Une nuit d’août 1933, alors qu’une petite Parisienne de 18 ans a alerté un voisin à cause d’une odeur suspecte de gaz, issue du petit appartement familial qu’elle occupe dans un quartier populaire de la capitale, deux corps y sont découverts, sans rapport apparent avec une quelconque asphyxie. Il s’avère rapidement que la jeune fille, dont la culpabilité est établie en quelques jours par la police, a empoisonné ses parents, laissant le père mort, la mère encore en vie. La presse s’empare immédiatement de ce fait divers. Ainsi commence l’affaire Violette Nozière, l’une des plus retentissantes des années 1930.
Elle a suscité depuis une abondante littérature romanesque et historique, comme en témoigne le dernier ouvrage d’Anne-Emmanuelle Demartini, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 13. Dans la lignée des travaux d’Alain Corbin [1], ses travaux mettent l’accent sur les sensibilités et les imaginaires sociaux, ainsi que sur les pratiques transgressives étudiées, notamment, à travers les archives judiciaires. La question est ici de comprendre comment s’est élaborée l’affaire et pourquoi elle a eu un tel retentissement, autre manière de comprendre un imaginaire social.
La médiatisation du crime
En préambule, l’auteure prévient le lecteur qu’il « appartient à l’historien de convertir le crime privé en mine de réflexion et de questions ». Ainsi construit-elle le crime de Violette Nozière en objet d’histoire et propose-t-elle une manière de faire de l’histoire avec une affaire judiciaire, dont les archives sont d’une richesse exceptionnelle pour qui s’intéresse à l’histoire sociale d’une époque. Sa démonstration se fonde sur trois ensembles.
Le premier, le moins développé, est consacré à l’exposé de l’élucidation du crime, de la véracité de la culpabilité de l’accusée malgré ses aveux rapides, des pièces à conviction, des éventuelles complicités, du ou des mobiles retenus qui furent difficiles à établir en raison du mutisme ou des déclarations confuses de l’inculpée. Le récit du procès tient relativement peu de place, notamment parce que, un an après la découverte du crime et sa médiatisation, l’émotion est retombée et l’attention reportée sur les soubresauts politiques de l’année 1934.
Anne-Emmanuelle Demartini justifie sa moindre attention aux « faits avérés ». Pour elle, « la vérité est dans la manière dont une époque dévoile le jeu de ses anxiétés, s’ausculte et se dit ». La vérité, insiste-t-elle, est « dans la mobilisation collective, au cœur des années 1930, autour du crime domestique qui chauffe à blanc une interrogation sur des normes familiales et sociales considérées comme bouleversées, sur les rôles, identités, rapports d’autorité et hiérarchies ». Ainsi, « dans les histoires multiples dont le crime a actionné la production, l’inventé et l’imaginé ne sont pas forcément les ennemis du vrai ».
C’est pourquoi le deuxième ensemble, qui occupe une bonne part du livre, est consacré au rôle de la presse, un média qui « rend possible l’appropriation collective des affaires judiciaires et qui commence, sitôt le crime porté à la connaissance du public ». S’ensuit une analyse minutieuse de la façon dont les quotidiens, d’information comme d’opinion, ainsi que les hebdomadaires et la presse magazine (dont le populaire Détective) rendent compte de ce parricide incompréhensible pour une partie de l’opinion.
L’auteure décrit les mises en page, les titres des articles, leur place par rapport au reste du contenu, la typographie, le choix des photos. Elle note combien le récit du drame s’inscrit dans un contexte de compétition entre les différents quotidiens d’information, à un moment où la conquête du public est terminée. Ce qui explique en grande partie « la surenchère, la rhétorique de la révélation, la logique du sensationnel et même le soin accordé à la mise en page pour fidéliser le lectorat ».
Logiques de genre
En étudiant cette production journalistique, Anne-Emmanuelle Demartini brosse un tableau de l’univers mental (notion chère, avec celle d’imaginaire social, au courant historiographique auquel elle appartient) d’une grande partie de la société française des années 1930. Une société patriarcale, vivant encore sous le coup du traumatisme de la Grande guerre, où les assignations de genre se sont rigidifiées, où plane la peur de l’émancipation des femmes.
De ce point de vue Violette Nozière, qui a brisé le tabou du parricide, ne peut qu’effrayer avec sa jeunesse, son statut d’intellectuelle (elle a été lycéenne), sa sexualité libre et son désir d’indépendance. À travers le récit du déroulé de l’enquête sont mises au jour les logiques de genre qui, toutes, renvoient au lieu commun de la faiblesse et de la perversité féminine. Celle-ci s’incarne dans la figure de l’empoisonneuse, « charriant un système cohérent de représentations et de clichés souvent très anciens, adossé à une pensée de la différence des sexes ».
Selon l’auteure, cette figure est une clé importante pour comprendre le retentissement du crime de Violette Nozière et sa portée durable dans l’imaginaire social. D’autant que le système de représentation de l’empoisonneuse s’est trouvé conforté par l’expertise de psychiatres qui associèrent, pour expliquer le cas de la parricide, le féminin, l’imagination et la sexualité.
Le troisième ensemble court en filigrane tout au long du livre, avant d’être abordé de front dans les dernières pages. Violette Nozière a-t-elle été victime d’un inceste et le mobile du crime n’est-il pas une vengeance contre les abus perpétrés par son père depuis ses douze ans ? Alors que l’accusée n’a rompu le silence que pour expliquer son geste par le comportement paternel, qu’elle en donne des détails, non retenus par l’instruction après quelques vérifications, c’est sa sexualité libre, avec des partenaires multiples, qui devient la clé de sa personnalité et de son comportement.
Pour l’auteure, la thèse de l’inceste est fermement rejetée par l’accusation, tant elle se heurte à la réputation du père, bon époux, bon ouvrier, économe et travailleur, affilié à la CGTU et estimé de son entourage professionnel. Et Anne-Emmuelle Demartini de conclure de façon convaincante : « La sexualité si évidemment déviante de la fille dispense d’envisager la déviance sexuelle du père. »
Le père détrôné, la fille réhabilitée
Avec cette relecture du parricide, la condamnation à la peine capitale de Violette Nozière, le 12 octobre 1934, devient essentiellement, nonobstant tous les autres éléments en jeu, une affaire de famille que la société, confrontée à son affaiblissement, se doit de défendre et de sauvegarder.
Au Père avec une majuscule, clé de voûte de la société civile, Violette Nozière a porté atteinte doublement : le parricide a tué le père réel, l’accusation d’inceste le père symbolique. Loin du père en majesté que le Code civil napoléonien a tracé, Baptiste [Nozière] est un père en morceau, écartelé entre des visages divers et détrôné.
C’est pourquoi les juges ont insisté sur le caractère difficile de l’accusée : manque d’assiduité scolaire, comportement sexuel répréhensible, fréquentes disputes avec les parents. La démonstration est convaincante, renforcée par le récit de la vie de la criminelle après sa condamnation. Graciée en décembre, selon l’usage de ne pas exécuter les femmes, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité. Violette Nozière devient une prisonnière modèle, disciplinée, appliquée, acquérant des compétences en comptabilité, au point de devenir employée à la comptabilité du greffe de la centrale de Rennes où elle a été transférée. Après le rejet de plusieurs recours en grâce, sa peine est réduite à douze ans de travaux forcés en 1942. Elle est libérée en 1945.
Mariée avec le fils du greffier, elle entame une nouvelle vie d’épouse et de mère modèle, s’occupant avec dévouement de sa mère âgée rescapée du crime, de son époux malade et de ses cinq enfants. Après trois demandes négatives, elle est réhabilitée en 1963 en raison de l’exemplarité de sa conduite de prisonnière. Atteinte de tuberculeuse, elle meurt trois ans plus tard, devenue l’héroïne d’une édification positive, une Marie-Madeleine repentie, sublimée par une vie de labeur et d’abnégation, après avoir été l’héroïne d’une édification négative, sous les traits d’une empoisonneuse.
Dans cet ouvrage, centré sur la somme des pratiques et des discours qui ont constitué un fait divers en « fait social total », la question de l’inceste, passé sous silence à l’époque parce qu’inaudible, est reprise à la lumière des études sur l’inceste aujourd’hui. C’est pourquoi « l’inceste tenu pour vrai éclaire ce qui a paru naguère invraisemblable […]. Si l’on admet que Violette Nozière a dit vrai, alors c’est dans l’inceste qu’il faut chercher les raisons du parricide. Et c’est la valeur d’un déni qu’il faut donner au rejet de sa parole. »
On ne peut que souscrire à cette conclusion de l’auteure :
L’histoire de Violette Nozière exige de quitter la seule perspective de l’histoire des représentations pour envisager non pas seulement la réception de la parole sur l’inceste, mais aussi la situation incestueuse elle-même et la manière dont la victime a pu tenter d’y échapper. Violette Nozière a remplacé le discours par le crime.
Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017, 391 p., 27 €.