Recensé :
Stephan J. McNamee and Robert K. Miller, The meritocracy Myth, Lanbam, Rowman and Littlefield Publishers, 2004.
Dès lors que dans le même temps toutes les données statistiques font apparaître de fortes inégalités sociales selon des facteurs aussi éloignés du mérite que les origines familiales ou les relations personnelles, cette croyance apparaît bien pour ce qu’elle est : une idéologie qui « supporte » (au sens anglo-saxon) la société dans son mode actuel de fonctionnement. Il faut croire, en somme, non seulement que la méritocratie doit régir la société mais aussi qu’elle règne effectivement.
Les auteurs soulignent que cette idéologie met fondamentalement l’accent sur l’individu et sa responsabilité personnelle ; ils en pointent l’origine dans l’ « éthique protestante » des colons qui pénétrèrent en Amérique dès le XVIIe siècle, éthique qui constitua également, comme le sociologue Max Weber l’analysera au début du XXe siècle, un terreau particulièrement favorable au développement du capitalisme. Mais le « rêve américain », c’est aussi une confiance globale dans le futur, recouvrant des objectifs matériels bien précis : devenir propriétaire, bien placer ses enfants dans la vie, s’enrichir et s’assurer une retraite confortable... Ces objectifs sont en passe de devenir de plus en plus difficiles à atteindre (les auteurs utilisent l’expression : « downsizing the American dream »), avec l’augmentation du coût du logement, le déclassement des jeunes, la crise du financement des retraites. Autant de problèmes à l’évidence non spécifiques aux Etats-Unis, et sur lesquels le livre donne de nombreuses informations factuelles. Mais l’apport le plus intéressant de cet ouvrage réside sans doute dans l’analyse spécifique qu’il propose de la méritocratie elle-même, considérée comme une idéologie qui se maintient contre vents et marées, dans un contexte où tant de réalités viennent la prendre en défaut.
Un premier volet de cette analyse consiste dans l’identification des facteurs clefs qui définissent le mérite, facteurs qui seront ensuite systématiquement mis en relation avec les réalités sociales de l’Amérique d’aujourd’hui. Le facteur le plus immédiat, dans le contexte anglo-saxon – en serait-il de même en France où cette question est tabou ? –, c’est le talent ou l’« innate ability ». Les auteurs rappellent le succès éditorial de l’ouvrage de Herrnstein et Murray (The Bell Curve, 1994) qui prétendait démontrer que l’intelligence est largement déterminée par la génétique et qu’elle explique largement le devenir social des personnes et les inégalités afférentes, notamment les inégalités raciales. Le débat a fait rage dès sa sortie et les auteurs en présentent une synthèse particulièrement bien informée [1]. Mais, le plus original se trouve ailleurs, et notamment dans le fait que les auteurs mettent en avant les autres caractéristiques personnelles de fait indissociables des talents, et qui participent du caractère « méritant » d’un individu. Il s’agit de ce qu’ils désignent comme « having the right attitude », notion qui renvoie à des qualités morales de sérieux, de travail, voire de « compliance » (de conformité, voire de conformisme). Un halo relativement tautologique puisque, de fait, on dira des individus qui ont réussi qu’ils ont précisément ce profil. Et les auteurs de renvoyer à des travaux récents d’économistes comme Bowles et Gintis, qui confirment l’importance des qualités « morales » de ce type dans la détermination des salaires, au-delà des compétences professionnelles, telles que certifiées par le diplôme notamment.
C’est là un premier « accroc » au principe méritocratique selon lequel les professions et les rémunérations doivent se fonder avant tout sur les compétences. Cela interroge y compris sur le plan éthique puisque les employeurs rémunèrent les qualités qui, ici et maintenant, leur conviennent et qui ne sont pas toujours forcément les plus « morales ». Pour le dire dans le vocabulaire d’aujourd’hui, « Travailler plus pour gagner plus » ne vise pas forcément les plus méritants, mais ceux dont le marché a besoin… Une chose est sûre cependant : cet ensemble flou qui recouvre le mérite doit être sous-tendu par une éthique du « mind power », c’est-à-dire de la toute puissance de l’esprit sur le cours des choses (l’équivalent américain du « quand on veut, on peut » français). Et les auteurs de pointer à ce propos le succès commercial de tous les livres de « self-help » qui fourmillent de conseils pour se prendre en main et constituent à leurs yeux la forme moderne de cette si prégnante éthique protestante…
Ce mérite est-il répandu au hasard, comme le voudrait l’obsédante courbe de Gauss mise en exergue par Herrnstein et Murray ? Evidemment non. Dans un pays où, d’une part, les inégalités sont fortes et où, d’autre part, la corrélation entre les revenus des parents et ceux de leurs enfants est particulièrement élevée, les auteurs n’ont aucun mal à démontrer que, dans la course aux meilleures places où seuls les talents individuels sont censés prévaloir, certains partent avec une longueur d’avance. Les avantages de la naissance s’avèrent précoces et cumulatifs, par des voies multiples, tant matérielles que relationnelles (le « capital social » cher aux sociologues américains). Un chapitre entier est consacré à l’importance des relations et à leurs effets parfois spectaculaires sur les destinées individuelles (l’exemple de G. W. Bush est présenté ici avec un certain humour). Tout ceci n’a évidemment rien à voir avec le mérite, et au total, pour les auteurs (mais sans qu’on ait précisément moyen de voir comment cela a été estimé), ces héritages familiaux pèseraient davantage que le mérite.
Qu’en est-il alors du rôle de l’éducation ? Aux Etats-Unis comme en France, l’éducation est censée permettre d’identifier et de sélectionner les plus méritants, les plus talentueux et les plus motivés. Avec l’expansion de l’éducation, on a assisté à une montée de ce que le sociologue R. Collins appelle le « credentialism », à savoir un verrouillage de l’accès aux postes par des diplômes de plus en plus exigeants, pas forcément fonctionnellement nécessaires, mais protégeant les individus les mieux placés de la concurrence des prétendants. L’accès aux diplômes devient donc un enjeu de plus en plus capital. Il est alors facile pour les auteurs de rappeler les analyses de Bourdieu et Passeron et de Bowles et Gintis, démontrant, non sans un déterminisme fonctionnaliste qui n’est plus guère de mise aujourd’hui, que l’école a précisément pour finalité de permettre et de légitimer la réussite des enfants initialement les plus favorisés. Plus originale est la critique de la perspective dominante dans la sociologie et l’économie américaines (elles-mêmes influentes en France, notamment chez les économistes), celle du « status attainment », où l’objectif du chercheur est de chiffrer l’impact sur la réussite professionnelle individuelle à la fois du mérite (souvent appréhendé par des tests de QI) et des facteurs qui, dans une méritocratie, ne devraient pas avoir d’influence, à savoir l’origine sociale, le sexe, l’origine ethnique, etc. En effet, cette perspective endosse en quelque sorte la problématique d’une méritocratie « contrariée » (par des influences illégitimes), où les destinées restent fondamentalement une aventure individuelle, en négligeant le contexte et les structures économiques, ou encore des facteurs de nature différente comme le hasard.
Or « being in the right place at the right time » apparaît de fait extrêmement important. Alors que le « rêve américain » et toute l’idéologie méritocratique postulent que toute personne dès lors qu’elle est méritante trouvera sur le marché une « demande » correspondant à ses talents, le nombre et les caractéristiques des emplois offerts à un instant t affectent évidemment la réalisation effective de ces « chances » abstraites et les contours du mérite lui-même. Et les auteurs de souligner qu’il y a sans doute bien plus de gens talentueux et travailleurs que de positions où leurs qualités seront parfaitement reconnues. Cet accent sur le thème « personne ne peut dire strictement qu’il mérite tout ce qui lui arrive ou ce qu’il fait de sa vie » est à la fois trivial et capital dans le contexte d’individualisation et de culpabilisation que nous connaissons.
L’ouvrage se termine sur une analyse des phénomènes de discrimination qui, comme les inégalités sociales en général, perturbent les relations censées exister entre mérite et réussite (scolaire, puis professionnelle), en insistant sur le fait que les différentes sources de discrimination se cumulent souvent entre elles. Les dispositifs qui prétendent contrer ces phénomènes apparaissent peu efficaces, de même que les stratégies de « débrouille » individuelles que les auteurs décrivent comme de plus en plus multiformes dans les zones défavorisées du pays. Les solutions, à leurs yeux, imposent de sortir de ce modèle profondément individualiste.
Cet ouvrage pointe les nombreuses failles du modèle méritocratique et insiste sur son caractère nocif : ce modèle justifie les inégalités présentes, rend les « gagnants » sûrs de leur bon droit et enfonce injustement les « perdants ». Mais au-delà de son grand intérêt descriptif, on peut regretter qu’il reste relativement éloigné d’une réflexion plus proche de la philosophie politique, comme celle développée par exemple, en Grande-Bretagne, par Brian Barry [2].Une question cruciale est de savoir s’il est possible, vu ses limites et même l’aporie qu’elle constitue dans une société inégale, de se passer de toute référence à la méritocratie. Ce n’est pas certain : pour les personnes, croire que ce que l’on fait compte, que les efforts seront justement sanctionnés sont des ressorts des plus « fonctionnels » d’un point de vue psychologique, comme le montrent par exemple l’abondante littérature en psychologie sociale, sur le caractère motivant, voire irremplaçable de la « croyance en un monde juste ». Dans une perspective différente, certains sociologues soulignent quant à eux la nécessité d’articuler le principe de mérite avec d’autres principes de justice (cf. par exemple François Dubet [3]). On restera donc relativement sur sa faim en refermant cet ouvrage. Mais il n’en reste pas moins stimulant dans le contexte français, où ces débats restent des plus timides chez les chercheurs, alors même que le mérite, la responsabilité individuelle qu’il postule, la compétition et les hiérarchies qu’il justifie occupent le devant de la scène.