Le 2 mai 1842, un rouleau de 10 km et 300 kgs entre dans la Chambre des Communes : la « charte du peuple », porteuse d’un vaste mouvement d’émancipation ouvrière. L’ouvrage de M. Chase, récemment traduit, en fait l’histoire « par le bas ».
Le 2 mai 1842, un rouleau de 10 km et 300 kgs entre dans la Chambre des Communes : la « charte du peuple », porteuse d’un vaste mouvement d’émancipation ouvrière. L’ouvrage de M. Chase, récemment traduit, en fait l’histoire « par le bas ».
Le 2 mai 1842, entre fanfares et banderoles, un rouleau de papier de dix kilomètres et de plus de 300 kilos, porté par des commerçants londoniens, entrait dans la Chambre des communes britannique. Sans doute plus lourde encore était la charge symbolique des 3,3 millions de signatures couchées sur le document, soit un tiers des adultes de Grande-Bretagne de l’époque, qui exigeaient l’application des « six points » de cette « Charte du peuple » : suffrage universel masculin, vote à bulletin secret, abolition du cens d’éligibilité, rémunération des députés, équité des circonscriptions électorales, élections annuelles de la Chambre des communes. La manifestation était le point d’orgue du plus vaste mouvement social et politique qu’ait connu la Grande-Bretagne au XIXe siècle, un mouvement qui avait débuté en 1838 et qui allait s’éteindre après le milieu du siècle. Le chartisme, c’est son nom, eut sa presse, le Northern Star, ses héros, William Lovett ou le « lion de la liberté » Feargus O’Connor, sa légende, dont on retrouve les hauts faits jusque sur les coussins brodés par les jeunes filles des milieux populaires. Loin d’être un mouvement à vocation uniquement politique, le chartisme fut en effet porté par un profond désir d’émancipation ouvrière. Aussi nourrit-il le gigantesque mouvement de grève qui ébranla près de 32 comtés en 1842.
Phénomène en tout point exceptionnel, objets d’anciens et vifs débats historiographiques en Grande-Bretagne, le chartisme demeure mal connu en France – à l’exception, bien sûr, des spécialistes du monde britannique. Il fut pourtant au cœur des réflexions sur la naissance des classes ouvrières européennes ou sur la nature de la trajectoire singulière de la plus importante puissance du XIXe siècle, la Grande-Bretagne. Aussi est-il heureux que l’ouvrage de Malcolm Chase, ‘Le chartisme. Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), initialement paru en 2007, ait été traduit et soit désormais accessible au public francophone. Son intérêt ne réside certes pas là seulement. Professeur d’histoire à l’Université de Leeds, Malcolm Chase s’est formé au courant du « History Workshop », né dans la seconde moitié des années 1960 autour d’universitaires tels que Raphael Samuel [1]. Son objectif était de promouvoir une « histoire par en bas », au plus près des sources, afin de faire saillir les « oubliés de l’histoire » et de dévoiler le dynamisme des cultures populaires du passé. L’ouvrage est clairement imprégné de cette démarche. On la repère dans le parti pris clairement narratif, attentif au fourmillement des conflits comme aux lentes étapes, hésitations ou issues multiples du mouvement. Elle se ressent également dans la volonté qu’a l’auteur de restituer une histoire vivante, située au plus près des acteurs et des actrices du temps, en s’appuyant sur les sources les plus diverses. Exemplaires à cet égard sont les « vies chartistes », ces biographies d’hommes et de femmes, impliqués dans le mouvement, qui ponctuent chaque fin de chapitre. On y découvre tour à tour le cordonnier Abram Hanson et sa femme Elizabeth, militants du village textile de Elland, près d’Halifax (Yorkshire), puis l’ombrageux pasteur Patrick Brewster, dont l’évangile social secoua la communauté de Paisley (Écosse) à la fin des années 1830.
Le chartisme émerge en 1838 dans un contexte ici soigneusement retracé : les déceptions issues du Great Reform Bill de 1832, qui n’élargit le droit de vote qu’à une minorité de la population, la réforme de la Poor Law de 1834 qui durcit l’aide aux plus pauvres, la tradition radicale britannique ou encore les difficultés sociales consécutives à l’industrialisation déjà avancée du pays. Perceptions et inquiétudes se cristallisent dans la fameuse « Charte du peuple » présentée par le journaliste et homme politique irlandais Feargus O’Connor. S’organise peu à peu un véritable courant chartiste, autour de la National Charter Association, créée en 1840, et parfois présentée comme le premier parti politique ouvrier « moderne ». Journaux, pamphlets, boycotts, soulèvements ponctuent rapidement la vie du pays – sans oublier les impressionnants meetings et les pétitions monstres de 1839, 1842, et 1848 qui ont marqué l’imaginaire du temps. Le chartisme croisa chemin faisant, sous forme de concurrence ou d’association, les autres grands mouvements revendicatifs de l’époque : cause anti-esclavagiste, lutte pour l’émancipation des femmes, fenianisme, owénisme, syndicalisme, projets de réforme agraire, combats pour l’extension du droit de suffrage… En dépit de cette puissance de mobilisation, invariablement, le Parlement repoussa les demandes formulées par les pétitions ; et invariablement les forces de police parvinrent à contenir les oppositions, que ce soit par le recours aux arrestations préventives, par la répression ou par une gestion maîtrisée des foules.
Plus que sur ces épisodes bien connus, l’ouvrage insiste sur l’ancrage social et culturel qui sous-tend le mouvement. Il montre la manière dont le chartisme a traversé des vies, bouleversé des hiérarchies locales, fait accéder des anonymes au débat politique. L’examen de cette politisation au ras du sol amène à d’intéressants constats. Londres ne devient par exemple que tardivement un centre significatif, pour un chartisme qui plonge avant tout ses racines dans les villes et les villages d’Angleterre, d’Écosse, du Pays de Galles ou d’Irlande. Les « cultures » chartistes, par ailleurs, apparaissent dans leur complexité. L’étranger n’y est pas absent : l’expérience coloniale, la révolution américaine, les révolutions françaises sont fréquemment mobilisées, parfois de manière concrète comme dans le cas des bonnets phrygiens. Mais ces références se mêlent à une vie locale intense, marquée par le souvenir de la révolution anglaise, le radicalisme, les cultures paysannes et de métiers, ou les confessions religieuses. Le rôle de l’éloquence populaire et de la poésie ouvrière, pratique alors courante, s’avère décisif dans les formes de mobilisation. Quant aux femmes, si elles sont peu présentes parmi les délégués officiels, elles se révèlent très actives dans les protestations de masse et dans le travail militant au quotidien. L’auteur insiste, enfin, sur la vigueur de ce mouvement tout en flux et reflux. L’analyse des rituels de la protestation – procession, banderoles, chants, tenues, pratiques carnavalesques, performances orales, mises en scènes –, particulièrement réussie, souligne la richesse des modes d’action tout à la fois formels et informels, concrets et symboliques qui organisent les plus grandes manifestations. La Charte a en effet pu se doter de significations variables selon les groupes et les moments, des revendications les plus policées aux attentes plus franchement révolutionnaires. La grande vague de grèves de 1842 est ainsi qualifiée de « tournant historique qui n’a pas eu lieu » (p. 293). Et certaines émeutes prirent une forme insurrectionnelle, que ce soit dans les attentes des dirigeants chartistes, les inquiétudes du pouvoir, ou les faits. Ainsi en est-il du « soulèvement général » que voulut mettre en œuvre l’ « armée » de John Frost, composée de 5000 hommes, avec piques et fusils, à Newport au sud du pays de Galles, en 1839. Il en va de même à Londres et en Irlande, au printemps 1848, dans le sillage du « printemps des peuples » européen, qualifiés par l’auteur de « mois les plus cruciaux de l’histoire victorienne » (p. 375).
Ces niveaux de réalité, de la représentation politique nationale au discours à la porte de l’église du village, de l’expression par voie de presse à l’action violente, semblent ainsi pris dans un puissant entrelacs. En ressort une histoire de la Grande-Bretagne plus incertaine et tourmentée que ne le voudrait la tradition libérale whig, qui fait des Îles Britanniques un modèle de développement politique plutôt harmonieux, comparé du moins à celui du Continent. Rien, en revanche, ne sera dit sur la signification de ce mouvement, comme l’atteste l’absence de conclusion proprement dite. Peut-être faut-il préciser néanmoins certains enjeux des éclairages proposés.
Bien que l’ouvrage ne l’évoque pas, l’interprétation du chartisme a fait, on l’a dit, l’objet d’un vaste débat entamé dès le XIXe siècle. À la lecture whig s’opposa, pour aller vite, une lecture marxiste : selon elle, le chartisme était un mouvement de classe, qui voulait promouvoir la cause des travailleurs, en assurant l’élection d’ouvriers qui auraient pu mettre en œuvre une société plus juste. Plus tard, E.P. Thompson montra que la « classe » ouvrière en question devait bien être considérée comme une construction, inscrite dans les autres rapports sociaux et inclue dans une dynamique d’opposition avec l’État [2]. Dans cette perspective, le chartisme et ses organisations prolongeaient et cristallisaient ces antagonismes sociaux d’un nouveau type. Dans un article retentissant qui allait nourrir l’analyse du « linguistic turn », Gareth Stedman Jones invita ensuite à « repenser le chartisme », en soulignant la discordance entre le langage des revendications, directement inspiré de la tradition radicale anglaise, et la nature sociale des groupes qui les portaient [3]. Loin d’être un simple mouvement de classe, le chartisme apparaissait plutôt comme un moment d’expression singulier qui renouvelait une tradition politique de longue durée. L’auteur suggéra plus tard avoir peut-être été insuffisamment sensible à la chronologie fine des événements et aux jeux multiples des significations [4]. L’ouvrage de M. Chase, dont le sous-titre français suggère qu’il s’inscrit davantage dans une histoire « du mouvement ouvrier britannique », pourrait y répondre [5]. Si les discours ne peuvent être réductibles à des groupes sociaux figés, laisse-t-il entendre, leur autonomie ne saurait être exagérée, tant ces discours sont divers d’une part, et tant leur signification est d’autre part appropriée, travaillée par les occasions, les modes d’expression et les acteurs. Peut-être quelque chose reste-t-il alors à creuser à l’intersection du langage, cohérent et articulé, de certaines revendications, et de la voix, incarnée et performative, de la protestation, que donne à entendre le livre.
Un autre enjeu ouvert est l’exceptionnalisme britannique. On le sait, la Grande-Bretagne a « surmonté » le chartisme et est l’un des rares pays à avoir échappé à la vague révolutionnaire de 1848, caractéristique qui se trouve au cœur de son auto-célébration, quelques années plus tard, en 1851, lors de la grande Exposition Universelle au Crystal Palace. Or cette exception britannique est discutée depuis plusieurs années, en Grande-Bretagne et ailleurs. Les travaux sur la politisation des Français au XIXe siècle ont montré la circulation des pratiques de pétition et de meetings de L’Angleterre vers la France, suivant des appropriations multiples [6]. Mais les pratiques protestataires dégagées ici pourraient également être replacées dans perspective plus large, sans recourir au thème des répertoires d’action « prémodernes » identifiés par Charles Tilly [7]. Enfin, l’auteur suggère bien la dimension internationale des circulations révolutionnaires et l’existence de poussées plus strictement insurrectionnelles : la présence de gardes nationales armées en Irlande ou de barricades à Londres en 1848, souvent oubliées dans les études sur le printemps des peuples, suggère que la Grande Bretagne elle-même peut être insérée dans cette histoire. Une question demeure à ce stade : l’analyse est-elle ici un peu forcée, ou la perspective adoptée par l’auteur lui permet-elle de réévaluer des événements que l’historiographie habituelle tend à négliger ? Il y a là de quoi discuter en tout cas, non les trajectoires des pays européens, mais les interprétations qui leur sont souvent accolées, sous-tendues par l’idée très nationalo-centrée de « voies » de modernisation sociale et politique.
Pour prolonger cette réflexion, il faudrait aborder d’autres aspects, sur lesquels l’ouvrage s’attarde peu. Ainsi de la perception du mouvement par l’ « opinion publique », ou du moins par la presse à grand tirage britannique, ou encore des appréciations politiques qui ont pu intervenir aux différents échelons de l’État. Ce n’est pas, on l’aura compris, le propos de l’ouvrage. Fidèle à sa démarche, l’auteur entend restituer de l’intérieur la richesse profuse de ce courant, et laisser le lecteur, historien ou non, se forger sa propre opinion. Reste ce tableau chatoyant du chartisme, qui ouvre à nouveau des questions restées latentes. Leur enjeu demeure entier, on le devine, tant pour la compréhension des sociétés européennes du XIXe siècle que pour la réflexion sur la perception du social et les luttes du présent.
par , le 18 mars 2015
Quentin Deluermoz, « Le Chartisme au ras du sol », La Vie des idées , 18 mars 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Le-Chartisme-au-ras-du-sol
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[1] Témoin du dynamisme de ce courant, la revue History Workshop Journal, lancée en 1976 et devenu une revue de référence dans le monde anglo-saxon.
[2] E. P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Le Seuil, 2012 [1re ed. 1963].
[3] G. Stedman Jones, “Rethinking Chartism”, in Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge : Cambridge University Press, 1983, 90-178.
[4] Gareth Stedman Jones, « Prologue » à la traduction française de « Repenser le chartisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/1, p. 7-68.
[5] Le titre original est en effet Chartism. A New History, Manchester University Press, 2007.
[6] Par exemple, B. Agnès, L’appel au pouvoir. Essai sur le pétitionnement auprès des chambres législatives et électives en France et au Royaume-Uni entre 1814 et 1848, thèse d’histoire, Université Paris 1, 2009 ; P. Cossart, Le meeting politique. De la délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 ; V. Robert, Le temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.
[7] C. Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. Voir aussi la discussion de M. Offerlé « Retour critique sur les répertoires de l’action collective (XVIIIe - XXIe siècles) », Politix 1/ 2008 (n° 81), p. 181-202.