à limiter fortement la portée délibérative et démocratique de la réforme. Au lieu de primaires longues et argumentées, comme le voulaient ses concepteurs, le processus adopté est court et strictement encadré : le travail de renouveau idéologique passe au second plan.
Un effacement du parti au profit des sondages ?
Rémi Lefebvre explore ensuite les implications de cette innovation procédurale sur les frontières partisanes. En effet, même si les rapports de force internes à l’organisation continuent à encadrer l’offre de candidature, le système choisi limite le poids du parti et augmente celui des sondages. La médiatisation affecte la dynamique du jeu partisan. Elle favorise la personnalisation et le jeu individuel. Alors que les primaires devaient apaiser les conflits, ceux-ci sont exacerbés par la mise en scène médiatique de matchs successifs. Les courants sont affaiblis, mais la culture pluraliste subsiste et légitime l’expression des divergences : on assiste ainsi à un relâchement de la discipline partisane et de l’esprit de parti, que la faiblesse du leadership ne permet pas d’enrayer. De manière surprenante, les socialistes sont les premiers artisans de la déconsidération du parti, transformé en feuilleton de série B par leur avidité à être personnellement vus et le souci constant des journalistes de compter comme coup chaque affirmation de différence et de nuance. Il est également fascinant de découvrir à quel point les services de communication font preuve d’amateurisme : les services de presse se contentent de l’organisation logistique des relations avec les journalistes ; les élites partisanes livrent elles-mêmes les nouvelles croustillantes, organisant les fuites au point qu’il faut installer des brouilleurs de téléphone à Solferino. Du coup, on ne distingue plus coulisse et avant scène. Les débats internes n’ont plus de sens, car ce qui compte est ce qui se passe dans les médias ; ils deviennent, par conséquent, des lieux vides. L’important est l’indice de popularité de chaque candidat.
Il est difficile de ne pas comparer l’affaissement de la discipline et de la loyauté partisane au profit des stratégies personnelles avec la reprise en main spectaculaire de son parti par Tony Blair en 1994. Si le New Labour a fini par être critiqué pour le contrôle obsessif de son image (et peut être considéré comme partiellement responsable du cynisme des journalistes britanniques, avides de trouver la faille dans l’armure médiatique), la prise en main de la communication a été une étape cruciale dans la conquête réussie du pouvoir. Au parti socialiste, ce n’est pas la centralisation excessive de toute communication qui est source de méfiance et de malaise, mais bien l’inverse. Il n’y a plus de huis clos ou de secret, les stratégies sont avant tout personnelles. Enfin, les primaires ne feront pas davantage intervenir les électeurs dans la sélection, explique Lefebvre, car celle-ci est strictement gérée par les élites et par dessus tout façonnée par les sondages.
Le dernier chapitre considère « l’effacement du parti », c’est-à-dire le déclin militant et idéologique d’une organisation au sein de laquelle la logique de différentiation personnelle dévalue désormais les ressources militantes. Depuis 1993, les critiques relatives à l’excessive professionnalisation des cadres, au poids excessifs des élus, à l’appauvrissement de la base militante, n’ont finalement pas abouti à des réformes satisfaisantes : les élus locaux ont encouragé des pratiques malthusiennes en matière d’adhésions, les élites gardant le contrôle des primaires (du calendrier, aux modalités pratiques et aux candidats eux-mêmes), et la base sociologique du parti est restée très étroite. Les socialistes, regrette Lefebvre, se sont convaincus que le parti était dépassé et qu’on pouvait s’en passer, en le contournant pour faire appel directement aux logiques d’opinion comme source de légitimité. Selon l’auteur, les primaires correspondent également à l’acceptation, à l’intérieur du parti, d’une vision radicalement différente de l’engagement politique de celle qui avait prévalu jusqu’alors. Loin du militant dévoué au collectif, les modes d’engagement politique tenus pour normaux sont désormais distanciés, pragmatiques et ponctuels. Ce nouveau modèle s’inspirerait d’ailleurs des sciences sociales, qui servent ainsi à justifier l’incapacité à élargir la base ou l’abandon de la vocation à défendre les catégories populaires, devenues politiquement minoritaires et donc négligeables, bien qu’elles soient encore socialement majoritaires. Enfin, les primaires mettent en cause la fonction programmatique et idéologique du parti, car elles déconnectent le choix du candidat de celui du projet.
Densément écrit, complété de notes prises sur le vif et d’encadrés utiles, le livre de Rémi Lefebvre démonte de manière convaincante le mythe de la légitimité démocratique des primaires et celui de la « modernisation » du parti. Malgré les discours, les logiques d’appareils ne disparaissent pas et les sondages deviennent des éléments clés dans un environnement qui favorise la personnalisation et les conflits personnels. Loin de contribuer à résoudre la crise du militantisme et de l’engagement, cette procédure pourrait se révéler une étape de plus dans l’affaiblissement de l’organisation partisane et de son ancrage social. Enfin, Lefebvre invite à réfléchir aux effets inattendus des analyses proposées par les politistes qui, en diagnostiquant l’émergence de formes d’engagement politique « à la carte », contribuent à les faire advenir et convainquent les partis de répondre à (voire d’anticiper) ces attentes.
L’ouvrage, rédigé avant les primaires elles-mêmes, semblera peut être excessivement pessimiste a posteriori. Les socialistes ont en effet obtenu en partie ce qu’ils cherchaient, c’est-à-dire une audience et la focalisation médiatique sur leurs candidats. Les deux premiers débats ont permis l’exposition et la discussion du projet socialiste ; les discussions ont montré l’existence d’une complicité militante en même temps que des divergences, et souligné la possibilité d’un débat pluraliste mais courtois ; en respectant malgré tout une certaine discipline partisane, les candidats se sont affirmés comme personnalités tout en posant les jalons de la future campagne présidentielle, quel que soit le candidat. Si la personnalisation liée à l’influence indue des sondages est confirmée, en revanche l’incapacité du parti à mobiliser l’électorat de gauche que craint Lefebvre n’est pas encore avérée. Néanmoins, l’auteur pose clairement la question de l’avenir du parti : à quoi sert-il d’adhérer si l’on ne veut pas faire carrière ?