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Dans Sexe, genre et sexualités, Elsa Dorlin ne reprend pas seulement quarante ans de théories féministes à partir de l’articulation des trois notions de sexe, genre et sexualité ; elle ramène ces catégories à des pratiques inséparables d’un contexte de domination.

Recensé : Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Puf, Philosophies, 2008, 160 p., 12€.

En faisant de l’articulation entre le sexe, le genre et les sexualités l’enjeu du féminisme, l’ambition du livre d’Elsa Dorlin est de produire un bilan critique et surtout un diagnostic des rapports actuels de domination. Trois questions parcourent le livre : quelle est la spécificité d’une analyse féministe des rapports de domination ? Sur quoi peut s’appuyer le féminisme comme pratique politique ? Comment se reproduisent et s’articulent les rapports de domination ?

La domination hétérosexuelle : naturalisation et exclusion

Au fil des chapitres, Elsa Dorlin nous invite à lire le développement des théories féministes comme une succession de déplacements conceptuels : du sexe au genre, du genre à la sexualité, puis de la sexualité à la pratique queer. La pensée féministe se présente d’abord comme une revendication de l’égalité des sexes, l’irruption des femmes sur la scène politique : une bonne partie des analyses d’Elsa Dorlin tend à dépasser l’idée que « la femme » est le point de départ adéquat du féminisme, en montrant que dans les conceptions comme dans les luttes féministes, la revendication d’un point de vue féminin est bien souvent l’affirmation problématique d’une différence des sexes. Or, s’il s’agit de bâtir une philosophie féministe, toute l’argumentation rejette un féminisme différentialiste, qui revendiquerait une différence essentielle entre le masculin et le féminin. Contre cette perspective, Elsa Dorlin déploie deux stratégies principales : une déconstruction de la catégorie de sexe d’abord, une critique de la naturalisation des identités féminines ensuite. L’analyse du discours et des pratiques médicales, et en particulier le traitement des individus intersexes, dont le sexe à la naissance est ambigu, montre que l’évidence anatomique est le résultat d’interventions qui créent un binarisme masculin/féminin présenté comme indépassable. En second lieu, la critique de l’oppression des femmes tend à s’appuyer sur une spécificité féminine, prenant par là le risque d’essentialiser une identité qui doit être comprise comme l’effet de l’oppression. En suivant Christine Delphy [1], Elsa Dorlin peut alors soutenir que le genre précède le sexe, et définir le genre comme « un rapport de pouvoir qui assure sa reproduction en partie grâce aux mutations du système catégoriel qu’il produit et sur lequel il s’adosse » (p. 54) : les sexes sont des catégories produites par un système de pouvoir qui subordonne le féminin au masculin, sur lesquels des interventions sont possibles parce qu’il ne s’agit pas de suivre la nature mais d’affirmer une différence et une inégalité. De la reconnaissance de l’égalité des sexes à l’analyse des manières dont se fait le genre : c’est le premier déplacement de la théorie féministe que le livre opère.

Si le genre précède le sexe, Elsa Dorlin soutient en second lieu que la sexualité précède le genre : là encore, le développement des luttes féministes, en faisant apparaître de nouveaux objets et de nouveaux enjeux, nécessite une lecture critique des usages de la notion de genre. Le concept de genre, s’il permet de déconstruire la naturalité des sexes, n’est pas à l’abri de l’affirmation du primat d’une sexualité sur une autre : les débats autour de l’homoparentalité et plus largement autour de l’homosexualité ont bien montré que l’enjeu n’était pas simplement l’inégalité des hommes et des femmes, mais celle des sexualités. C’est moins la naturalisation des sexes qui est ici en jeu que l’affirmation de la différence des sexes comme fondement de la culture : l’exclusion porte sur les homosexualités et plus largement sur les modes conjugaux et sexuels qui s’écartent de l’hétérosexualité, et il revient à la philosophie féministe de prendre en compte non seulement le rapport entre femmes et hommes, mais aussi entre homosexualité et hétérosexualité. Le second déplacement consiste donc, à la suite de Gayle Rubin [2], à passer de l’analyse des manières dont se fait le genre à la critique du système de l’hétérosexualité obligatoire.

Le troisième déplacement repose sur la prise en compte des théories et des pratiques queer  : en mobilisant Judith Butler [3], Elsa Dorlin fait porter l’interrogation sur la production du corps et des sexualités comme répartition de ce qui est intelligible et de ce qui ne l’est pas. L’hétérosexualité n’est pas seulement le mode d’organisation du genre et des sexualités, elle est aussi la sexualité considérée comme vraie, authentique. Cependant les sexualités minoritaires n’échappent pas à cette revendication d’authenticité (on peut ainsi affirmer d’un individu qu’il n’est pas « vraiment » gay) : en faisant advenir sur la scène théorique les transsexuels, les drag queens, la théorie queer opère la critique d’une homosexualité qui appuie sa légitimité en revendiquant implicitement ou explicitement une homosexualité « véritable ». De la critique du système de l’hétérosexualité obligatoire aux pratiques de déstabilisation des sexualités « authentiques » : c’est le dernier déplacement opéré par le livre.

À quoi aboutissent ces déplacements successifs ? Le mouvement semble sans fin, puisque poser une identité revient toujours à en exclure une autre, et qu’il est impossible d’embrasser toutes les minorités. Pourtant les analyses d’Elsa Dorlin ne fonctionnent pas seulement par l’intégration progressive de sujets minorisés, mais par une analyse de plus en plus poussée de la domination. Au fur et à mesure des déplacements, c’est à la mise en évidence d’une domination hétérosexuelle que le lecteur assiste, et aux différentes modalités (économiques, sexuelles, raciales) de cette domination. Alors que la théorie féministe avait jusque-là plutôt travaillé à identifier une domination masculine, Elsa Dorlin identifie l’hétérosexualité comme le principe des rapports de domination à l’œuvre dans le genre et la sexualité. L’hétérosexualité n’est pas essentiellement une pratique ni même une identité sexuelle, mais un système politique et économique défini par un binarisme des sexes qui fonde une hiérarchie du féminin et du masculin ; une hiérarchie des sexualités qui repose sur le primat de la pénétration reproductive et l’invisibilisation des pratiques minoritaires ; l’appropriation des femmes par les hommes et l’exclusion des identités qui ne répondent pas à l’idéal de la masculinité et de la féminité.

LGBTQ et au-delà : objets et sujets du féminisme

Ayant identifié l’hétérosexualité comme le régime qui répartit le pouvoir et distribue les significations dominantes du genre et des sexualités, le travail d’Elsa Dorlin déploie une seconde ligne d’analyse : si l’hétérosexualité est bien le régime dominant, elle est aussi une zone de conflit où des sujets dominés entrent en lutte ; la domination hétérosexuelle a des failles, et tout se passe comme si elle contenait en elle-même son propre échec. On le voit à propos de l’homosexualité, mais aussi à propos de l’intersexualité : si les rapports de pouvoir assignent bien un statut différent aux individus et hiérarchisent les pratiques, ils n’empêchent ni l’existence de conflits, ni l’expression de modes de vie minoritaires. En suivant les analyses de Michel Foucault [4], Elsa Dorlin considère le savoir féministe – savoir des minorités du régime hétérosexuel – comme une pratique de pouvoir, la production de concepts comme un enjeu théorique et pratique qui vient appuyer une politique plus ou moins pertinente. Dans ce contexte, la théorie féministe construit un point de vue sur la réalité qui va à l’encontre du point de vue dominant : les femmes, les homosexuels, les transsexuels sont les vaincus dont il revient à la théorie féministe de déployer le point de vue, c’est-à-dire d’opérer la critique des catégories dominantes en produisant d’autres catégories, moins exclusives.

Quels sont alors les sujets du féminisme, les points d’appui à partir desquels construire une théorie et une politique ? On a vu que le mouvement de la théorie féministe était animé par une série de déplacements opérant un retour critique sur les sujets du féminisme, en passant de la femme aux homosexuels, puis aux transsexuels : l’extension progressive de l’acronyme LGBTQ (Lesbiennes Gays Bi Trans Queer) en est un signe. Elsa Dorlin prend ce mouvement au sérieux, en pensant le sujet du féminisme « comme une catégorie fluctuante, volatile et intrinsèquement erratique. Il ne peut se définir a priori, il ne peut être au fondement des mouvements et des luttes, qu’au risque de reproduire et de réitérer des exclusions » (p. 97). La multiplication des sujets du féminisme n’est pas la conséquence malheureuse d’un manque de fondement théorique, mais l’effet d’une théorie qui prend au sérieux les rapports de pouvoir dont découle toute assignation d’identité. La question de la fondation de la théorie féministe à partir d’un sujet déterminé (les femmes, les lesbiennes, etc.) est écarté au profit d’une réflexion en terme de stratégie dont l’objet est de réduire autant que possible les opérations d’exclusions : ce qui apparaissait comme une nécessité épistémologique (poser un sujet d’où parler et agir) est remplacé par une exigence politique, le refus d’exclure les dominés.

On peut tirer deux conséquences de cette exigence politique : premièrement, le féminisme est un travail de prise de conscience des rapports de domination, et notamment des rapports de domination implicites dans certaines revendications féministes. En insistant particulièrement sur les rapports de sexe et de race, Elsa Dorlin montre bien comment l’affirmation d’un sujet féministe repose sur une norme de féminité qui peut être implicitement raciste : elle note ainsi que les débats pour le droit de vote dans les États-Unis du XIXe siècle ont vu certaines féministes s’opposer au droit de vote des Noirs, parce qu’en tant que femmes blanches elles devaient être considérées comme des citoyens plus légitimes. Dans cette argumentation, défendre le droit de vote des femmes, c’est exclure les Noires de la catégorie « femme ». L’enjeu n’est pas de dépasser chaque sujet du féminisme en le considérant comme caduc (les homosexuels seraient un sujet plus pertinent que les femmes, les transsexuels seraient un sujet plus pertinent que les homosexuels, etc.) mais de multiplier et d’accumuler les points de vue pour ouvrir différents fronts dans la domination hétérosexuelle et prévenir les mécanismes d’exclusion qu’engendre la théorie féministe elle-même.

Deuxièmement, s’il n’y a pas de lieu hors pouvoir, le partage en dominants et dominés n’est pas établi à l’avance : rien ne détermine à l’avance les bons et les mauvais sujets et objets du féminisme. Sur ce point, le cas du godemiché développé par Elsa Dorlin est particulièrement intéressant. La question de l’usage du godemiché dans le contexte du féminisme lesbien est connue : il serait un substitut du pénis et montrerait ainsi, soit, d’un point de vue lesbien, que cette pratique n’est pas authentiquement lesbienne ; soit, d’un point de vue hétérosexuel, qu’un véritable rapport sexuel requiert un pénis. On voit le présupposé de ces deux positions : il y a une sexualité authentique, un vrai sexe – présupposé qui masque l’historicité et le processus de naturalisation des sexualités. Pourtant rien ne destine le godemiché à être un substitut du pénis, sa signification est variable selon les contextes, et il témoigne plutôt d’une « prolifération possible de suppléments pénétrants » (p. 137) qui peut déstabiliser l’ordre hétérosexuel – ne serait-ce que parce qu’en opérant comme un artifice, il remet implicitement en cause la fonction « naturelle » du pénis dans l’acte sexuel. On peut penser que l’usage du godemiché n’est pas très développé dans la population, ni même chez les féministes. Est-ce à dire pour autant que ces questions concernent finalement peu de monde ? Les sujets du féminisme se trouvent-ils dans les populations les plus minoritaires, les plus dominées ? Si la domination passe par des opérations de naturalisation et d’exclusion, et si le régime hétérosexuel définit des sujets, que ceux-ci soient dominés ou dominants, l’impératif de l’hétérosexualité concerne tout le monde. Il n’y a pas de dominants naturels, mais des processus de subjectivation qui donnent à chacun une place variable dans des rapports de pouvoir et dans un système défini de catégories.

La crise du sexe

La réflexion sur les sujets et les objets du féminisme permet d’engager une dernière lecture du livre : les failles du régime hétérosexuel ne témoignent pas seulement d’un espace de conflits, mais d’une crise du système dont la théorie féministe fait partie intégrante. En reprenant les analyses de Gaston Bachelard à propos des obstacles épistémologiques, Elsa Dorlin fait de la notion de crise un concept central à partir duquel construire une théorie féministe. Qu’est-ce qu’un régime de crise ? La crise dont il est question ici n’est pas une rupture de la science avec l’opinion commune ou le passage d’une conception scientifique à une autre, elle est analysée comme un état permanent dans l’articulation des savoirs et des pratiques sur le sexe. Ainsi, si les études sur l’intersexualité montrent que la catégorisation binaire sur laquelle elles reposent ne tient finalement pas, cela n’empêche pas les médecins d’opérer réellement des réassignations de sexe sur les enfants considérés comme ambigus. La crise épistémologique n’aboutit pas sur une reconfiguration des catégories de sexe mais fonctionne comme une réaffirmation des rapports de genre. Reprenons et complétons la définition du genre donné par Elsa Dorlin : « Le genre peut être défini comme un rapport de pouvoir qui assure sa reproduction en partie grâce aux mutations du système catégoriel qu’il produit et sur lequel il s’adosse. Mais, en faisant cela au su et au vu de tous, comme dans le cas des protocoles pour intersexes, il s’expose pleinement dans toute son historicité : son histoire est celle de ses multiples crises et des multiples mutations qu’ils opèrent sur les corps, au gré du rapport de force qui l’ébranle et le menace » (p. 54). Penser le sexe en termes de crise permet d’éviter un double écueil : proposer une théorie de la domination en présentant celle-ci comme un fait anhistorique, une donnée inébranlable ; insister sur les mouvements de contestation et de subversion sans se demander ce qui les rend possibles. En pensant la crise comme condition de possibilité de reproduction des rapports de genre, on peut saisir à la fois comment la domination fonctionne – comme des opérations multiples et contradictoires qui visent à poser une répartition du pouvoir et des catégories –, et comment la théorie féministe n’a pas d’autre lieu que ces rapports de pouvoir, ses opérations consistant à l’inverse à déstabiliser la domination, à mettre au jour la crise par la critique.

Le cas de la pornographie montre comment la théorie féministe ainsi conçue peut déployer sa critique. Alors que la production pornographique hétérosexuelle a souvent été condamnée par les théories féministes au nom de son sexisme, Elsa Dorlin écarte cette stratégie en pensant la représentation pornographique comme production de la vérité du sexe : la question n’est pas de dénoncer le sexisme des représentations, mais de se demander comment elles opèrent dans les processus d’instauration d’un sexe véritable, qui exclut d’autres représentations de la sexualité. En suivant Linda Williams [5], Elsa Dorlin repère trois techniques qui signent la position de la pornographie dans la domination hétérosexuelle : le cadrage pornographique, qui impose un regard clinique sur les corps ; l’enregistrement voyeuriste de l’orgasme sous une forme sexuellement différenciée, comme représentation du « vrai » orgasme féminin ; la jouissance masculine comme fin de la scène. À partir de cette analyse, la question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle, mais de « déplacer les codes et les techniques de la pornographie de masse » (p. 146), de produire d’autres usages de la pornographie.

On peut ici se demander si l’analyse de l’auteure n’est pas tributaire d’une conception schématique de la « production pornographique de masse », qui était aussi celle des critiques féministes de la pornographie. En effet, s’il y a bien une pornographie qui se revendique alternative, il est difficile d’identifier la production pornographique hétérosexuelle comme une entité homogène, plus encore de saisir les « masses » auxquelles elle est censée correspondre : au contraire, s’il y a des codes dominants, on assiste depuis une trentaine d’années au développement de catégories de plus en plus précises. Ainsi de l’usage du godemiché dans la représentation pornographique qui n’affiche pas d’ambition alternative : si le godemiché est utilisé dans les films « lesbiens » destinés à un public hétérosexuel, et fonctionne bien dans ce cas comme une réaffirmation de l’ordre hétérosexuel, le gode ceinture est aussi utilisé par des femmes pour pénétrer des hommes (catégorie « niqueuse d’homme »). Cela ne préjuge pas du caractère sexiste ou non de cette dernière pratique, mais cela montre que la question n’est pas tant de distinguer entre une pornographie de masse et des usages minoritaires de la pornographie, mais de voir en quoi à l’intérieur d’une production généralement conçue comme la représentation de la domination masculine et hétérosexuelle ont lieu des opérations d’exclusion et d’intégration. Fluctuations du sujet du féminisme, multiplication des fronts de la critique, reconfiguration des rapports de domination : si le livre d’Elsa Dorlin ne fonde pas une théorie féministe, il situe cette dernière au cœur des crises du sexe qui affectent chacun d’entre nous.

par Mathieu Trachman, le 18 septembre 2008

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Pour citer cet article :

Mathieu Trachman, « Le féminisme comme pratique politique », La Vie des idées , 18 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Le-feminisme-comme-pratique

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Notes

[1Cf. Christine Delphy, L’ennemi principal, II. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.

[2Gayle Rubin, L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre, trad. française, Cahiers du CEDREF, n°7, 1998.

[3Cf. Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. française, Paris, La Découverte, 2005.

[4Et en particulier le premier cours au Collège de France (prononcé en 1976), «  Il faut défendre la société  », Paris, Gallimard / Seuil, 1997.

[5Cf. Linda Williams, Hard Core. Power, Pleasure, and the «  Frenzy of the Visible  », Berkeley, University of California Press, 1999.

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