Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, coll. « Mondes vécus », 2012, 628 pp.
Serge Audier s’est imposé comme un des plus importants généalogistes politiques français. Sa méthode est simple : elle consiste à prendre une idée ou un concept et à étudier sa cohérence philosophique, ses origines, et les réseaux qui l’entourent. Soit le concept qu’il choisit est défini historiquement – c’était le cas de son travail sur le socialisme libéral, le « solidarisme » et le républicanisme français [1] ; soit il définit lui-même un thème général – comme dans son ouvrage La Pensée anti-68 (2008), dans lequel il a voulu rassembler un large éventail de discours politiques contemporains français et montrer à quel point ils ont été structurés autour d’un rejet de 1968 [2]. Quel que soit le concept choisi, ses ouvrages reposent généralement sur un dépouillement minutieux des archives et portent une attention particulière aux diverses significations d’un concept, l’objectif étant de démêler mythe et réalité.
Cette méthode est largement mise à contribution dans son nouvel ouvrage, Néolibéralisme(s) : une archéologie intellectuelle. À partir de travaux précédents sur le Colloque Walter Lippmann, Audier entreprend une remise en question systématique d’un ensemble d’idées reçues sur la définition du néo-libéralisme et sur ses origines [3]. Il se concentre principalement sur la période 1930-60 et sur les relations entre un certain nombre de figures clés du (néo-)libéralisme du milieu du XXe siècle, dont les plus connues sont Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Wilhelm Röpke, Raymond Aron et Milton Friedman. Au-delà de ces acteurs reconnus, il contribue aussi à faire connaître tout un ensemble de philosophes, d’économistes, d’intellectuels et de théoriciens politiques qui gravitaient autour du Colloque Walter Lippmann dans les années 1930 et la Société du Mont Pèlerin après la Deuxième guerre mondiale.
À la recherche du néo-libéralisme
C’est ici qu’Audier se montre le plus brillant. Hormis une tendance à multiplier les mini-biographies, les deux longs chapitres qu’il consacre aux réseaux qui liaient ces acteurs principaux du libéralisme démontrent avec clarté le morcellement du libéralisme européen et américain face aux grandes tragédies de l’époque. Certains furent tentés par l’autoritarisme, qui se présente d’abord sous la forme du fascisme, puis de la dictature militaire d’un Pinochet, tandis que d’autres se mirent en quête d’une « révolution libérale » en dénonçant le New Deal de Roosevelt ou le keynésianisme de l’après-guerre. Alors même que le néo-libéralisme triomphe dans les années 1970, ses principaux protagonistes ne parviennent toujours pas à s’entendre : faut-il préconiser une restauration conservatrice ou un individualisme fondé sur le marché ? La célébration de l’État minimal dans les années 80 séduit, mais ni Thatcher, ni Reagan ne parviennent véritablement à « faire reculer les frontières de l’État », pour reprendre la fameuse phrase du premier ministre britannique. Ainsi, l’âge d’or du néo-libéralisme apparaît tout aussi confus que ses débuts hésitants dans les années 1930.
À suivre Audier, il est donc absurde de prétendre qu’une idéologie néfaste, bien-définie et se nommant « néo-libéralisme » s’est révélée dans les années 1930 pour finalement s’épanouir dans les années 1970. Cette logique erronée aurait pénétré les écrits, entre autres, de Serge Halimi, Noam Chomsky, François Denord et tout particulièrement Pierre Dardot et Christian Laval. Ils sont accusés de simplifier grossièrement le concept de « néo-libéralisme », et de construire une téléologie douteuse reliant le Colloque Walter Lippmann à la crise financière de 2007-2008 en passant par le néo-impérialisme américain et le démantèlement de « l’Europe sociale ». L’instrumentalisation par ces auteurs du terme néo-libéral aurait conduit à un amas de falsifications, de simplifications et de déformations chronologiques qui ignorent la complexité de l’engagement « libéral » au XXe siècle. Ainsi, il est faux de considérer l’œuvre d’un Hayek ou d’un Aron simplement comme une boîte à outils idéologique nécessaire au néo-libéralisme et il est dangereux de faire des amalgames entre la Société du Mont Pèlerin et la montée du capitalisme « sauvage » au XXIe siècle.
On comprend mieux cette frustration à l’égard de ces critiques du néo-libéralisme si on les situe au sein de la politique française contemporaine. Comme de nombreux historiens l’ont souligné, la France a résisté farouchement au libéralisme tout au long du XXe siècle [4]. Même le renouveau français du néo-libéralisme à partir de la fin des années 1970 a été sévèrement contraint par l’héritage gaulliste et la pérennité du marxisme. Les auteurs visés par Audier ont profité de cette situation en prolongeant une critique du libéralisme qui est depuis longtemps un élément essentiel de la pensée politique française contemporaine. Utilisant Bourdieu, Foucault ou le mouvement altermondialiste comme alibis intellectuels, ils traquent les éléments « honteux » de l’histoire du néo-libéralisme et trouvent un écho favorable, tout particulièrement auprès d’un secteur public français, qui est connu pour son hostilité envers l’emprise du « libéralisme anglo-saxon ». Dans ce contexte, on saisit mieux l’importance du récit nuancé d’Audier. Il montre sans aucun doute que l’histoire du « néo-libéralisme » n’a rien de linéaire et que ses idéologues n’étaient pas tous – loin de là ! – des chantres de l’inégalité socio-économique.
Vers une histoire du néo-libéralisme ?
On apprécie donc cette remise à plat mais cela ne suffit pas à reconstruire tout le sens de ce terme hautement politisé de « néo-libéralisme ». En effet, bien qu’Audier ait raison de rejeter les théories marxisantes qui foisonnent au sujet du néo-libéralisme, est-il bien nécessaire de rejeter également toutes les questions conceptuelles soulevées par ses critiques ? C’est ce qui convainc le moins dans Néolibéralisme(s), en particulier pour l’historien qui cherche à comprendre la diffusion des idées prétendument néo-libérales à partir des années 1970. La notion de « rationalité » néo-libérale, par exemple, est écartée par Audier sous prétexte qu’elle fait écran à l’histoire complexe du néo-libéralisme au XXe siècle. Certes ; mais cette notion ne signifie pas automatiquement une « hégémonie » souterraine ou foucaldienne. Elle se situe aussi dans l’histoire. En Europe, elle voit le jour au moment où le consensus démocrate chrétien s’essouffle après la Deuxième guerre mondiale et elle est alimentée par les mouvements sociaux des années 1960 et la pensée anti-totalitaire qui s’impose en Europe [5]. On pourrait même voir dans cette nouvelle « rationalité » le retour d’une « classe marchande », dont la Crise des années 1930 avait brisé la légitimité, mais qui trouve son second souffle au moment où l’État technocratique de l’après-guerre rencontre de nouvelles résistances dans les années 1970 [6]. C’est cette nouvelle génération, assemblage curieux d’ex-soixante-huitards individualistes, d’hommes politiques brillants et de gourous des affaires, qui adopte le néo-libéralisme avec enthousiasme et le transforme en philosophie politique mondiale.
Tout comme les accusateurs contemporains du néo-libéralisme sur lesquels Audier déchaine sa colère, cette génération déforme ou comprend mal le néo-libéralisme. Cela n’invalide cependant pas leur lecture. Au contraire, ces erreurs d’interprétation font partie de l’archéologie du néo-libéralisme tout autant que les différences d’opinion entre ses pères fondateurs. En insistant sur son volet purement philosophique et doctrinal, Audier néglige le rôle joué par l’hostilité globale envers les « Trente Glorieuses » étatiste dans la renaissance néo-libérale des années 1970 en Europe et aux États-Unis. Afin de mieux comprendre la « tentation néo-libérale » de cette décennie il aurait fallu accorder plus d’importance à l’impact des idées de Hayek ou Friedman. Cela aurait permis de montrer que, malgré leur diversité, la grande majorité des « néo-libéraux » partageait un scepticisme réel vis-à-vis de l’État et une grande hostilité envers le communisme, qui ont largement contribué à leur succès.
Il me semble en outre qu’Audier s’intéresse trop peu à certains des concepts clés qui ont fini par dominer notre vision du néo-libéralisme. L’idée de « marché », qui – quoi qu’on en pense – est devenue un des attributs les plus marquants du néo-libéralisme, en est une bonne illustration. Audier souligne très justement qu’un grand nombre parmi ceux qui furent plus tard étiquetés comme néo-libéraux se montrait en réalité extrêmement hostile à un marché réduit à une « main invisible » auto-régulatrice. Cette vision du « marché » est, toutefois, devenue la cause célèbre de toute une génération de décideurs, d’universitaires et d’hommes politiques américains dans les années 1980 et 1990. Pour comprendre cela, il faut suivre une méthode comme celle de l’historien Daniel Rodgers, qui décrit la circulation des idées au-delà du cercle limité de la Société du Mont Pèlerin [7]. On voit alors que le « marché » néo-libéral n’est pas uniquement l’invention de la polémique anti-libérale au XXIe siècle ; il a également contribué à la reconceptualisation des relations sociales et économiques de toute une génération d’élites européennes et américaines au cours des dernières décennies du XXe siècle.
Malgré ses prétentions, cet ouvrage se définit donc plus comme une dissection méticuleuse de la vie d’un petit groupe de libéraux du milieu du XXe siècle que comme une analyse historique du néo-libéralisme. Audier dépeint avec brio les désaccords passionnés entre les plus grands esprits libéraux d’Europe et d’Amérique. Il étudie avec nuance les réseaux qui les ont rapprochés. Il offre même une large synthèse des recherches contemporaines sur le libéralisme, avec une bibliographie en plusieurs langues. Cependant, à mesure que le récit aborde les années 1970 – c’est à dire le moment où le courant néo-libéral devient dominant – il est dépassé par son sujet. L’auteur décrit les relations quelquefois étroites entre néo-libéralisme, néo-conservatisme et théo-conservatisme religieux, mais cela ne suffit pas pour déchiffrer la transformation d’une idéologie néo-libérale jusqu’alors fragmentée. On a du mal à comprendre comment celle-ci est parvenue à constituer une idéologie cohérente et pourquoi ses principes et ses hypothèses ont attiré autant d’acteurs influents à la fin du XXe siècle. L’analyse stimulante d’Audier représente alors plutôt une « préhistoire » du néo-libéralisme qu’une « archéologie ». Une histoire complète du néo-libéralisme reste à écrire.
Traduit de l’anglais par Emilie Frenkiel.
Pour citer cet article :
Emile Chabal, « Le néo-libéralisme introuvable ? »,
La Vie des idées
, 4 juillet 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Le-neo-liberalisme-introuvable
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