À l’heure où la crise climatique s’aggrave, où les inégalités montent, où la démocratie est fragilisée, le capitalisme est pointé du doigt par beaucoup comme le responsable principal, voire unique, de tous ces maux. La solution serait alors une collectivisation des activités économiques, une redistribution radicale des revenus et une « décroissance » à visée écologique, revenant vers des technologies « traditionnelles » plus respectueuses de l’Homme et de l’environnement : sortir du capitalisme et de la croissance pour retrouver un équilibre perdu.
Se situant à l’opposé de cette vision, Philippe Aghion, Céline Antonin et SImon Bunel voient le progrès technologique et donc l’innovation comme la solution à tous nos maux, plutôt que le retour à la tradition, et affirment que seul le capitalisme peut nous apporter cette innovation nécessaire. Un capitalisme certes orienté et régulé par l’État, car « le capitalisme est un cheval fougueux » (p. 395) dont l’énergie immense est aussi génératrice de problèmes si elle est mal canalisée.
Le modèle Schumpétérien
Ils fondent ce diagnostic sur une vision particulière du capitalisme, le « modèle Schumpetérien », du nom du grand économiste autrichien de la première moitié du siècle dernier. Ce modèle développé depuis plus de trois décennies par Philippe Aghion, est fondée sur trois piliers (p. 50) : « 1) la croissance repose sur un processus cumulatif de progrès du savoir ; chaque innovation utilise le savoir contenu dans les innovations précédentes (…) ; 2) l’innovation requiert un environnement institutionnel favorable, à commencer par une bonne protection des droits de propriété intellectuelle ; 3) l’innovation détruit les rentes existantes, et par conséquent nécessite un environnement concurrentiel pour permettre l’entrée de nouvelles entreprises innovantes. »
Le livre utilise cette clé pour ouvrir un grand nombre de portes : la croissance est un phénomène transversal, émergent, qui reflète et détermine à la fois tous les aspects de l’économie ; analyser la croissance implique donc d’étudier tous ces aspects auxquels elle s’articule : structure financière, emploi, inégalités de revenu, échanges commerciaux, politiques publiques etc. Pour cela le livre se fonde essentiellement sur les nombreux articles académiques dont Philippe Aghion est le co-auteur, couvrant une grande diversité de thèmes allant de la théorie la plus abstraite (les premiers articles des années 1980 sur les théories de la croissance endogène) à des analyses plus récentes et plus souvent empiriques.
La capacité du capitalisme à encourager l’innovation tient à la « destruction créatrice ». Ce terme associé à Schumpeter désigne le processus par lequel des produits et processus nouveaux et supérieurs supplantent leurs prédécesseurs, assurant ainsi un progrès continu. Ce processus est bien sûr une source de coûts (le déclassement des actifs liés aux produits anciens) et il fait des perdants (travailleurs ou entrepreneurs impliqués dans ces produits) : c’est d’ailleurs pour cela qu’il a été freiné tout au long de l’histoire par des institutions idoines comme les guildes de métiers ou les rois protecteurs d’intérêts particuliers. Il faut en effet une grande volonté politique pour résister aux intérêts en place, généralement plus puissants que les intérêts émergents des innovateurs. D’où l’importance aujourd’hui de lutter contre la corruption et le lobbying, qui défendent généralement les intérêts en place contre les innovateurs. D’où aussi le caractère central de la politique de concurrence. L’insistance avec laquelle les auteurs reviennent sur celle-ci suggère qu’il s’agit probablement à leurs yeux de la politique principale (mais pas exclusive) en vue de soutenir la croissance.
Un mécanisme par lequel la concurrence favorise l’innovation est l’émulation : l’arrivée sur un marché d’entreprises nouvelles, apportant les technologies les plus avancées, va encourager celles qui sont déjà établies à innover à leur tour, sous la menace de voir disparaitre leurs profits. Il peut cependant dans certains cas y avoir trop de concurrence et que celle-ci nuise alors à l’innovation. C’est le cas notamment lorsque beaucoup d’entreprises établies sont éloignées de la frontière technologique, c’est-à-dire des techniques les plus avancées, les plus productives. Dans ces circonstances l’arrivée de nouvelles entreprises « à la frontière », donc très productives, risque de décourager celles qui en étaient déjà éloignées et qui perdent ainsi tout espoir de la rejoindre – en quelque sort elles baissent les bras. Mais globalement l’innovation est associée à la concurrence.
L’innovation et la croissance favorisent-elles les inégalités ? On se souvient de la réponse résolument négative de Thomas Piketty, avec son équation g-r>0, signifiant que lorsque le taux de croissance de l’économie (g) dépasse le taux d’intérêt (r) alors les inégalités diminuent, et inversement lorsque le taux d’intérêt excède le taux de croissance : l’intérêt est en effet la mesure du revenu des capitalistes, qui sont les plus riches, et lorsque r>g leur part dans le revenu national augmente mécaniquement. Nos auteurs abordent la question d’un point de vue différent, celui de la rente schumpétérienne. Dans le cadre Schumpétérien l’innovation est motivée par la rente que s’approprie l’innovateur, différence entre le prix de son innovation et son coût. La rente espérée doit être suffisamment élevée pour susciter des vocations nombreuses d’innovateurs. La rente d’innovation fait donc entrer son titulaire dans les catégories aisées, les fameux « top 1% », et une augmentation de l’innovation et donc de la rente accroît ainsi les inégalités « en haut ». Cette « bonne inégalité » (source de croissance du produit) s’oppose à la mauvaise, celle qui repose sur des rentes de situation anti-concurrentielles, habituellement permises par le lobbying, une inégalité qui s’apparente à de la redistribution négative et donc une forme d’exploitation. Autre effet positif de l’innovation dans ce contexte, elle permet la création d’emplois dans les entreprises innovantes, dans lesquelles les travailleurs peu qualifiés bénéficient de salaires plus élevés que dans les autres entreprises. Ce mécanisme, ainsi que d’autres, explique que l’inégalité totale, mesurée par l’indice de Gini, n’augmente pas avec l’innovation (contrairement à l’inégalité « en haut »). Quelles politiques suggère cette analyse ? L’innovation requiert des rentes élevées. Une taxation indiscriminée des revenus élevés risque donc de tarir l’incitation à innover. Taxer les revenus issus de la rente de situation à l’inverse ne peut pas nuire à la croissance et bénéficierait aux revenus faibles par la redistribution.
Un dommage collatéral de la destruction créatrice est la mobilité de l’emploi. Lorsqu’un produit se substitue à un autre, qu’une entreprise en supplante une autre, il se peut que le volume d’emploi ne change pas, mais les emplois qui apparaissent diffèrent de ceux qui disparaissent, en termes de qualification, de localisation ou autres, et les travailleurs victimes de la destruction ne trouveront pas immédiatement un emploi de remplacement : la destruction créatrice implique un chômage frictionnel, source de souffrances matérielles et psychologiques reconnue. Comment limiter ce problème sans enrayer les processus même de destruction créatrice ? Les auteurs trouvent dans le modèle danois de « Flexécurité » une réponse, ce système qui consiste à ne pas protéger l’emploi (licencier y est aisé), mais à soutenir le travailleur sans emploi dans sa recherche d’un nouvel emploi. Ce système a montré son efficacité face au chômage frictionnel, mais quid du chômage structurel, de longue durée, concentré sur des régions entières (on pense au Nord de la France, à Birmingham, Baltimore etc.) ? Ces situations illustrent la difficulté pour des collectivités humaines, pour l’investissement et donc l’innovation, de se remettre d’une destruction de grande ampleur, qui touche non pas quelques activités mais la base même de la vie économique et sociale de toute une région. Les politiques appropriées pour redémarrer le moteur de la création là où il s’est enrayé n’ont pas encore été identifiées.
L’innovation est aussi une solution à la crise environnementale – « l’innovation verte » - et ce thème illustre à la fois l’énergie mais aussi l’aveuglement du capitalisme. Nul ne doute que les technologies industrielles inventées et mises en œuvre depuis deux siècles soient cause de dommages environnementaux massifs, notamment par l’émission de CO2 qui est source du changement climatique. Les auteurs pensent que la même inventivité qui a permis ces technologies pourrait être canalisée vers des technologies vertes, grâce à des politiques appropriées, combinant une action sur les prix (par une « taxe carbone ») et des subventions à la recherche et développement à finalité verte. Cela permettrait de mettre les entreprises dans un contexte où la recherche en technologies vertes devient plus profitable que la recherche en technologies polluantes : le capitalisme fait certes partie du problème de l’environnement, mais il fait aussi partie de la solution, permettant de concilier croissance et respect de l’environnement.
Un agenda de recherche au-delà de la macro-économie
Ces thèmes et nombre d’autres sont développés avec une grande clarté et une argumentation qui convaincra nombre d’économistes. En plus de ces mérites, le livre de Philippe Aghion et de ses co-auteurs invite à poursuivre la recherche sur des questions qu’il ne résout que partiellement.
Les prescription politiques énoncées dans le livre forment au total un véritable agenda politique pour l’innovation et la croissance. Cependant les propositions sont très générales et ne sont pas exemptes d’angles morts et de contradictions. En matière politique comme en d’autres, et selon le mot de Nietzsche, « le diable est dans les détails ». On peut certes recommander d’exempter de l’impôt les revenus issus de l’innovation et de surtaxer ceux qui proviennent de rentes indues : mais comment distingue-t-on en pratique ces deux types de revenus ? Prenons le cas de Jeff Bezos, fondateur et patron d’Amazon, certes innovateur hors pair mais aussi bénéficiaire d’une rente monopolistique colossale, comment séparer ces deux composantes ? Autres domaine complexe, celui de la concurrence : le troisième principe de la théorie schumpétérienne fait de la concurrence une condition nécessaire à l’innovation ; mais le second principe reconnaît la nécessite de droits de propriété concernant l’innovation. Or, et c’est un thème récurrent dans la littérature économique ou juridique, la cohabitation des droits de propriété intellectuelle et de la concurrence de marché est souvent difficile. Par définition même un brevet est un droit d’exploitation exclusif sur une invention, il confère donc un monopole à son titulaire. Il y a là clairement un dilemme politique, qui est en pratique négocié au cas par cas par les autorités concernées. En tout cas il n’existe pas de solution d’optimum de premier rang et de recette politique simple qui résolve la contradiction. Troisième exemple, les soutiens fiscaux à la recherche. Les auteurs critiquent le crédit d’impôt recherche en place en France car il est « biaisé en faveur des grandes entreprises » (p. 304). Ils proposent comme solution le système en place en Angleterre, qui conditionne le taux du crédit à la taille de l’entreprise. Or, le livre nous a mis déjà en garde contre les effets seuil dans les aides aux entreprises, qui « découragent l’innovation des entreprises dont la taille approche ce seuil. » (p. 98). Comment appliquer un traitement spécifique aux grandes entreprises sans générer des effets de seuil ? Ainsi, si l’approche macro-économique est convaincante lorsqu’il s’agit de fixer les objectifs et les principes généraux de l’action publique, ce que les livre fait très bien, elle ne suffit pas à en résoudre les problèmes plus spécifiques et plus pratiques, lesquels peuvent constituer parfois des obstacles majeurs dans l’application de ces principes.
Étudier ces problèmes plus spécifiques requerrait d’aller au-delà de l’approche macro-économique pour mobiliser les leçons d’autres branches de l’économie comme l’économie de la science, de la propriété intellectuelle, de la géographie. Par exemple les grandes questions en matière de politique scientifique aujourd’hui sont notamment les suivantes : comment orienter plus la recherche publique vers les intérêts de la société et de l’économie tout en préservant une recherche fondamentale forcément libre ? comment susciter plus de recherche « de rupture » plutôt qu’incrémentales ? Quel équilibre trouver entre coopération et concurrence entre les universités ? Aborder ces questions implique de mobiliser des modèles plus spécifiques au domaine concerné, dont la macro-économie ne dispose pas. De même en matière de droit de propriété intellectuelle : alors que ceux-ci sont mentionnés à de multiples reprises on ne trouvera pas dans le livre de prescription spécifique, notamment pour améliorer les synergies entre ces droits et la concurrence. C’est une question essentielle pour l’avenir de l’innovation dans le capitalisme, mais à laquelle les instruments de la macro-économie ne s’appliquent pas immédiatement. Pour prolonger leurs analyses et ses messages politiques les auteurs devront donc s’appuyer plus sur les autres disciplines de l’économie qui étudient l’innovation dans ses dimensions spécifiques.
L’économie n’est pas la seule discipline à s’intéresser à ces questions, et elle n’est même pas toujours la mieux armée pour y répondre. C’est notamment le cas lorsque les signaux et les incitations ne sont pas de nature monétaire. Les auteurs le reconnaissent, par exemple, dans le domaine de la recherche fondamentale : l’argent n’est pas ce qui motive les individus, qui valorisent la « liberté de recherche », meilleur moyen de faire progresser la connaissance. Cependant, lorsqu’il s’agit d’analyser les moyens pour le décideur (« principal ») d’influencer le comportement du chercheur (« agent »), le modèle proposé n’inclut que des leviers monétaires (p. 285), ne répondant ainsi pas aux analyses précédentes des auteurs. On peut espérer que l’ingéniosité créatrice de ceux-ci va maintenant s’attaquer à cette limite du paradigme Schumpétérien et intégrer des considérations non monétaires dans le modèle. Cela sera nécessaire pour engager des analyses approfondies du complexe institutionnel, public et privé, qui structure le monde de la recherche et de l’innovation, les ministères, agences, universités, laboratoires, grandes entreprises, start-ups etc. dont les auteurs reconnaissent l’importance mais dont ils mènent une analyse encore partielle, souvent réduite aux motivations des individus et laissant donc de côté la complexité des interactions.
On aimerait aussi lire ce que l’économie Schumpetérienne aurait à dire sur ce qui est peut-être la plus grande question géopolitique du XXIe siècle : la Chine va-t-elle rejoindre ou même dépasser l’Occident dans sa capacité à innover ? La réponse qu’aura cette question déterminera l’équilibre mondial des puissances. Et cette question entre dans le champ du livre, elle renvoie à celle de l’articulation entre démocratie et innovation. Les auteurs soulignent le fait qu’au cours du dernier siècle toutes les grandes innovations ont été réalisées dans des pays démocratiques. La raison en est selon eux la nécessité de tâtonnement et de diversité pour créer l’innovation, traits qui s’accommodent mal de la dictature politique. On en conclurait donc que la Chine ne devrait pas être innovante : or tous les indicateurs disponibles montrent qu’elle l’est, aussi bien en matière de technologie que de science, et même de mode de vie. Elle n’est certes pas encore au niveau des pays les plus avancés, mais elle en prend le chemin et la question est alors de savoir si son système politique la bloquera avant qu’elle n’ait atteint la frontière. Les dirigeants chinois en sont très conscients et font preuve d’une grande ingéniosité pour concilier le monopole du pouvoir politique avec la concurrence en matière économique. Il est difficile de dire aujourd’hui s’ils y parviendront longtemps encore, d’autant plus qu’ils disposent d’un argument qui est en résonnance avec les thèmes du livre : selon eux seule la puissance du politique permet de dompter l’énergie du capitalisme, de l’orienter vers ce qu’ils considèrent comme le bien public plutôt que de créer tous les « maux publics » que le livre reconnaît.
Poursuivre le débat
Ce livre offre ce que la macroéconomie a de plus convaincant à dire sur la question, il est optimiste mais nuancé et raisonnable ; dans le contexte général actuel plutôt morose et face aux « collapsologies » à la mode, cet ouvrage replace le débat public sur des bases réflexives. L’abondance des graphiques, des chiffres et des exemples donne un caractère vivant à l’ensemble du propos et le crédibilise. Il reste du chemin cependant pour que la théorie puisse fonder un agenda politique plus opérationnel et qu’elle intègre mieux les dimensions non monétaires des phénomènes étudiés : les auteurs du livre sont en bonne position pour poursuivre cette recherche.
Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel, Le Pouvoir de la destruction créatrice. Odile Jacob, 2020, 448 p., 25 €.