Comme l’observe Friedländer dans Les Années d’extermination, Hitler a perdu la guerre contre les Alliés, mais pas celle qu’il a lancée contre les Juifs. En quelques années, le nazisme a réussi à détruire une civilisation, une mémoire, une langue. Si les bourreaux parlaient l’allemand, ils ont également inventé tout un lexique de propagande, auquel s’ajoute un système de codage et de périphrases propre à masquer l’entreprise d’extermination. À l’approche de leur destruction, les victimes ont, au contraire, accumulé les témoignages. Y a-t-il des langues de vie et des langues de mort ? Dialogue entre un historien et son traducteur.
Saul Friedländer est l’un des plus grands spécialistes du nazisme. Il vient de publier Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945 (Seuil, 2008), deuxième volume d’une étude commencée en 1997. Dans Quand vient le souvenir… (Seuil, 1978), il raconte son enfance bouleversée, depuis l’exil de Prague et la fuite en France jusqu’à son arrivée en Israël, qu’il gagne après la déportation de ses parents.
Pierre-Emmanuel Dauzat a traduit les œuvres les plus importantes sur le nazisme et la Shoah, dont celles de David Boder, Jan Gross, Raul Hilberg, Ian Kershaw et Saul Friedländer. Il est également l’auteur d’une dizaine d’essais sur la pensée chrétienne. Il a publié récemment Les Sexes du Christ (Denoël, 2007).
La Vie des Idées - Saul Friedländer, vous êtes né à Prague au début des années 1930. Dans votre famille, on se sent allemand et vous manifestez tout au long de votre vie une familiarité avec l’allemand. En même temps, vous parlez le tchèque et vous racontez comment votre gouvernante vous apprend des chansons. Je voudrais que vous nous parliez des langues de votre enfance.
Saul Friedländer – Ce sont en fait les langues que je connais le moins bien. Le tchèque, je le comprends parfaitement ; et, quand je vais à Prague, il me revient en deux ou trois jours. C’était la langue de base. La gouvernante me chantait des chansons en tchèque, me parlait en tchèque, mais je crois que mes parents me parlaient surtout en allemand, puisqu’on passait une bonne partie de l’année dans les Sudètes, une région germanophone. De manière générale, les Juifs de Prague parlaient l’allemand, se sentaient culturellement plus Allemands que Tchèques. J’ai donc appris les deux langues. Bien sûr, le départ en France – la fuite, si vous voulez – en avril 1939 m’amène dans une tout autre aire culturelle. Mon allemand et mon tchèque tendent à disparaître et disparaissent au fil des années ; mais ils reviennent lorsque j’ai de nouveau un contact avec des personnes qui parlent l’une ou l’autre langue. Mais c’est bien le français qui est devenu la langue de mon enfance, un peu plus tardive, à partir, disons, de sept ans. L’anglais vient plus tard et l’hébreu vient avec l’arrivée en Israël.
La Vie des Idées - Pierre-Emmanuel Dauzat, à ma connaissance, votre langue maternelle est le français. Comment et pourquoi choisit-on de vivre avec et dans la langue des autres ?
Pierre-Emmanuel Dauzat – Je crois qu’il y a une part de hasard et il y a la présence de l’étranger, très tôt, dans ma famille. Le français comme langue maternelle, oui ; en réalité, je dirais que c’est plutôt la langue de ma mère. Je n’ai jamais vécu cela comme une langue maternelle pour des tas de raisons psychologiques et familiales. En revanche, enfant, je baragouinais plus que je ne parlais, on disait donc que je parlais chinois. J’étais très fier de parler chinois, ce qui fait que c’est une des langues que je n’ai jamais apprises et que, malheureusement, je ne sais pas lire. Ma grand-mère maternelle a été l’une des premières étudiantes françaises à être diplômée d’anglais à Oxford et elle parlait couramment espagnol, anglais, allemand. Je savais donc que cela existait. D’un autre côté de ma famille, j’avais un oncle juif qui était parfaitement assimilé, mais qui a vécu longtemps en Extrême-Orient. Il parlait cambodgien, vietnamien, il avait une facilité à parler les langues. Il y avait quelque chose pour moi d’absolument miraculeux, un moyen extraordinaire de s’évader. Cela étant, je n’ai jamais réussi à parler absolument aucune langue. Je n’arrive pas à dire deux mots, même « bonjour, au revoir » en anglais. J’ai eu la chance d’avoir des auteurs qui parlaient très bien français. Autrement, je demandais un interprète et je demande toujours un interprète quand je suis face à des auteurs que je traduis. C’est une expérience totalement différente.
J’ai appris les langues en les recopiant. Je ne pensais pas qu’il y avait autre chose que des langues mortes, donc les premières langues que j’ai apprises sont le latin et le grec. J’avais des frères et sœurs qui lisaient des choses en grec et en latin. Je me suis donc mis à traduire pour recopier, pour m’approprier les choses. Et je n’ai fini par aimer le français et par arriver à le maîtriser qu’en passant par des langues étrangères. Enfant, j’ai recopié des dizaines et des dizaines de livres de la bibliothèque de mes parents, d’abord en français puis en langues étrangères, subrepticement parce que je me suis rendu compte que cela correspondait à un métier. N’ayant pas la vocation, je ne suis pas devenu copiste. Petit à petit, je suis devenu traducteur, sans m’en rendre compte, avec ce sentiment un petit peu fautif. C’est un métier un peu étrange de réducteur de têtes, parce que tout ce qui est étranger et tout ce qui est extérieur est réduit à ce que l’on connaît – alors qu’en réalité le vrai mouvement du traducteur consiste à aimer l’autre et donc à rester à l’étranger, à ne jamais en revenir.
Saul Friedländer – J’ai oublié de vous dire que j’avais appris le latin et le grec, qui ont complètement disparu. Les langues, je crois, restent en soubassement, c’est-à-dire qu’il y a des couches de langues. Par exemple, quand j’ai appris l’hébreu en arrivant en Israël, donc à l’âge de quinze ans, le latin et le grec qui m’avaient suivi pendant des années ont disparu face à une langue nouvelle pour moi. Mais je crois que les langues ne disparaissent jamais et que, dans les circonstances adéquates, remontent des langues qu’on croyait avoir complètement oubliées.
L’apprentissage des langues
La Vie des Idées – Saul Friedländer, vous êtes arrivé à Néris-les-Bains puis à Montluçon dans les années de guerre, vous y avez appris le français ; vous avez écrit certains de vos livres en français. En 1948, quand vous êtes arrivé dans le tout jeune État d’Israël, vous vous êtes mis à l’hébreu. Je voudrais que vous nous parliez des langues de votre jeunesse.
La Vie des Idées – Pierre-Emmanuel Dauzat, quand on regarde les langues que vous connaissez, on reste estomaqué. Vous en connaissez, je crois, une quinzaine : l’anglais, l’allemand, l’italien, mais aussi l’espagnol, le russe, le suédois, le serbo-croate, le latin et le grec ancien et moderne. Je voudrais que vous nous parliez de ce savoir linguistique qui paraît encyclopédique.
La langue des assassins
La Vie des Idées – Saul Friedländer, vous fréquentez beaucoup la langue des assassins, puisque vous êtes l’un des plus grands spécialistes du nazisme. À vous lire, à lire d’autres historiens, on voit que le nazisme a forgé une langue particulière – je songe bien sûr au livre de Klemperer sur la « langue du Troisième Reich » –, mais je pense aussi à un passage qui m’a beaucoup frappé dans votre livre Quand vient le souvenir. Vous racontez qu’enfant vous écoutez à la radio, avec votre famille, un discours de Hitler vers 1939 et que vous êtes frappé, presque effrayé par la répétition du mot « tausend » qui revient en effet plusieurs fois dans le discours et que vous décrivez comme le « halètement d’une locomotive ». Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de cette langue originale : est-ce qu’elle vous effraie ou, au contraire, pensez-vous qu’on doive l’apprendre pour la comprendre ?
Saul Friedländer – Là, la réponse est simple. C’est la langue des assassins, si vous voulez, mais il y avait d’autres gens qui parlaient l’allemand, il y avait toute une culture allemande. L’Allemagne ne se réduit pas au Troisième Reich, même si, comme l’ont dit beaucoup, le Troisième Reich a détruit certains mots de la langue allemande. Par exemple, « Sonderbehandlung » [en langage nazi, « traitement spécial », c’est-à-dire extermination, NDR] est un mot qu’on hésite à utiliser, qu’un Allemand un peu familier de cette histoire n’utiliserait plus. C’est la même chose avec Endlösung ["solution finale", NDR]. Ces mots qui étaient neutre avant le nazisme, avant le début de l’extermination, peu de gens aujourd’hui les utiliseraient sciemment. Le nazisme a véritablement contaminé la langue.
Mais il faut faire la part du feu. L’allemand en tant que tel, comme le diraient tous les Juifs allemands réfugiés, c’était la langue de Schiller et de Goethe. Je n’ai donc jamais eu de problèmes avec l’allemand en tant que tel, parce que je savais que je l’utilisais aussi pour écrire l’histoire de ces événements-là. La langue m’est revenue assez vite et je n’ai pas eu de cas de conscience. C’est une langue qui est âpre et qui donc permettait à une rhétorique comme celle de Hitler d’utiliser des formules qui seraient plus difficiles à utiliser en français. En septembre 1938, le fameux « tausend » servait à décrire les « milliers » d’Allemands fuyant des Sudètes vers l’Allemagne. Cela fait peur, mais ce n’est pas pour cela qu’on ne va plus utiliser le mot « tausend ».
Klemperer est le premier et, pendant longtemps, le seul à avoir analysé dans la langue du Troisième Reich des formules, des mots typiques, une certaine utilisation de verbes, une syntaxe véritablement spécifique. Oui, il y avait un langage du Troisième Reich et, très souvent, quand vous lisez des ouvrages un peu spécialisés, vous avez à la fin une sorte de glossaire qui vous indique ce que voulaient dire toutes ces expressions. C’est vrai qu’avec la propagande – je pense bien sûr à Goebbels mais aussi à des organisations comme la SS – se créait une langue qui était leur essence même. Même les grades avaient une espèce de consonance, qui donnait par exemple une identité aux SS. Goebbels utilisait certaines formules qu’il répétait, de même que Hitler bien sûr. Klemperer notait tout cela très précisément. Dans son journal de la guerre, il travaille sans cesse sur la langue. Tout de suite après la guerre, il a publié la LTI [« Lingua Tertii Imperii », titre de l’ouvrage de Klemperer paru en 1947, NDR].
La Vie des Idées – Pierre-Emmanuel Dauzat, je voudrais vous poser la même question, en l’étendant à l’antisémitisme. Vous avez traduit une Histoire des « Protocoles des sages de Sion », ce faux forgé dans les milieux de l’extrême droite tsariste à la fin du XIXe siècle, qui prétend qu’un complot juif viserait à dominer le monde.
Pierre-Emmanuel Dauzat – […] Je voudrais rebondir sur la LTI, parce que Klemperer a fait ce travail dès le début, mais il n’était pas le seul intellectuel. Si vous regardez des journaux, la correspondance de Thomas Mann, d’Adorno, des musiciens surtout, vous voyez quantité de notations là-dessus. Il y a un épisode que je trouve extrêmement saisissant, c’est celui de Moïse et Aaron de Schoenberg, dont il arrête la composition simplement parce qu’il utilisait un terme très simple qui a changé de sens du jour au lendemain en Allemagne : celui de Führer. L’idée même de donner à Moïse un nom allemand qui était la négation de tout ce qu’il y avait d’hébreu et de tradition juive, c’était quelque chose d’absolument impossible. Il y a donc eu ce silence et c’est vrai que, de cet épisode et sans doute sous l’influence de Steiner, j’ai retenu l’idée qu’il y avait des langues dans lesquelles il valait mieux ne plus dire un certain nombre de choses et qu’il devait y avoir des choses intraduisibles. En littérature, je pense par exemple à un roman qui s’appelle Du pain pour des morts, qui est l’un des plus beaux récits romanesques de la révolte du ghetto de Varsovie. L’auteur est d’origine juive, il parle le yiddish, le roman est écrit en polonais et il a réussi à mettre de l’allemand dans son livre, de telle sorte que l’allemand devienne absolument intraduisible.
Vous évoquiez le bruit de la locomotive, cela devient une langue quasiment onomatopéique, qui a son poids de mort, qui a son poids de violence, mais qui reste absolument intouchable et qui ne peut pas contaminer les autres. Et c’est cela que je trouve absolument essentiel. Du coup, on écrit aussi sur les sujets comme ceux de Friedländer. Il y a une éthique, il y a une déontologie, il y a un usage de la langue qui doit être extrêmement minutieux et attentif. C’est quelque chose qui est tout à fait naturel dans l’écriture des Années d’extermination. Il y a un livre que Friedländer ne cite pas, celui de Roazen, qui a beaucoup travaillé sur la langue des témoignages. Il me paraît avoir mis le doigt sur quelque chose d’essentiel : à partir du moment où l’on change de langue, il faut faire attention à ne pas changer de grammaire injustement, à banaliser les témoignages et le discours. Ce sont des problèmes auxquels tout traducteur est forcément confronté ; et plus que jamais dans ce genre d’entreprises.
Fréquenter les assassins
La Vie des Idées – Il y a un passage de votre autobiographie, Saul Friedländer, qui m’a beaucoup frappé : vous expliquez que vous avez croisé au moins deux fois des assassins. La première fois, en Suède, vous rencontrez Wolf, un ancien SS ; surtout, au début des années 1960, dans le nord de l’Allemagne, vous rencontrez le grand-amiral Dönitz, le chef de la marine de guerre allemande qui devient pour quelques jours, à la toute fin de la catastrophe nazie, chef du Reich. Pouvez-vous nous parler de cette entrevue ?
Saul Friedländer – Elle m’a laissé un souvenir qui reste très fort, si je puis dire. J’en suis resté très désarçonné, pour la raison que vous allez voir. J’écrivais ma thèse de doctorat sur « le facteur américain dans la stratégie allemande avant l’entrée en guerre des États-Unis », c’est-à-dire sur la manière dont les Allemands, l’armée et la marine surtout, se représentaient l’effet qu’aurait l’entrée en guerre des États-Unis, ce qui était de plus en plus probable. Au cours de ce travail, je me suis dit qu’il fallait interviewer le « grand-amiral » Dönitz, c’était son titre sous le Troisième Reich. Il avait fait de la prison après Nuremberg, il avait été condamné à quatre ans, je crois [en fait dix, NDR], pour avoir fait tuer des marins qui s’étaient rendus. Il n’a fait que quatre ans parce qu’un amiral américain est venu dire que les Américains faisaient la même chose.
J’ai donc écrit à Dönitz pour lui demander de me recevoir pour une interview, j’ai dit que je travaillais sur ce sujet. Il m’a dit : « Très bien, venez tel jour à telle heure. » Mon nom, Friedländer, peut être allemand ou suisse allemand ; cela ne lui disait donc rien du point de vue de mon identité. J’ai fait tout le trajet jusque dans le Holstein où il habitait. À six heures pile, le jour indiqué, je me suis présenté chez lui : un vieux monsieur, mais encore très alerte, si l’on peut dire. Je lui ai dit d’emblée, en allemand : « Mon nom ne vous dit rien sur mes origines, mais je suis Juif, je suis Israélien, donc, si vous le permettez, on va discuter des problèmes qui m’ont amené professionnellement à venir vous voir, et ensuite peut-être pourrez-vous m’accorder quelques minutes. » Laissons le côté professionnel ; d’ailleurs, il m’a dit des choses qui n’étaient pas exactes, mais j’ai l’impression qu’il ne se souvenait pas exactement. J’ai été ensuite contrôler.
Et puis on en arrive à la grande question. Je lui dis : « Vous êtes un officier de marine, avec un code de comportement, des valeurs, vous venez d’une famille d’officiers. Comment avez-vous pu participer jusqu’au bout à un régime qui était criminel ? » Il me dit : « Vous ne me croirez sans doute pas, mais je ne savais rien des crimes du nazisme. » Je lui dis : « Écoutez, c’est impensable, vous rencontriez Hitler lui-même et toute l’élite militaire du régime, de semaine en semaine ; vous n’allez pas me dire que... » Il me répond : « Non, c’est comme ça, le système était très cloisonné, chacun restait dans son domaine et était tellement préoccupé par ce qu’il avait à faire… Donc, de ce fait, je ne savais rien, j’ai tout appris quand je suis devenu chef de l’État et que j’ai trouvé des documents qui m’indiquaient tout. » Comme j’ai répété ma question et qu’il répondait plus ou moins la même chose, j’ai risqué le tout pour le tout. Au pire, je me disais qu’il me mettrait à la porte. Je lui ai dit : « Grand-amiral, me donnez-vous votre parole d’honneur de grand-amiral allemand que vous n’en saviez rien ? » Il m’a répondu, à la seconde : « Je vous donne ma parole de grand-amiral allemand que je ne savais rien. » Bon, je l’ai remercié et je suis parti.
Quand je suis allé à Londres pour travailler dans les archives de la Marine, j’ai été voir le chef de la section historique de la Marine et je lui ai raconté ce qui s’était passé deux jours avant, lors de ma rencontre avec Dönitz, et que c’était presque impensable. Alors il m’a répondu quelque chose qui, depuis ce jour, me laisse vraiment perplexe : « Vous savez, ces gens-là, nous les connaissons bien depuis Nuremberg. Ils se refabriquent une sorte de mémoire, ils se recomposent une certaine identité. Et, quand il vous donne sa parole d’honneur, il ne ment pas à ses propres yeux, il vous dit la vérité telle qu’il la perçoit en 1963. En fait, bien sûr, il était au courant de tout, comme ses collègues. Mais pour lui, aujourd’hui, il n’a pas menti. Il faut faire la distinction. » Cela m’a laissé perplexe, parce que Dönitz aurait très bien pu ne pas me répondre et me dire : « Écoutez, j’ai été à Nuremberg, on a déjà discuté de tout cela. Je vous en prie, jeune homme, sortez d’ici. » Mais il a répondu ce qu’il a répondu, et c’est assez étrange.
La Vie des Idées – Pierre-Emmanuel Dauzat, vous avez traduit de nombreux livres sur le nazisme, en particulier le livre d’Eric Johnson sur la Gestapo et les Juifs ; mais surtout, vous avez traduit la monumentale biographie de Hitler par Ian Kershaw. Je voudrais vous interroger sur cette expérience. Pour le dire un peu brutalement : qu’est-ce que cela fait de vivre avec Hitler ?
Pierre-Emmanuel Dauzat – C’est absolument insupportable, c’est l’une des plus grandes terreurs de ma vie. Je dois dire que je l’ai fait pour une raison bien simple, c’est que Kershaw a aiguisé mon sens civique. Il a une petite formule, à la fin de son livre L’Opinion allemande sous le nazisme : il explique que le nazisme s’est nourri de haine, mais que le chemin qui y a conduit était pavé d’indifférence. J’ai compris qu’il y avait un certain nombre de gestes civiques à avoir. Pour tout vous dire, c’est un livre que j’ai commencé par ne pas vouloir faire tout seul. Ce sont des accidents éditoriaux qui font que j’en ai été chargé. J’ai été rassuré après, quand j’ai connu Ian Kershaw et qu’il m’a dit que parfois il s’effondrait complètement devant son travail. Sa femme venait le chercher, le sortait dans le jardin pour essayer de lui redonner un peu d’air pur ; et lui-même avait trouvé un équilibre en poursuivant ses activités de médiéviste, en éditant des cartulaires, etc.
Moi, quand je fais ce genre de choses, je me réfugie toujours chez les Pères de l’Église, latins ou grecs, pour qui j’ai une grande affection ; mais, là, l’expérience était épouvantable. La photo sur la couverture, je l’ai arrachée immédiatement. J’étais dans une telle angoisse, en permanence, parce que j’ai dû traduire chaque volume en un an. C’était donc un rythme assez soutenu, plus de deux mille pages à chaque fois ; c’était quelque chose d’absolument insupportable. J’ai trouvé un défouloir, un moyen de tenir, en me vengeant sur le livre : je déchirais les pages au fur et à mesure. Jamais je n’ai autant compris cette formule : "Que son nom soit à jamais effacé". Simplement, à la fin, il restait la traduction. Je dois dire qu’avec Kershaw j’ai compris ce qu’était l’écriture de l’histoire. Il a fait l’un des très, très grands livres qui aide à comprendre, au-delà du sujet, ce qu’est un problème historique, ce qu’est un personnage au-delà de toutes les querelles intentionnalistes, fonctionnalistes, etc. C’est malgré tout une épreuve et je dois dire que, physiquement, l’objet me dérange toujours. La confrontation avec Kershaw a été quelque chose d’extrêmement satisfaisant. […] J’ai rencontré un grand auteur, un grand livre et un sujet absolument abominable, qui continue de peupler mes cauchemars. Mais, d’une certaine manière, je peux vous dire que j’ai eu exactement la même expérience en travaillant sur l’édition définitive du Hilberg [La Destruction des Juifs d’Europe, NDR].
Je dirais tout autre chose du livre de Friedländer, puisque c’est un livre que j’ai traduit en français par accident : Friedländer parle un français absolument impeccable et il aurait très bien pu le faire lui-même. La différence, c’est que Friedländer a, dans sa manière d’écrire et dans son sujet, une manière de redonner voix, de redonner une sépulture, de redonner une dignité à quantité de gens dont l’histoire a effacé les traces. Si j’étais dans un état de deuil permanent en travaillant, il y avait aussi cet immense soulagement que des gestes de piété soient encore possibles soixante ans après. Autant j’ai fait la traduction du Kershaw avec de la colère, voire de la haine si j’en suis capable, autant je n’avais que des larmes pour pleurer et finalement un grand apaisement en me plongeant dans l’ouvrage de Friedländer.
Le lexique du crime
La Vie des Idées – Il y a tout un système de codage et d’euphémismes dans le langage nazi (« évacuer à l’Est » pour dire exterminer immédiatement). Quand on travaille sur le nazisme, j’imagine qu’on est confronté à une absence de langage pour dire les choses les plus criminelles. Vous citez un discours de Himmler, à Posen en 1943, dans lequel il explique que « l’extermination des Juifs est une page glorieuse qui n’a jamais été écrite et ne devra jamais être écrite ». En même temps, comme on le voit dans votre livre, on dispose d’une série de témoignages, extrêmement nombreux, de la part des criminels eux-mêmes – simples soldats, supplétifs, industriels, gardiens de camps, etc. On a donc, d’un côté, une absence de mots et, de l’autre, une pléthore de témoignages – comme si le secret de la Shoah était trop lourd à porter pour ceux qui ont commis le crime. Pouvez-vous nous parler de ce contraste ?
Saul Friedländer – C’est un problème qui reste non résolu. D’une part, les nazis utilisaient le codage que vous mentionnez, mais, d’autre part, ils l’utilisaient de telle manière qu’on le comprenne. […] Lorsque le statisticien des SS établit son rapport sur le nombre de Juifs assassinés, il en fait une version de six pages pour Hitler. Dans cette version, il parle de « Sonderbehandlung ». Le chef du cabinet de Himmler renvoie le texte à Korherr (Eichmann avait été sommé de donner tous les documents à Korherr parce que le cabinet d’Eichmann avait fait un très mauvais travail du point de vue statistique) en lui disant : « Il est impossible, dans un document qui sera remis au Führer, d’utiliser des termes comme cela. Trouvez une périphrase, par exemple "les Juifs ont transité par les camps vers l’Est", etc. » – ce qui sera fait. Ensuite, Himmler remet le rapport, avec en note "Le Führer a vu. A détruire". On se demande pourquoi ce genre de codage, double codage presque, existe dans un document qui sera remis à l’homme qui était sûrement le plus au courant de ce qui se passait.
Je crois que les nazis pensaient à l’histoire et à l’avenir. Le nom du Führer ne devait pas être mêlé à des exterminations de masse, même si c’est « la page la plus glorieuse », parce que le commun des gens dans l’avenir ne le comprendrait pas, n’aurait pas la bonne compréhension des choses. Le plus curieux, c’est que Hitler lui-même, en 1942, lorsque vraiment la « solution finale » - là encore, un nom de code - passe à son exécution complète, utilise par six ou sept fois la même formule dans les discours publics, au Reichstag, etc. C’est diffusé à travers le monde : « J’ai toujours été prophète. Quand j’ai dit que, au cours de la guerre, ce ne seraient pas les peuples aryens, mais les Juifs qui seraient exterminés, les Juifs ont ri de ma prophétie. Aujourd’hui, ils rient beaucoup moins et, bientôt, plus un seul d’entre eux ne rira ». C’est clair, à tel point que l’on voit dans les journaux allemands des phrases comme « le Führer parle de l’extermination des Juifs ». Dans des journaux de province, sous le discours de Hitler, il y a des sous-titres comme « les juifs vont être exterminés » ou « sont en voie d’extermination ». Hitler lui-même utilise une périphrase, mais très facile à comprendre pour ceux qui voulaient l’entendre. Les nazis utilisaient un code pour se protéger, en quelque sorte, mais ils savaient eux-mêmes que leur code serait bien compris. C’est plus un problème de psychologie ou de psychopathologie collective : vous cachez votre crime, mais vous le montrez dans le même temps.
Pierre-Emmanuel Dauzat – Vous citez d’ailleurs un reportage paru dans le Völkischer Beobachter qui se fait l’écho des massacres en disant « on dit, on dit » et qui, en fait, raconte tous les massacres de toutes les manières et dans toute leur horreur – ce qui fait que le lecteur ne pouvait avoir le moindre doute. C’est, de plus, le journal officiel du régime. C’est cela qui est très frappant : tout est dit et, en même temps, le régime fait semblant de ne rien dire. L’un des aspects très frappants du livre, c’est toute la correspondance des soldats. On voit que, finalement, les gens s’entendaient très bien à raconter et qu’entre eux ils disaient les choses extrêmement bien.
Saul Friedländer – Les soldats n’utilisaient pas de périphrase. Ils étaient très contents de raconter ce qu’ils avaient à raconter. Il y en un qui dit : « Si vous ne me croyez pas, quand j’arriverai en permission, j’amènerai des photos et, alors, vous me croirez. »
Pierre-Emmanuel Dauzat – On est dans cette situation très paradoxale que le régime utilise un certain nombre de masques, de périphrases, un certain nombre de leurres, mais en réalité la population comprend très bien. On le voit notamment dans les lieux d’exécution. L’un évoque les voitures qui font la queue pour venir voir les pendus, faire des photos, etc. Pour tout cela, on a des documents pour faire des volumes entiers, c’est absolument saisissant. La langue du crime, c’est aussi en même temps la langue de tous les jours. L’idée de scission, selon laquelle il y aurait un langage hermétique, initiatique, et la langue de tous les jours, cette idée est un peu dangereuse, parce que c’est aussi une des constructions qui s’est développée en Allemagne après la guerre pour faire croire que personne ne savait.
La langue des victimes
La Vie des Idées – Saul Friedländer, vous êtes familier du yiddish, la langue des Juifs d’Europe centrale et orientale qui a été presque entièrement détruite par les nazis. Est-ce que le yiddish est pour vous une langue morte ou, au contraire, avez-vous encore un lien charnel avec elle ?
Saul Friedländer – Vous m’attribuez des connaissances linguistiques que je n’ai pas et je n’ai jamais appris le yiddish. Des mots comme « nebich » ou « schnorer » étaient couramment employés dans le langage ordinaire des Juifs d’Europe centrale, qui parlaient l’allemand, en fait. On disait « ah, c’est un nebich », pour quelqu’un qui n’a pas de chance, ou « schnorer » pour quelqu’un d’un peu mendiant, dans le contexte des petites bourgades juives d’Europe de l’Est. Je peux lire le yiddish, non pas parce que ma famille le parlait, mais parce que je lis l’hébreu et que je connais l’allemand. Je vais lentement, mais enfin je peux très bien déchiffrer un article de journal en yiddish.
C’est la langue des victimes, c’est la langue d’un monde qui, effectivement, a été totalement détruit par le nazisme. Aujourd’hui, on essaie un peu de rattraper le yiddish, on l’enseigne aux États-Unis dans les universités, il y a des cours de yiddish et il y a même pas mal d’étudiants qui veulent l’apprendre. Mais c’est un effort qui est un peu artificiel, c’est une langue qui est vraiment devenue une langue morte dans le sens réel du terme. On oublie toujours que les nazis n’ont pas seulement tué des millions de personnes, mais qu’ils ont aussi détruit une civilisation, une culture et les mots pour dire cette culture. Ils ont raflé tout ce qui se trouvait dans les musées juifs ou dans les archives pour les rassembler en un certain endroit – ce qui est d’ailleurs un nouvel exemple de leur folie –, pour garder quelque chose d’un peuple qu’ils ont eux-mêmes détruit, détruit intentionnellement, avec les gens, les vies, la culture. Après cela, ils créent un musée à Prague pour rassembler ce qui devait être rassemblé. Allez comprendre la logique pathologique de ce système ! Mais le yiddish, vous l’avez dit et je ne peux que le répéter, en tant que culture, en tant que mode de vie, a été détruit par l’Allemagne nazie.
La Vie des Idées – Pierre-Emmanuel Dauzat, est-ce que vous avez du plaisir à lire ou à traduire le yiddish ?
Pierre-Emmanuel Dauzat – Le yiddish a été pour moi une révélation. J’ai migré, de langues en langues, à la recherche de toutes sortes de témoignages, de littératures, d’obsessions personnelles qui m’ont permis de défricher pas mal de choses, mais je dois dire que le yiddish est une langue qui les résume toutes, qui a toute l’histoire européenne dans sa syntaxe, dans son vocabulaire. […] C’est quelque chose d’extrêmement fort, qui a une existence et qui survit malgré tout dans la littérature urbaine, y compris aux États-Unis. On pourrait donner l’exemple de Bashevis Singer, dont on a dit qu’il eut le Nobel pour deux œuvres différentes, l’une en yiddish et l’autre en anglais. En réalité, c’est vrai que les deux versions de son œuvre sont extrêmement différentes et que les choses qui sont dites dans une langue ne sont pas dites dans l’autre. Dans La Nuit d’Elie Wiesel, la version yiddish est 50 % plus longue, elle est beaucoup religieuse, elle donne beaucoup plus d’espoir aux Juifs qui la lisent, alors que la version en langue romane, en anglais, en français, est assez accusatrice.
Une autre chose m’a poussé vers le yiddish, et c’était presque inexorable : c’est probablement la seule langue que j’essaierai un jour de parler, même si je n’ai pas d’interlocuteur, encore qu’à Paris – phénomène dont on dit qu’il est un petit peu « bobo », mais pas exclusivement puisqu’il touche toutes les générations – il y a des cours en yiddish, il y a des grands salons yiddish, il y a encore des revues yiddish, il y a encore des poètes yiddish. Ce qui m’a beaucoup frappé (puisque c’est en travaillant sur des témoignages que je suis entré dans cette langue), c’est un livre qui s’appelle Je n’ai pas interrogé les morts, de David Boder (voir la recension sur La vie des idées). Ce psychiatre lituanien a eu cette idée extraordinaire, après la guerre, d’aller interroger les gens à la sortie des camps de transit, et il a réussi à interroger 350 personnes qui avaient fait entre deux et cinq ans de camp et qui, pour la première fois depuis leur sortie, avaient l’occasion de prononcer autre chose que des mots d’allemand ou des mots qui leur étaient imposés. Certains se mettaient à se réapproprier leur langue et à balbutier un certain nombre de choses. On a retrouvé les premières bandes magnétiques en fil de fer et j’ai pu écouter la plupart de ces témoignages dans leur langue d’origine. Au début, ils parlent allemand et puis, subrepticement, ils retrouvent le yiddish et ils ne disent effectivement pas les mêmes choses. Il y a dans ces bandes magnétiques une présence et une intensité de paroles que j’ai trouvé extraordinaires.
La littérature yiddish est très largement inconnue du grand public, mais il y a des noms (je pense à Mendele Moïkher Sforim et quantité d’autres) qui supportent très largement la comparaison avec la grande littérature russe, avec la grande littérature allemande ou française. C’étaient des intellectuels parfaitement au courant de tout ce que la littérature européenne faisait, et ils sont exactement au même niveau. Il y a un travail fabuleux qui reste à faire, commencé par Rachel Ertel, Baumgarten, Raczymow et quantité d’autres. Il y a une masse absolument considérable de trésors à exhumer. Pour en revenir à Friedländer, il cite des journaux intimes, souvent écrits en yiddish. Il y en a un dont j’oublie le nom malheureusement – je me sens très coupable –, mais qui écrivait en cinq, six langues différentes…
Saul Friedländer – C’est un adolescent de Lodz, mais on ne connaît pas son nom.
Pierre-Emmanuel Dauzat – On ne sait pas son nom, mais la façon dont il écrivait en hébreu, en arabe, en yiddish et en anglais est absolument merveilleuse. Il y a notamment ce passage absolument terrible et cruel, et terriblement touchant, où il écrit en anglais parce qu’il ne veut pas que sa petite sœur sache qu’il lui a volé son pain. Le yiddish est une langue absolument indispensable pour rendre aux témoins et aux victimes leur propre langue. Pour moi, il y a un retour au yiddish qui s’imposait.
Le témoignage des victimes
La Vie des Idées – Saul Friedländer, l’usage que vous faites des journaux est extrêmement frappant. Tous ces diaristes ont disparu, interrompant brutalement leur journal. Vous faites aussi un usage des journaux enfantins ; je pense notamment au journal de Dawid Rubinowicz et à celui de cet enfant anonyme de Lodz. Pouvez-vous nous parler de cette langue des victimes, qui est aussi une langue d’enfants, dont on sent qu’elle est extraordinairement aiguë et lucide ?
La Vie des Idées – Pierre-Emmanuel Dauzat, vous avez traduit la biographie d’Anne Frank. Cela vous donne-t-il un éclairage qui conforte ce que dit Friedländer ?
A propos de Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs, 1939-1945 de Saul Friedländer.
Pour citer cet article :
Ivan Jablonka, « Langue des bourreaux, langue des victimes. Rencontre avec Saul Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat »,
La Vie des idées
, 4 avril 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Langue-des-bourreaux-langue-des-victimes
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