Ce tome 2 d’Actuel Moyen Âge, dont le succès égalera peut-être celui du premier sorti en 2017, a été conçu, écrit et dirigé par la même équipe (Florian Besson, Pauline Guéna, Catherine Kikuchi) augmentée de quelques nouvelles têtes (Tobias Boestad, Maxime Fulconis et Simon Hasdenteufel). Trentenaires, passionnés, docteurs (ou en passe de l’être), ils et elles ont à cœur de dépoussiérer l’histoire du Moyen Âge en en pointant la « modernité ». En procédant par rapprochements entre le temps présent et la période médiévale, ils tâchent en effet de faire ressortir la ressemblance troublante de celle-ci avec notre actualité. Si le jeu est assurément amusant, il n’emporte pas la conviction – le Moyen Âge n’étant qu’un faux frère – et pose un sérieux problème d’épistémologie politique. En effet, en voulant tirer le meilleur du Moyen Âge pour faire face à ses détracteurs (qui continuent, il est vrai, à lui prêter bien des horreurs), les auteurs ont non seulement tendance à verser dans l’excès inverse, mais à laisser penser que les choses n’ont pas beaucoup changé depuis la fin (qui ne cesse plus d’être repoussée) de ce Moyen Âge formidablement inventif. Aux antipodes du potentiel critique de la discipline historique – dont la force est de nous permettre d’y voir plus clair dans les différences entre présent et passé afin de penser un futur émancipateur –, ce livre nous abandonne sur les rivages d’une histoire embrassant le passé avec trop d’empathie.
Prodiges et vertiges de l’anachronisme
« Les réflexions des médiévaux sont souvent d’une grande modernité », lisait-on au seuil du tome 1. Si l’affirmation se discute, il est clair qu’elle répond efficacement aux contempteurs – et ils sont encore nombreux – d’un Moyen Âge pluvieux, obscurantiste et violent. Nos six auteurs en quête d’un autre Moyen Âge ne sont évidemment pas les premiers à se lancer dans l’entreprise de déconstruction des clichés pesant sur dix siècles d’histoire – que l’on pense au petit livre, déjà ancien, de Régine Pernoud, Pour en finir avec le Moyen Âge (Seuil, 1977) –, mais c’est avec un indéniable talent d’écriture, humour et facétie qu’ils opèrent des « rapprochements » parfois incongrus, et souvent provocateurs, avec notre temps. La comparaison des selfies et des sceaux médiévaux, des monastères et des paradis fiscaux, ou des familles de banquiers florentins du XIVe siècle et des grandes banques d’aujourd’hui, éclaire de manière pop et ludique de lointaines réalités souvent mises au rancart au prétexte de leur archaïsme.
Comme dans le tome 1, six larges thématiques subdivisent l’ouvrage – « Famille, genre et sexualité », « Au jour le jour », « Religion et culture », « Jeux de pouvoir », « Aux marges du monde » et « Écologie » – au sein desquelles les auteurs choisissent (de manière évidemment subjective) un certain nombre de sous-thèmes inspirés de notre « actualité » (jeux de hasard, drones, class actions, compétitions sportives, big data, migrants, réchauffement climatique ou sexisme). Cette « actualité » – dont on s’étonne qu’elle ne soit pas définie, si ce n’est sous la forme d’une rapide pirouette étymologique [1], et qui revêt donc ici les traits de l’air du temps alimenté par les médias – fait à chaque fois l’objet d’un chapeau introductif de quelques lignes, précédant une vignette de quelques pages aux titres et aux sous-titres tapageurs (« Cougars ou vieilles chiennes », « ‘Filz de… !’ ou le bashing médiéval », etc.). La rhétorique, mais aussi la pédagogie du livre consistent ainsi en des intitulés alléchants, en fun facts et en comparaisons audacieuses (dont toutes du reste ne sont pas convaincantes). Dans le sous-chapitre « Deux mille ans de planning familial » par exemple, l’auteure montre que l’Église n’a pas toujours tenu un discours clair et univoque sur la question de la contraception, mais qu’elle a en revanche toujours fermement condamné l’avortement. L’ensemble est filtré par la culture historienne des auteurs, alimentée par leurs propres recherches et mâtinée d’un style nettement moins académique que celui auquel nous ont accoutumés tant les thèses que les manuels de l’enseignement supérieur.
Comparaison, cependant, n’est pas raison – du moins pas toujours –, et l’un des problèmes que pose ce nouvel opus d’Actuel Moyen Âge – de ce point de vue, guère mieux armé que le premier – est le déficit de réflexion méthodologique sur la nature des « rapprochements » opérés et des choix qu’ils présupposent. De ces anachronismes que les auteurs disent « assumés » et « nourris tout autant de [leur] pratique quotidienne de médiévistes professionnels que de [leur] confrontation à l’actualité » (p. 12), aucun contrôle n’est assuré ni aucun protocole exigé. Un style de raisonnement analogique domine donc, dont on peut donner, sans exhaustivité, quelques exemples : « Une croyance qui n’est pas sans rappeler certaines pratiques médiévales » (p. 97), « De nos jours, certains défendent le droit de chasser, de vendre des armes ou de produire des pesticides toxiques et destructeurs ; au XIVe siècle, l’Ordre teutonique défendait celui des combattre les païens » (p. 133), « Les gouvernements libéraux actuels s’illustrent par une politique de soutien aux grands groupes qui seraient les seuls garants de l’économie face au spectre du chômage. (…) Or il semblerait qu’au Moyen Âge aussi, la politique et le sort d’un pays aient pu revenir à ceux qui avaient la richesse comme atout principal dans leur manche. » (p. 149), « À l’âge des ‘fake news’, les théories du complot pullulent sur Internet. (…) Un thème vieux comme le monde. » (p. 159).
D’illustres prédécesseurs s’étaient pourtant essayés à l’anachronisme – Paul Veyne dans Le pain et le cirque, Emmanuel Le Roy Ladurie dans son Montaillou – et d’autres ont tenté de le théoriser, souvent dans le cadre de réflexions plus larges sur les vertus du comparatisme [2]. Mais l’équipe d’Actuel Moyen Âge ne nous dit rien des bénéfices heuristiques qui pourraient être retirés de l’exercice consistant à « rapprocher » deux phénomènes distants dans le temps (dès lors soumis à l’arbitraire et la subjectivité de chaque auteur), à l’heure où, pourtant, les considérations épistémologiques sur l’histoire contrefactuelle et les expériences « chronoclastes » se multiplient [3]. Dans le tome 1, nous étions certes prévenus d’un avertissement lapidaire : « Les pages qui suivent visent à rapprocher l’hier et l’aujourd’hui, et l’on aurait trop vite fait de croire que ce rapprochement est généalogique » (p. 19). Soit : pas de continuités, ni de linéarité, entre le Moyen Âge et nous, le but n’étant pas d’éclairer, ni même d’expliquer notre présent par l’héritage médiéval. Mais alors de quoi s’agit-il ?
Il faut sauver le Moyen Âge
Aux antipodes d’une démarche généalogique qui pointerait non pas d’improbables origines, mais bien les ruptures et les discontinuités entre notre passé et notre présent, les auteurs d’Actuel Moyen Âge tâchent de montrer que ce que nous pensons moderne et nouveau, en réalité ne l’est pas. Bien entendu, il ne s’agit pas de dire que rien n’a changé depuis le Moyen Âge, mais plutôt que certaines des questions qui, aujourd’hui, se posent à nous et traversent parfois le débat public (du lobbying à la surpêche, en passant par le multiculturalisme), se sont aussi posées à la société médiévale [4]. Et qu’à défaut de s’inspirer des solutions ou des manières de faire médiévales – encore que les auteurs les présentent généralement sous un jour plus sympathique qu’un présent au contraire décrié – , les modernes devraient rabattre leur superbe. Cette différence d’appréciation est particulièrement frappante dans le chapitre qui confronte l’usage contemporain des drones (détestable) et le code d’honneur des chevaliers (louable).
Il y a donc une morale à cette histoire, pour ne pas dire aux histoires d’Actuel Moyen Âge. En voulant s’extraire du présentisme ambiant, par le truchement d’une discipline qui, faut-il le rappeler, a fait profession de vérité et non de morale, et en cherchant à relativiser notre supposée modernité, les auteurs en viennent à déprécier celle-ci et, par contraste, à valoriser le Moyen Âge. Un exemple parmi d’autres, p. 62 : « Armé de son smartphone, n’importe qui peut désormais se prendre en photo et partager ses clichés, parfois avec le monde entier (…). Nouveau ? pas tout à fait. Si les gens du Moyen Âge n’ont pas eu à subir l’enfer des perches à selfie, il leur importait déjà d’offrir une bonne image d’eux-mêmes aux autres. »
Ils s’inscrivent donc à leur tour, et sans doute sans le vouloir, dans une forme de présentisme consistant à réduire la distance qui nous sépare du passé, à nier les spécificités des périodes historiques (ou du moins à ne pas les faire ressortir), et à ne pas expliquer les changements de basse ou de haute intensité qui font qu’en dépit des apparences, jamais le présent ne ressemblera au passé. Ce refus d’une perspective historicisante – qui, par définition, postule la possibilité du changement – revient à se priver des conditions d’une pensée de l’émancipation.
Mais en-deçà de cette question du régime d’historicité, trop vaste pour que nous la traitions ici, et de ce qu’elle révèle de la fonction dévolue à l’histoire par les auteurs d’Actuel Moyen Âge, on peut se demander si en présentant celui-ci comme amusant, inventif et chatoyant, ils n’en donnent pas une image tout aussi criarde et déformée que le noir portrait qui a longtemps eu cours. Cette volonté passionnée de « sauver » le Moyen Âge des griffes des réactionnaires – nous y reviendrons – aussi bien que des fanatiques du Progrès, ne risque-t-elle pas d’enfermer le Moyen Âge dans une vision ludique et tendre, qui prend le risque d’être a critique ? Que l’antipathie soit aussi un puissant moteur de l’enquête empirique est en effet une idée étrangère aux auteurs d’Actuel Moyen Âge, dont le militantisme en faveur de cette période supposément mal aimée les porte à la réhabilitation (sur le soin apporté aux enfants, le multiculturalisme des Vikings ou encore la protection des abeilles, considérées comme une ressource naturelle partagée).
Annexé à des questionnements contemporains (ce qui en soi ne saurait poser problème et définit, selon Marc Bloch cité en exergue, le « métier d’historien »), le Moyen Âge ressort-il de ce livre transfiguré ? Notre compréhension de la période en est-elle améliorée et, puisque telle est la spécificité de ce livre, les rapprochements opérés avec notre présent ont-ils quelque vertu heuristique ? Assurément non, car le lien entre passé médiéval et situation présente est généralement de pure forme. Il s’agit donc avant tout de rendre l’histoire médiévale plus accessible, au point que la frontière entre cette forme de vulgarisation – qui rappelle le phénomène de la public history né aux États-Unis dans les années 1970 [5] - et le « médiévalisme » consistant à utiliser l’histoire du Moyen Âge de façon non académique, se révèle parfois ténue [6].
Depuis plusieurs années maintenant, en particulier aux États-Unis, l’étude de la réception du Moyen Âge et de ses réemplois au fil des siècles a pris la forme d’enquêtes très fouillées, parfois dotées d’une portée critique (surtout lorsqu’elles s’emploient à déconstruire certains concepts construits historiquement) [7]. On peut néanmoins redouter que cet engouement croissant ne conduise l’étude du médiévalisme (ou même certaines formes pédagogiques de médiévalisme) à se substituer à l’étude de la période médiévale elle-même, jugée trop âpre ou exigeante, et menacée de disparaître à moins de subir un relooking drastique [8]. Dans un contexte politique de dévalorisation accrue d’un certain nombre de disciplines qualifiées d’« inutiles » – que manifestent évidemment l’absence de financements et la quasi disparition des postes d’enseignants-chercheurs – la promotion de la vulgarisation de nos travaux est donc à double tranchant : elle répond certes aux injonctions politiques du moment, qui consistent à sommer les chercheurs de justifier socialement leur activité (comme si la recherche était en soi dénuée de toute valeur…), mais elle montre aussi que la recherche fondamentale pourrait n’être faite que par une poignée de mandarins sans que le monde s’en porte plus mal.
Histoire nationale/histoire mondiale : le combat du siècle ?
Déringardiser l’histoire médiévale, donc. Mais aux yeux de qui ? S’il est délicat de spéculer sur les publics visés par ce livre, les bibliographies proposées sont trop sélectives – et témoignent parfois de choix biaisés, pour ne pas dire de lacunes étonnantes (comme dans le cas de la circulation des nouvelles à Venise, des théories du complot ou bien de la vente des indulgences à la fin du Moyen Âge) [9] – et le propos trop ciblé, pour qu’il s’agisse de cours réutilisables tels quels en classe. En revanche, le sens du récit, la manière de combler le vide des sources par l’imagination, le format très court de chaque vignette et un certain sens de la formule, sont autant d’ingrédients qui font le succès d’un livre auprès, non seulement, des passeurs que sont les journalistes entre les chercheurs et un large public, mais aussi des étudiants et des élèves qu’il s’agirait d’« accrocher » à une période historique jugée ingrate et largement caricaturée. En ce sens, on ne peut que féliciter les six auteurs d’une telle initiative, réalisée avec panache sur le terrain des très gros vendeurs d’ouvrages d’histoire, quant à eux souvent approximatifs et réactionnaires, pour ne pas dire incompétents et infréquentables.
Car si le Moyen Âge qui ressort de ce livre n’est pas objet de recherche, mais plutôt terrain de jeu pédagogique, son histoire se veut aussi instrument politique. Les auteurs rappellent en effet dans l’introduction leur volonté « de diffuser un ‘Moyen Âge des routes’, plutôt qu’un Moyen âge des racines, pour [s’]opposer à toutes les récupérations idéologiques et politiques de l’histoire, qui cherchent avec fébrilité des modèles de société, souvent plus fantasmés que réels. » (p. 15). La cause est noble, c’est entendu, et il y a fort à faire en ces temps où les thuriféraires racistes d’une nation blanche et virile fantasment (et maltraitent) cette période historique. Mais une déclaration d’amour faite au Moyen Âge chamarré des marchands, des voyageurs, des savants et des (rares) femmes de pouvoir constitue-t-elle une réponse proportionnée aux chantres du nationalisme rance ? Le risque n’est-il pas, malheureusement, de reconduire, sans en discuter les termes, une opposition que les réactionnaires de tous poils (de Zemmour à Bern, en passant par Deutsch [10]) adorent mettre en scène, en particulier depuis la parution de l’Histoire mondiale de la France (2017), dirigée par P. Boucheron ? Entre une histoire des élites – définies par leur mobilité et leur aptitude à emprunter ces « routes » qu’évoquent les auteurs d’Actuel Moyen Âge (sans en donner ni la carte ni le guide) – et une histoire des terroirs ou des origines ? Entre une histoire faite, d’un côté, par une jeunesse mondialisée et « connectée », et, de l’autre, un « roman national » auquel il serait plus facile, pour la majorité, de s’identifier ?
Je ne suggère évidemment pas qu’il faille baisser les bras face à la déferlante éditoriale et médiatique des charlatans et des idéologues d’extrême droite à laquelle nous assistons depuis une quinzaine d’années. Encore moins qu’il faille leur laisser le champ libre. Mais qu’une autre manière de sortir de cette ornière – et de cette alternative, cultivée par l’ennemi, entre le global et le local, le connecté et l’isolé, dans laquelle la majorité des historien.ne.s ne se reconnaîtra sans doute pas, mais dont les traductions politiques sont désormais évidentes, le match entre libéraux et réactionnaires étant amené à se rejouer – est d’aller sur le terrain adverse en proposant une histoire critique, qui, sans misérabilisme, ait le courage de dire le sang, la haine et la domination, mais aussi les conflits, les résistances et les révoltes [11]. Une histoire politique qui ne soit pas celle des grands hommes, mais bien des dominé.e.s dans leurs rapports aux dominants, une histoire sociale qui soit tout sauf un appel au consensus, et surtout, une histoire holiste qui ne croit pas à la seule force des trajectoires individuelles.
Car le problème n’est pas celui de l’échelle, mais du regard. Ce que refusent absolument les réactionnaires d’aujourd’hui est de regarder l’histoire en face, dans toute sa complexité. Leur manière d’opérer consiste donc à passer systématiquement sous silence ce qui s’accorde mal à la grandeur préfabriquée de la nation. En valorisant un autre Moyen Âge, celui des voyages et des échanges, des circulations et d’une première mondialisation (qui n’en finit plus de reculer dans le temps), on leur fait pièce, bien sûr, mais en partie seulement, car on présuppose une autre forme de grandeur qu’ils pourront toujours nous opposer pour disqualifier ce qu’ils estiment être une interprétation « idéologique » de l’histoire.
L’histoire locale (d’ici ou d’ailleurs, micro- ou monographique), de même que l’histoire « nationale », ne sont pas condamnées à fleurer bon le pétainisme. Si elles existent, c’est aussi parce qu’elles rendent compte d’une réalité culturelle, sociale et économique particulièrement forte au Moyen Âge, qui est celle de communautés sédentaires, fermées et intolérantes. Loin des livres de merveilles ou des princes flamboyants de la Renaissance, loin des manuscrits richement enluminés de la noblesse ou des artistes du Quattrocento, il faudrait donc mettre de temps à autre sur le devant de la scène historiographique les archives moroses et leurs tristes topiques. Moins vendeur, moins mouvant, moins inventif aussi, ce Moyen Âge ne fait pas rêver. Mais il éclaire radicalement notre présent et répond à une actualité conçue comme une urgence.
Florian Besson, Tobias Boestad, Maxime Fulconis, Pauline Guéna, Simon Hasdenteufel, Catherine Kikuchi, Actuel Moyen Âge. L’aventure continue, Arkhè, 2019. 272 p., 21, 50 €.