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Le maître et l’animal

À propos de : Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé. Essais d’ethnologie amazonienne, Presses universitaires du Midi


par Camille Chamois , le 5 juin


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Les sociétés amazoniennes ont longtemps été considérées comme des sociétés égalitaires aux relations symétriques. Carlos Fausto montre que les relations asymétriques du type maître-animal apprivoisé sont pourtant au cœur de la théorie politique locale.

L’Amazonie a toujours été plus qu’un simple secteur local de l’ethnologie : du structuralisme de Claude Lévi-Strauss à l’animisme de Philippe Descola, en passant par l’anarchisme de Pierre Clastres et le perspectivisme d’Eduardo Viveiros de Castro, la région a fourni à l’anthropologie une partie considérable de ses méta-modèles théoriques. Et si on ajoute que, depuis Montaigne et Jean de Léry, c’est toute la représentation occidentale des « sauvages » (dans leur différence avec les « barbares » et les « civilisées ») qui est conditionnée par notre représentation des sociétés amérindiennes, on comprend également que les ouvrages qui transforment notre connaissance de la région, si techniques soient-ils, doivent être lus avec une attention particulière. C’est le cas pour Le jaguar apprivoisé, de Carlos Fausto : professeur d’anthropologie au Musée national de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, Fausto a mené à la fin des années 1980 des enquêtes ethnographiques sur les Parakanã, un groupe de langue tupi du sud-est de l’Amazonie, et sur les Kuikuro, dans le Haut Xingu, depuis les années 2000. Le jaguar apprivoisé est un recueil de six articles, regroupés en deux parties : la première (« Sur la trace des jaguars », p. 33-158) définit l’apprivoisement comme le schème relationnel fondamental des sociétés amazoniennes ; la seconde (« Plus ça change… », p. 159-262) retrace les processus de transformation subis par ces sociétés au contact des non-Amérindiens – jusqu’aux projets cinématographiques des membres du Collectif Kuikuro de Cinéma [1].

« Apprivoiser » et « adopter » les animaux sauvages

Dans toute l’aire amazonienne (à quelques exceptions près), on interdit la mise à mort et la consommation des petits du gibier tué à la chasse. Ainsi, chez les Parakanã, il est courant de conserver les petits des proies animales que l’on chasse (p. 47-49) : le petit animal est souvent donné à l’épouse du chasseur qui se charge d’allaiter les mammifères ou de donner la becquée aux oisillons. On utilise alors souvent le même terme pour désigner le fait de « nourrir » quelqu’un et le fait de l’« apprivoiser » : c’est dire à quel point la commensalité (le fait de partager de la nourriture avec les autres) est pensée comme un vecteur de socialisation fondamental [2].

L’animal captif est alors totalement différencié de sa version sauvage : il porte parfois un nom différent de celui de son espèce d’origine et est considéré comme un membre à part entière du groupe, au même titre que les autres humains capturés dans les ethnies voisines. L’analyse de Fausto prend sa source dans ce type d’interaction qu’elle cherche à qualifier de façon adéquate. C’est le schème de l’« adoption » qui est alors mobilisé pour la décrire. D’un côté, les animaux apprivoisés ne sont pas exactement des animaux « de compagnie » au sens où on l’entend d’habitude en Occident (pour caractériser les chats et les chiens domestiques, par exemple, dont la reproduction est contrôlée et qui ont co-évolué avec les humains)). Ils sont plutôt pensés sur le modèle des « orphelins » qu’on adopte : c’est pourquoi Fausto choisit un terme qu’on traduit en anglais par « wild pet » et en français par « animal familier ». De l’autre côté, les humains ne sont pas non plus considérés comme les « propriétaires » des animaux en question, selon là encore un sens courant en Occident pour désigner le rapport aux animaux domestiques ; Fausto utilise un terme qu’on peut éventuellement traduire par « master » en anglais et par « maître » en français. Si ce schème maître-fils adoptif avait été identifié par Philippe Erikson puis par Philippe Descola, il n’avait jamais été considéré comme aussi fondamental dans la sociologie ou la cosmologie amazonienne (p. 43-44) [3]. La plupart du temps, en effet, c’est le schème de la « prédation », et non celui de l’« adoption », qui est mis en avant : des phénomènes comme la chasse aux têtes réduites jivaros (tsantsa), l’anthropophagie rituelle ou l’état de guerre endémique dans la région ont depuis longtemps focalisé l’attention sur le caractère prédateur ou belliqueux de ces sociétés. Fausto déplace la focale d’analyse : l’apprivoisement n’est pas un effet collatéral, secondaire ou contingent d’un processus de prédation qui serait, lui, central et fondamental ; au contraire, il faut plutôt envisager l’apprivoisement comme le processus fondamental de relation à l’extériorité, processus dont la prédation n’est en quelque sorte que la première étape.

La « maîtrise/possession » comme structure politique

Une fois identifié ce couple maître-fils adoptif, Fausto montre qu’il ne se limite pas à l’activité cynégétique de capture des animaux sauvages, mais qu’il est également mobilisé dans toutes sortes d’autres contextes : selon l’anthropologue brésilien, il s’agit en fait du schème fondamental, ou de la méta-relation, qui sert à coder la plupart des autres relations qui structurent la vie politique locale. Ainsi, la relation entre le meurtrier et sa victime, celle qui unit le chaman et ses esprits ou encore celle qui lie les peuples amazoniens à certaines grandes figures de la colonisation sont également codées dans les mêmes termes. L’anthropologue n’a ainsi aucun mal à montrer que ce schème est évoqué, sans toujours être thématisé en tant que tel, dans toute une série d’ethnographies récentes de la région – qu’il s’agisse des travaux d’Oiara Bonilla, d’Eduardo Kohn ou d’Alexandre Surrallès (p. 148-149). Typiquement, Fausto montre que le modèle de « familiarisation » qu’il propose est heuristique pour décrire dans quelle mesure l’expérience coloniale a progressivement marginalisé le cannibalisme et la prédation dans la région (p. 188-189). C’est là le cœur de l’argument ethnologique avancé dans l’ouvrage : nous avons traditionnellement pensé l’Amazonie comme un regroupement de sociétés très égalitaires, où les relations étaient largement symétriques (p. 121). Mais c’est là une idée fausse. Certes, le concept de « propriété », au sens de la propriété juridique des biens matériels, joue un rôle mineur dans la région : on ne pense donc pas l’asymétrie relationnelle sur le mode de la possession – selon le modèle « cette terre est à moi, car je l’ai travaillée [4] ». Mais, comme l’avait bien montré Anthony Seeger, cela ne signifie pas qu’il n’existe aucune asymétrie relationnelle en Amazonie ; cela signifie simplement que nous n’avons pas encore trouvé la théorie amazonienne de l’asymétrie relationnelle. C’est désormais chose faite, selon Fausto, grâce au modèle « maîtrise-possession » et à la théorie de la « prédation familiarisante » qui l’encadre. Comme le résume clairement Emmanuel de Vienne :

Si […] l’article de Seeger, da Matta et Viveiros de Castro (1979) montrait une sociologie amazonienne fondamentalement axée sur la production des personnes et non des biens, il manquait un pas en avant pour comprendre leur politique. […] La maîtrise/possession a fait entrer l’Amazonie dans le dictionnaire mondial des idées politiques, comme le perspectivisme l’a fait entrer dans celui de la métaphysique. (p. 12) [5].

Des ontologies aux schèmes relationnels

Parakanã no Igarapé Bom Jardim/TI Apiterewa. Foto: Carlos Fausto, 1988.

La « filiation adoptive » analysée par Fausto désigne donc un « schème relationnel » qui s’applique à une diversité d’êtres – au rapport parent-enfant, au rapport guerrier-captif, au rapport chef-suiveur, au rapport chamane-esprit auxiliaire, à la possession de certains biens matériels ou immatériels, etc. (p. 127-128). Or, tout l’enjeu aujourd’hui consiste à ne pas rabattre cette analyse sur des motifs désormais connus du discours anthropologique. En effet, la thèse implicite sous-jacente au texte de Fausto est que les schèmes relationnels sont indépendants des catégories ontologiques des êtres qu’ils relient, et s’appliquent aussi bien aux humains qu’aux non-humains – animaux, esprits ou objets manufacturés – et ce, quelles que soient par ailleurs les qualités qu’on leur prête. Cette idée avait déjà été formulée par Pierre Déléage, lorsqu’il affirmait que « la notion de maître définit plus une relation entre deux termes – le maître et sa “possession” – qu’une catégorie ontologique [6] ». Carlos Fausto suit cette intuition en affirmant lui aussi que, pour comprendre ce dont il est question, « il est nécessaire de s’écarter d’une focalisation sur la catégorie ontologique au profit de la relation qu’elle implique » (p. 126). Mais les conséquences d’une telle affirmation doivent être prises au sérieux. En effet, l’anthropologie contemporaine a été fortement marquée par l’idée d’une pluralité d’« ontologies » ou de « métaphysiques » incommensurables, dont il s’agit de reconstituer et d’exposer la cohérence interne. La quadripartition animisme / naturalisme / analogisme / totémisme proposée par Philippe Descola a joué un rôle indéniable dans cette orientation théorique. Un des axes de comparaison fondamentaux consiste alors à étudier l’extension avec laquelle on attribue une catégorie d’« âme », d’« intentionnalité » ou d’« intériorité » aux animaux, aux végétaux ou aux objets inertes. La catégorie d’« animisme » joue désormais un rôle important en structurant une partie des débats historiques et philosophiques [7] et, plus largement, en polarisant la scène intellectuelle et les enjeux écologistes et décoloniaux [8]. Or, ce que montre l’analyse de Fausto, c’est que la question ontologique (le fait d’attribuer une âme à un animal ou un objet) et la question relationnelle (le fait de protéger ou au contraire de dévorer un animal ou un objet) ne se recoupent pas : les schèmes relationnels sont indépendants des ontologies qu’ils traversent et doivent être étudiés pour eux-mêmes.

En un sens, cette thèse n’est pas nouvelle : Descola reconnaît lui-même qu’il existe un animisme prédateur, un animisme réciproque et un animisme donateur [9] ; mais elle a été en quelque sorte recouverte par les questions métaphysiques qui ont constitué le cœur du « tournant ontologique de l’anthropologie [10] ». Or, cette idée n’ouvrirait-elle pas un programme de recherche comparatiste tout aussi fécond que le programme ontologique ? Bernard Lahire a récemment montré que les « tendances à la compétition » étaient très inégalement réparties chez les élèves françaises en fonction de leurs classes socio-culturelles [11] ; et Muriel Darmon a clairement synthétisé les modalités d’inculcation d’habitus agonistiques et d’exercices de l’autorité [12]. La théorie de la « filiation adoptive » de Carlos Fausto s’inscrit dans l’analyse des modalités d’acquisition, de stabilisation et de transformation de ces schèmes relationnels. On peut donc légitimement se demander s’il n’y a pas là un nouveau programme d’analyse interdisciplinaire susceptible de renouveler certaines des préoccupations les plus actuelles des sciences humaines et sociales.

Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé. Essais d’ethnologie amazonienne, trad. Emmanuel de Vienne et Aurore Monod Becquelin, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2024, 309 p., 25 €.

par Camille Chamois, le 5 juin

Aller plus loin

 CHAMOIS Camille et Didier DEBAISE (éd.), Perspectivismes métaphysiques, Paris, Vrin, 2023.
 CHAMOIS Camille, Quentin DELUERMOZ et Hervé MAZUREL, « Sensibilités  : entre histoire et anthropologie », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 247-248, Éditions de l’EHESS, 2023, p. 5-40.
 DARMON Muriel, La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2016.
 DELEAGE Pierre, Le chant de l’anaconda. L’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie occidentale), Nanterre, Société d’ethnologie, 2009.
 DESCOLA Philippe (éd.), Les Natures en question, Paris, Odile Jacob, 2018.
 DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
 ERIKSON Philippe, « De l’apprivoisement à l’approvisionnement  : chasse, alliance et familiarisation en Amazonie amérindienne », Techniques & Culture, no 9, 1987, p. 105-140.
 LAHIRE Bernard (éd.), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil, 2019.
 OUASSAK Fatima, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, Paris, La Découverte, 2023.
 OUASSAK Fatima, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2020.
 SEEGER Anthony, Roberto DA MATTA et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, « A construção da pessoa nas sociedades indígenas brasileiras », Boletim do Museu Nacional, vol. 32, 1979, p. 2-19.
 DE VIENNE Emmanuel et Chloé NAHUM-CLAUDEL, « Anthropologie et diplomatie », Terrain, no 73, 2020, p. 4-25.
 VILAÇA Aparecida, Paletó et moi. Souvenirs de mon père indigène, Diniz Galhos (trad.), Marchialy, Paris, 2023.

Pour citer cet article :

Camille Chamois, « Le maître et l’animal », La Vie des idées , 5 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Le-maitre-et-l-animal

Nota bene :

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Notes

[1Voir par exemple : Takumã Kuikuro, «  Kagaiha Atipügü  » (Peau de Blanc), 2012. https://vimeo.com/88071174

[2Pour un exemple similaire, voir le témoignage d’Aparecida Vilaça qui fut reconnue comme une wari’ à part entière le jour où elle osa manger des larves gongos. A. Vilaça, Paletó et moi. Souvenirs de mon père indigène, D. Galhos (trad.), Marchialy, Paris, 2023, p. 39.

[3P. Erikson, «  De l’apprivoisement à l’approvisionnement  : chasse, alliance et familiarisation en Amazonie amérindienne  », Techniques & Culture, no 9, 1987, p. 105-140.

[4Sur la discussion de la théorie lockienne de la propriété, voir : p. 131 et suivantes.

[5A. Seeger, R. da Matta et E. Viveiros de Castro, «  A construção da pessoa nas sociedades indígenas brasileiras  », Boletim do Museu Nacional, vol. 32, 1979, p. 2-19. Pour une étude de cette question dans le champ métaphysique, voir : C. Chamois et D. Debaise (éd.), Perspectivismes métaphysiques, Paris, Vrin, 2023.

[6P. Déléage, Le chant de l’anaconda. L’apprentissage du chamanisme chez les Sharanahua (Amazonie occidentale), Nanterre, Société d’ethnologie, 2009, p. 119.

[7P. Descola (éd.), Les Natures en question, Paris, Odile Jacob, 2018  ; C. Chamois, Q. Deluermoz et H. Mazurel, «  Sensibilités  : entre histoire et anthropologie  », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 247-248, 2023, p. 5-40.

[8Pour une discussion de ce point (en l’occurrence, en dialogue avec Daiara Tukano), voir : F. Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, Paris, La Découverte, 2023, p. 14  ; F. Ouassak, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2020, p. 213-214.

[9P. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 459-496. Fausto cite explicitement ce passage (p. 79).

[10Pour un argument proche, voir : E. de Vienne et C. Nahum-Claudel, «  Anthropologie et diplomatie  », Terrain, no 73, 2020, p. 12-14 notamment.

[11B. Lahire (éd.), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil, 2019, p. 929-930.

[12M. Darmon, La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2016, p. 34-36.

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