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Recension Société

La sociologie en rouge et noir

À propos de : Luc Boltanski, Énigmes et Complots, NRF Gallimard


par Nicolas Auray , le 16 novembre 2012


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Roman policier, sociologie et paranoïa sont trois formes d’enquête. Nées simultanément, à la fin du XIXe siècle, elles témoignent d’une même inquiétude sur les cadres de la réalité au moment de la genèse de l’État-nation. L’enquête de Luc Boltanski sur les enquêtes critique, dévoile et redécrit.

Recensé : Luc Boltanski, Énigmes et Complots, NRF Gallimard, 2012. 480 p., 23, 90 €.

Énigmes et Complots a pour point de départ, et pour fil rouge, le constat d’un fait étrange : la simultanéité, à la fin du XIXe siècle, de la naissance de trois genres d’enquêtes, le roman policier, la sociologie et la paranoïa. Ces trois genres d’enquêtes reposent sur l’extension du doute sur le monde ordinaire, car elles décèlent dans la réalité des anomalies troublantes. Et elles mettent en relation ces énigmes avec des phénomènes de l’ordre du crime ou de la malfaisance d’individus poursuivant des intérêts reliés ou organisés. La thèse avancée par Luc Boltanski est que ces trois formes de scepticisme, de déconstruction des cadres de la réalité, au delà de la coïncidence singulière de leur apparition, sont parallèles à l’avènement des États-Nations européens. En effet, elles vont de pair avec les deux phénomènes conjugués par lesquels l’auteur définit l’émergence, vers la fin du XIXe siècle, de cette « grande synthèse utopique entre l’État et la Nation » [1] : la sécurisation des relations interindividuelles (à travers l’émergence notamment du droit social), et la mise en place d’un ordre social stable (du fait de la cristallisation des classes sociales et de la rareté relative des destins de mobilité) [2]. C’est donc cet écart que Luc Boltanski se met en devoir d’interroger, ce hiatus entre une réalité qui se stabilise et la démocratisation du soupçon portant sur cette même réalité, que l’on imagine rongée secrètement de l’intérieur. Le dédoublement  constitue ainsi le mode sous laquelle existe notre monde, celui-ci prenant dans l’ouvrage des apparences et des extensions variées : le décalage entre nos expériences de pensée (imaginées) et nos vies réelles (agies) ; la « structure d’altérité sérielle » (p. 106), ambivalence propre à la modernité, où chez les personnages les plus respectables on déterre des comportements abjects ; l’incertitude permanente, aussi appelée « contradiction herméneutique », sur les porte-parole, à la fois représentants de l’institution et interprètes d’intérêts dissimulés – incertitude qui apparaît épisodiquement sous la forme de « fissures » (p. 142) ; la dénonciation publique, enfin, de la présence de traîtres ou de taupes , voire le dévoilement de « l’État comme complot » (p. 231-239).

Soulignant ainsi une coïncidence multiple qui a eu lieu entre 1890 et 1920 en Europe, le livre adopte aussi, ce que nous souhaiterions rapidement remarquer en préambule, une démarche originale. Il place au cœur de l’attention sociologique l’existence d’une faille irréductible entre deux niveaux de réalité, l’officiel et l’officieux, ce qui semble constituer un dépassement ou une rupture du programme théorique de l’auteur. Une certaine rayure dans le tissu sans couture du programme théorique avait affleuré avec La Condition Fœtale (qui pensait une « contradiction anthropologique » inhérente au processus d’engendrement [3]), puis dans De la critique (Gallimard, 2009), ouvrage en grande partie consacré au thème de la contradiction herméneutique. Ici, l’hiatus est élargi à une troisième tension structurante, celle entre les territoires (ceux qu’essaient de protéger les États-Nations) et les flux (qui circulent en se jouant des frontières et que nul ne parvient à empêcher de traverser les territoires et de les mettre en péril). Il s’agit d’une rupture par rapport au programme de « sociologie de la critique », puisque le sociologue ne se contente plus de « suivre les acteurs » dans la dé-singularisation de leurs plaintes et le « montage » de leurs affaires, et qu’il opère en surplomb et articule la critique et la référence à des totalités. Mais il ne s’agit pas plus d’un retour au programme, plus ancien, celui de la « sociologie critique », du moins dans sa version bourdivine. En effet, l’auteur tient constamment pour acquise, et prend même pour objet d’étude ici une inquiétude ravageuse qui travaille nos sociétés, cherchant à comprendre la manière dont celles-ci ont, par le mythe, ou la fabulation, tenté de la neutraliser ou de s’y acclimater, et observant le travail et la réflexion de cette inquiétude sur la vie des sociétés elles-mêmes.

Des trois genres d’enquêtes que Luc Boltanski étudie (roman policier, paranoïa, sociologie), c’est tout d’abord le roman policier qui voit sa forme minutieusement décrite et son histoire précisément retracée, dans sa variante anglaise, autour de Conan Doyle, et française, autour de Simenon. Le roman policier se développe dans les années 1880, en s’opposant nettement au récit fantastique à la Maupassant et au roman noir. Par rapport au genre fantastique, le roman policier formule un ensemble cohérent d’attentes sur la réalité physique, les enquêteurs y étant conduits, à la manière de Rouletabille, par le « bon bout de la raison ». Le genre construit des attentes aussi sur la réalité sociale, les détectives pratiquant avec virtuosité le décodage des appartenances à des groupes (clubs, classes) à partir des symboles ou apparences des individus. Par rapport au roman noir, dont la naissance est plus tardive, vers 1920, le roman policier jette une inquiétude radicale : alors que le roman noir pose l’existence d’un monde totalement criminel, d’un monde mauvais (éventuellement à rédimer), le crime dans l’énigme policière peut être attribué à n’importe quel personnage, quels que soient sa grandeur ou son rang. Dans la postérité du roman policier, c’est le roman d’espionnage, depuis le livre de John Buchan Les 39 marches (1915) jusqu’à celui de John Le Carré L’espion qui venait du froid (1963), qui établit ainsi l’équivalence subversive entre l’énigme, l’État, et le crime. L’ordre social apparaît alors sous la catégorie de l’état d’exception.

La paranoïa, à laquelle est consacré le chapitre 5, est d’abord une pathologie dont la description nosographique et psychiatrique démarre dans les années 1860 (avec Kraëpelin en Allemagne, Sérieux et Capgras en France, Tanzi en Italie). Elle est rapportée au sentiment intense, chez des malades, qu’il y a quelque chose de caché derrière les apparences visibles, cette exaltation intellectuelle étant censée compenser un désinvestissement affectif de l’entourage proche. Mais déjà la symptomatologie de cette maladie la rapporte à des caractéristiques sociales, faisant de ces délires des revendications appuyées sur des convictions marquées par l’idéalisme ou l’altruisme, avec une passion qui confine au fanatisme. Cela fait que, progressivement, et sans qu’il faille y voir une métaphore, le discours sur la paranoïa se met à désigner une « accusation » politique – le paranoïaque, c’est toujours l’autre – portée contre un certain type de revendications : le ressentiment, l’anarchisme. À partir des années 1950, l’accusation de paranoïa a eu selon Boltanski une extension telle qu’il parle alors « d’épidémie » pour la désigner. Elle a alors servi à disqualifier, à partir du libéralisme politique d’après-guerre, la plupart des positions politiques antilibérales. Celles-ci se retrouvaient toute brocardées comme étant des théories du complot.

Enfin, la sociologie voit son ontologie comme totalement repensée par Luc Boltanski dans le chapitre 6. Le livre de Luc Boltanski est alors et surtout une tentative radicale pour redonner un sens à la sociologie. La « valeur ajoutée » propre à la description sociologique, qui a à voir avec une opération de « dévoilement », donc de mise en évidence d’un gouffre entre la réalité officielle [4] et un arrière-plan occulte, est décrite comme consistant à apporter un type particulier de supplément d’information. Pour rester au plus près de l’ouvrage, le « supplément d’information » que devrait apporter le sociologue, c’est plutôt l’analyse de réseaux, c’est-à-dire la capacité à étudier la manière dont ce qui est officieux, notamment de l’ordre de l’appartenance de chaque personne à différents réseaux, et donc à l’entretien par lui de relations personnelles, joue un rôle dans l’accumulation du pouvoir, des inégalités et de la domination [5]. C’est un projet de grande ambition qui est ainsi décrit, fondé sur la mise en évidence de l’écart entre usages mondains privés et théâtre réel de l’espace public. Certes, la sociologie s’est définie depuis son origine par un écart par rapport aux descriptions de la société que pourraient produire des experts administratifs, ou des juristes, car ses derniers se fondent uniquement sur des catégories juridiquement reconnues, alors que le sociologue n’a de pertinence que s’il s’inscrit dans l’identification d’entités collectives non encore nommées ou comptées comme unes par l’État. Mais la thèse soutenue va plus loin, en affirmant que c’est surtout la capacité de dévoiler l’officieux sous l’officiel qui constitue le ressort critique de la sociologie. Il est ainsi mentionné que la critique serait réduite à néant dans un monde social et politique qui sacraliserait la différence entre le public et le privé et où les informations supposées relever de la vie privée seraient frappées d’interdit (p. 350). Il est même ajouté que, dans une telle situation, « le débat public n’aurait plus rien d’un débat, ce qui ferait de nos sociétés des sociétés totalitaires ». La conception que se fait Boltanski du totalitarisme est contre-intuitive, car elle ne renvoie pas à l’inquisition dans les vies privées des individus (par une organisation ou un État), mais à la disqualification des références aux relations privées sur l’espace public. Est-ce une façon pour la position critique de Boltanski de prendre ses distances par rapport au libéralisme politique, ou y a-t-il, comme on pourrait plutôt le penser, une articulation possible entre la position libérale et son projet critique [6] ? C’est une question qui est soulevée par ces passages.

Dès lors, les trois fils se nouent et forment la trame de l’ouvrage, qui est comme le roman noir de la sociologie. De manière constitutive, en vertu de ce qui précède, on comprend que la sociologie a eu à faire avec l’accusation de dénoncer des complots, et que le sociologue a dû débattre avec son ombre jumelle, la paranoïa. Le problème de fond pourtant est le suivant : à partir du moment où le sociologue est celui qui met en position de sujet de verbe d’action des entités collectives, qui plus est des entités collectives non répertoriées par le droit ou les institutions (comme des classes sociales émergentes : « cadres » dans les années 1950 en France [7] ; « travailleurs créatifs » dans les années 2000), comment échappera-t-il ou elle à l’accusation de complot ? Identifiant autour d’un texte de Popper prononcé à Amsterdam en 1948 le moment à la fois solennel et séminal de cet opprobre, Luc Boltanski considère qu’une malédiction pèse dès lors sur toute sociologie, celle qui l’assimile, à partir du moment où elle exauce le vœu d’être en tant que telle, à une pensée conspirationniste. D’une part parce qu’elle ferait de totalités – comme des groupements puissants par exemple – des sujets de l’action sociale, d’autre part parce qu’elle verrait dans leur existence la cause de phénomènes sociaux, et tout particulièrement de phénomènes vicieux (comme des pénuries, des inégalités, des guerres...). Dès lors, l’objectif du livre va tous azimuts. Il s’agit d’abord de montrer que la théorie sociologique a multiplié, de 1950 à 2010, les tentatives pour écarter cet ensorcellement, sans aboutir. Sont ainsi passées en revue, sur vingt-cinq pages, les parades à cette malédiction apportées par six paradigmes ayant dominé les sciences sociales : l’individualisme méthodologique, le structuralisme de Lévi-Strauss (Althusser, Poulantzas), le marxisme analytique (Elster), la théorie de l’habitus et la sociologie pragmatique (appelée, on y reviendra, « microsociologie ») et les analyses de réseaux (Harrison White).

Puis c’est alors que, tel la Dame du Lac au milieu du Val sans Retour, Luc Boltanski cherche à déjouer à son tour ce mauvais sort, d’une part en montrant que le fait de placer des entités juridiques et des entités sociologiques en position de sujet de verbe d’action n’est en rien justiciable à tous les coups d’accusation de complot, et d’autre part en proposant des solutions inventives pour sortir du piège. Ces solutions sont posées comme meilleures que les précédentes car elles visent à dégager la sociologie de la gangue paralysante des autocensures qui la régissent, y compris dans les six courants ayant contourné l’attaque poppérienne. Les événements n’affleurent que noyés dans une trame d’actions et de réactions entre les différents protagonistes du monde social, ce qui freine la lisibilité de la sociologie par le grand public. Mais alors, les événements, définis comme des « singularités qui adviennent (et qui auraient pu ne pas advenir) » (p. 365), perdent, dans les traitements sociologiques, leur pouvoir de faire du nouveau. Ou alors, ils sont saisis en suivant au plus près les individus dans des affaires, mais au prix alors d’une réduction d’échelle qui ne permet pas la prise en compte de totalités. C’est donc vers un projet visant à mettre en jeu des relations de causalité saisies simultanément à des échelles différentes que pointe Luc Boltanski. Un modèle de ce projet est celui du roman dit « social » – les contours de ce terme avançant vers des extensions flottantes : on pense à Stendhal, à Tolstoï, Balzac (dont les figures de criminels fonctionnaires, comme Vidocq, portent une remise en cause insidieuse de la légitimité l’État-Nation) [8], mais peut-être pourrait-on y englober Kafka. L’épilogue du livre est ainsi consacré au Procès, parce qu’il offre presque un miroir de la thématique explorée en continu : « Un événement a lieu. C’est un crime. Mais on ignore à qui l’attribuer » (p. 35).

L’ouvrage de Luc Boltanski est donc un dispositif méthodiquement constitué pour réfléchir aux problèmes fondamentaux des sciences sociales, dans un contexte politique identifié comme particulier. Sans doute ici, il faut rappeler, à titre de précision factuelle, l’anecdote qu’Énigmes et Complots a été écrit dans le prolongement de « l’affaire de Tarnac ». Le livre part du postulat hyperbolique qu’en ce début de XXIe siècle la critique semble plus que jamais persécutée ou entravée. Cette entrave définit bien plus que le simple fait que, dans une situation néo-libérale marquée par l’insécurité et la flexibilité, nous n’avons plus le temps de nous mobiliser et de réfléchir, ou que les collectifs se délitent. Boltanski, dans ses ouvrages précédents, La condition fœtale (2009) et De la critique (2010) avait déjà réfléchi aux raisons particulières qui, dans ce qu’il appelle nos régimes d’idéologie complexe, expliquait cette entrave.

La réalité serait d’abord entravée parce que les modalités de définition des alternatives à la situation présente sont monopolisées par les « experts », eux-mêmes assis dans leur expertise par l’autorité des « responsables ». Les sociétés modernes, marquées par une domination que Boltanski appelle gestionnaire, qui s’est construite dans les années 1970 (en France via le giscardisme), s’appuient sur le rôle central de la science et de la technologie. Corrélativement au développement de ce que Philippe Descola a appelé le « naturalisme » ou à ce que Bruno Latour nomme le « grand partage », la critique s’est alors resserrée sur un seul type d’institutions, la politique, et la science s’est dérobée à tout regard [9]. C’est ainsi selon Boltanski la science qui constitue le cœur de la domination complexe. Alors que les régimes de domination simples, fonctionnant sur l’oppression, reposent sur le fait que leurs institutions cérémonielles cherchent à écarter la réalité, les sociétés gestionnaires placent au centre les processus de modification de la réalité, et par l’identification de ce nouveau format de réalité à quelque chose de nécessaire. Le monde d’aujourd’hui est ainsi marqué par un triomphe des experts. Au centre du nouveau dispositif de domination complexe, il y a ainsi la figure de l’expert disqualifie les représentations alternatives, ou invoque le caractère impérieux des « lois » pour légitimer la réalité qu’il édicte. Cette intuition, qui provient de loin, se trouve ainsi rapportée dans Énigmes et complots (p. 261) dans la bouche d’un personnage d’un des premiers romans d’espionnage (L’agent secret, de Joseph Conrad, 1907), l’attaché d’ambassade Vladimir, qui pense que ce qui attente le plus à la bourgeoisie (émoussée et comme désensibilisée aux attentats sanglants) c’est lorsqu’est frappée la science, qu’il appelle « le fétiche reconnu par toute la bourgeoisie ».

Mais la critique serait entravée pour une troisième raison encore : la déconsidération de nombreuses revendications fondées sur l’idée que la réalité est insupportable. Le premier type de déconsidération repose sur l’assimilation de revendications souvent assimilées à l’anarchisme et le second à l’accusation de nihilisme, c’est-à-dire de « désir de destruction totale fondée sur une haine généralisée, en tant qu’expression déplacée sur la société d’une haine de soi qui ne peut être regardée en face » (p. 259). Boltanski observe ainsi attentivement la façon dont ces deux « êtres sociaux » ressemblent plus à des « tigres de papier » qui ont été construit par la fiction ou certaines idéologies, à la fin du XIXe siècle. L’anarchiste, par exemple, et en cela Boltanski reprend la thèse de l’historien Uri Eisenzweig, auteur de Fictions de l’anarchisme, est le produit d’une fascination. Le frisson exercé par le « péril anarchiste » sur les médias et les écrivains précède la vague d’attentats dans les années 1892-1894. L’aristocrate anarchiste aurait été gonflé par la littérature nationaliste dès les années 1880. De même, aujourd’hui, la critique radicale ferait face à des accusations de nihilisme.

L’articulation problématique entre dévoilement, redescription et critique 

Parmi les nombreux intérêts que soulève ce travail qui cherche à mettre à nu le sous-bassement des sciences sociales, nous allons nous limiter au point central qui touche à l’articulation entre dévoilement, redescription et critique. Réintroduire dans le métier du sociologue l’opération de « dévoilement » est un renouvellement significatif pour un sociologue qui fut il y a trente ans le principal instigateur du « tournant pragmatique », consistant à amender les philosophies et les sociologies du « soupçon » et à proposer de suivre les acteurs et de rester au plus près de leurs « compétences au jugement » [10]. La nature du déplacement épistémologique, toutefois, doit être mieux comprise. On peut commencer à le faire en s’attachant à qualifier, dans l’ouvrage, le génitif flottant qui entoure l’opération de démasquage : dévoilement, oui, mais de quoi ? D’un inconscient social (à la manière dont les structuralistes l’ont fait en étudiant les mythes, ou Bourdieu avec l’habitus) ? Des conventions de la vie sociale (à la manière dont l’interactionnisme mais aussi d’autres sociologies l’ont fait en étudiant la « construction sociale de la réalité ») ? Des réseaux de relations sous-jacents aux catégories officielles et n’apparaissant pas dans l’espace public ? L’oscillation entre ces quelques modalités de dévoilement, et sans doute la volonté de maintenir l’ambivalence, anime l’ensemble de l’ouvrage.

Premier constat remarquable à ce sujet : il y a parfois un décalage entre l’ampleur et l’érudition de cette généalogie des opérations de dévoilement et le spontanéisme auquel certaines conclusions du travail conduisent. Par spontanéisme, on entend ici le fait qu’à certains moments la critique est assimilée à une pure et simple opération de redescription. Mais on se demande alors comment tant d’érudition aboutit à cette sorte de soumission à la valeur spontanée de l’imagination. Ainsi, le projet du livre identifie deux forces sociales vectrices de cet arrachement au réel visqueux qu’on peut nommer « émancipation ». La première est tout simplement la jeunesse, au sens où ce qui la constitue est son exubérance (p. 249) : « toute tendue vers les grandes actions et les expériences intenses », elle est gonflée d’amour-propre et d’espérances, incapable encore de les abandonner. Elle n’est pas encore ternie par ce qui marque le passage à l’âge adulte, l’âge mûr : le reflux devant les résistances de la vie, l’émoussement des plans de haute volée fomentés dans la jeunesse. La seconde force est constituée par « l’excès de culture », posée comme source de l’imagination. L’excès de culture, qui peut être défini comme le fait d’avoir « un quantum de savoir acquis » supérieur à celui qui serait « ajusté à l’occupation de la place sociale qu’on occupe » (p. 243) définit une démesure, un hiatus fondateur entre le régime des perspectives qui s’ouvrent et le régime de la réalité. L’ouverture pour chacun d’un accès à la culture a toujours été – du moins depuis le XIXe siècle – une caractéristique fondamentale de notre démocratie, en tant qu’elle fonde son existence non pas tant sur l’égalité formelle mais plutôt, via l’institution de l’école, sur la possibilité faite à chacun de s’arracher, par le savoir, à ses conditions d’origine.

Une vulnérabilité foncière de nos démocraties à la critique s’explique ainsi, surtout dans les périodes de resserrement du marché de l’emploi, par cette tension inhérente au déclassement social entre les espoirs qu’elle soulève et les frustrations auxquelles ils conduisent. Mais le rapport intellectuel à la culture est de nature différente. L’intellectuel déclassé, dont la culture n’a pas forcément été validée par un diplôme scolaire, disqualifié par la société dans laquelle il existe comme « intellectuel raté » (p. 258), est pourtant celui qui est le mieux à même de déchirer le voile de la réalité (p. 256), car il construit par rapport à elle un rapport fait d’extériorité et d’intransigeance. Rappelant les travaux de Walzer sur la naissance du puritanisme radical (porteur d’une critique sociale et politique), de Chartier sur la naissance du mouvement révolutionnaire français, et de sociologues des mouvements sociaux interprétant le mouvement 68 comme une action liée à la frustration relative, Boltanski rend brûlant le lien entre une culture gratuitement acquise et l’insurrection. Sa démarche, alors n’est pas sans rappeler le travail mené sur le lien entre l’autodidaxie ouvrière et le socialisme utopique par Jacques Rancière.

Mais comment se conjuguent le dévoilement et la redescription ? L’ouvrage fait parfois l’effet de juxtaposer deux discours sur l’émancipation. D’une part, il décrit des tentatives, par l’imagination, se bornant à « redécrire » la réalité, et loue à travers elles la mise en chantier de l’éternel chemin de la révolte. D’autre part, il présente des approches, autour de l’investigation journalistique, de la revendication paranoïaque, de la démonstration scientifique, tendant à dévoiler des contenus cachés. . Comment s’articulent ces deux « faces », spontanée et organisée, de la critique ? Comment se conjugue, au delà des incantations, la capacité que donne l’imagination à faire des analogies et donc à imaginer un contre-monde, avec une réflexion articulée sur le changement social ? L’imagination est-elle toujours rebelle, à une époque du « storytelling » et de l’excitation pour les redescriptions ? L’imagination est-elle, pour paraphraser Castoriadis, toujours instituante ? Inversement, la réflexion organisée, venue de cette amertume, propre aux intellectuels frustrés ou aux revendicateurs paranoïaques, est-elle toujours émancipatrice ? Est-elle-même toujours imaginative ?

Une conception ambiguë du rôle critique des innovations et de la technologie

Un second problème, qui découle du précédent constat, touche à la manière dont est pensée l’articulation entre la technologie, et la critique. La technologie se trouve à un carrefour problématique que Luc Boltanski a une difficulté pour appréhender. Le moment où culmine sur elle sa réflexion théorique est celui de la dénonciation d’une instrumentalisation des scientifiques, comme experts, dans les nouvelles formes de domination. On retrouve des conceptions qui renvoient à l’École de Francfort (à Adorno ou à Horkheimer plus qu’à Benjamin !) [11]. Les sociétés modernes, marquées par une domination que Boltanski appelle gestionnaire, qui s’est construite dans les années 1970, s’appuient sur le rôle central de la science et de la technique. La critique s’est alors trouvée focalisée sur un seul type d’institutions, et la science se serait dérobée à elle [12].

Cependant, cette façon de voir ne résiste pas tellement à l’analyse détaillée apportée par le monde actuel, et même à certaines descriptions venues de l’ouvrage. Elle appelle en tout cas d’abord à des éclaircissements quant à une meilleure différenciation des rôles respectifs (1) des scientifiques, (2) des ingénieurs ; (3) des fameux « experts » autoproclamés ou désignés dans les commissions et les agences articulant science et démocratie, (3) des inventeurs « hors systèmes », et autres explorateurs testeurs, voire usagers capables qui acceptent les procédures de la méthode scientifique tout en les retournant contre les institutions de la science. Cette galaxie d’intervenants sur la « chaîne de solidarité technique » [13] met en évidence la pluralité des re-descriptions du monde qui est à l’œuvre dans le fait technique.

Pourquoi, alors que la technologie est, d’un commun constat, de Latour à Boltanski, de Balandier à Serres, si centrale pour penser le monde contemporain, ne serait-elle versée qu’au volet de sa contribution à la domination complexe ? La technologie n’est-elle pas aussi ce formidable levier permettant, par les dislocations, mais aussi les béances, les ouvertures, les promesses et les instabilités qu’elle produit, un opérateur d’illisibilité, d’utopie, de critiques, et donc d’émancipation ? Il est d’ailleurs curieux que l’ouvrage, à ce titre, soit fondé sur une tentative pour élargir le scepticisme sur les institutions, alors même que ce même scepticisme s’est condensé et s’est diffusé via le réseau Internet et des télécommunications (téléphones mobiles, accès aux satellites), remettant en cause par sa furtivité les systèmes d’autorité et contournant l’autorité des États. Des passages du livre font ainsi écho, comme la rencontre de deux séries causales indépendantes, à certaines thèses du mouvement hacker (comme Wikileaks). Ces derniers cherchent à corroder la confiance dans les institutions officielles, ils cherchent à montrer que certains porte-parole des institutions officielles entravent la recherche de la vérité, voire ignorent certaines données. Il y a un projet de rendre public ce qui est privé. De même que les hackers soulignent que, avec Internet, on a la possibilité non pas seulement du p2p (pair à pair) – mode d’échange non-marchand insubordonné aux États – mais du « p2P », dévoilements qui vont du privé vers le public, private to Public » [14], de même Boltanski réarticule dans son ouvrage critique et dévoilement.

Dès lors, une bien plus fine distinction entre science, technologie, expertise, individuation par l’usage semblerait riche de sens pour renouveler la réflexion critique. On entend d’ailleurs assez souvent vibrer, sur fond d’un dialogue qui n’existe pourtant pas dans l’ouvrage, le moment des multitudes, à l’âge de la guerre globale qui est dépeint dans le travail mené par Negri et Hardt. Leur trilogie est citée (p. 433) comme étant la seule, avec celle de Saskia Sassen, tentative « non romanesque » pour dépasser la malédiction de Popper. Cependant, alors que Negri et Hardt fondent leur théorie sur une distinction centrale entre technologie, science et usagers, ce qui les amène à une gratitude pour l’inventivité sociale des travailleurs immatériels, dont les hackers seraient les figures, il semble que chez Luc Boltanski sourde un projet plus sombre, celui d’une critique de la technique. De là découle l’impression que le propos de Luc Boltanski est assez utile peut-être pour penser la critique du nouvel ordre réticulaire et du capitalisme cognitif, ce que la trilogie de Negri et Hardt a bien du mal à faire, mais que dans le même temps il se prive aussitôt de toute possibilité de « saisir » la spécificité critique de la modalité technique [15]. Or, une des spécificités majeures de la technologie et notamment du numérique, précisément, c’est précisément qu’il « redécrit la réalité ».

Une sociologie du désordre : le spectre romanesque et la viabilité future de la sociologie

Le projet de redécrire la réalité pointe enfin vers une référence à un objectif majeur. Ce dont il s’agit, c’est d’observer comment des personnes ordinaires sont mises aux prises avec des événements historiques qui les dépassent, tout en mettant en récit simultanément comment les puissants cherchent par leurs actions à s’ajuster à ou à infléchir ces événements. Ainsi décrit, ce projet n’est pas du tout incompatible avec un programme de sociologie pragmatique. Il est d’ailleurs frappant de constater que la double mission vers laquelle pointe le livre, de se focaliser sur « l’incertitude » – avec l’idée centrale que l’activité sociale est faite d’épreuves – et sur la « réflexivité » – avec l’idée centrale que les individus ont sous certaines conditions la possibilité de confirmer ou de critiquer « ce qui est » est assez clairement compatible avec un intérêt qui a toujours été marqué, pour la sociologie pragmatique, pour la saisie des événements, autrement appelés « épreuves », et pour une attention aux opérations de « totalisation » opérées dans le monde social.

Toutefois, et malgré cette possibilité constructive, l’ouvrage part dans un chemin brusque et inverse. Après avoir identifié cette double exigence de focalisation, Luc Boltanski dresse contre la sociologie une sorte de réquisitoire, passant en revue trop rapidement (la sociologie pragmatique peut-elle être réduite à la microsociologie ?) pour les rejeter communément les tentatives originales des cinquante dernières années, et débouche sur la volonté de proposer quelque chose de très proche de ce qui est essayé par le roman social. Ainsi, ce sont par exemple les œuvres de Tolstoï que relève l’auteur comme exemples ayant pu le mieux préfigurer le projet sociologique. On répugne à penser que l’auteur broie de telles « idées noires » pour la sociologie, en la bradant pour des romans sociaux du XIXe siècle. Mais alors comment construire, à partir de cet ouvrage, un espace de viabilité possible pour elle, entre ces figures problématiques qui la bordent de l’extérieur : l’expertise publique, le roman social, le journalisme d’investigation ? À quelles conditions, dans cette redéfinition de la démarche sociologique, éviter l’opération d’abolition, geste sublime, si l’on pense rédemption, mais destructeur, si l’on veut construire, car il aggrave le silence porté sur les opérations critiques ? Dans le mouvement de retombées du livre, on passerait alors du crime au châtiment. Il s’agit d’articuler trois choses : l’appréhension des « événements », la référence à des totalités, et l’intérêt pour la réflexivité des acteurs : quel programme sociologique est-il susceptible de fournir ces exigences ? En quoi ces exigences sont-elles compatibles avec un programme de sociologie pragmatique ? Ici plane une question sérieuse. Il en va même d’une « politique de l’esprit ». Car il s’agit de redonner confiance à la sociologie.

Il semble que le projet ultime de l’auteur soit de se tourner vers une philosophie voire une « méthodologie » du désordre. Le désordre désigne bien sûr le tuilage central de la société, montré durant tout l’ouvrage : ambivalence entre institution et critique, entre officiel et officieux, entre réalité et monde. Il renvoie aussi à la fragilité de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, à la fragilité de nos institutions, qui exigent que nous disions à la fois qu’elles ne sont ni enracinées ni immuables et qu’elles font pour nous des choses importantes. Mais le goût pour le désordre s’esquisse aussi à travers les embryons d’une nouvelle méthodologie. La centralité du désordre renvoie à l’hypothèse anthropologique que l’une des caractéristiques formidables du cerveau humain est la plasticité, la tolérance importante au bricolage et au bruit. Comment penser les nouveaux moyens d’expression pour les sciences sociales ? Une position trop permissive face à l’incertitude peut-elle encore être articulée avec un projet, rationnel, progressiste, selon la maxime fameuse d’Auguste Comte : « le progrès est le développement de l’ordre » ?

par Nicolas Auray, le 16 novembre 2012

Aller plus loin

 Sur la Vie des idées, voir et écouter : Le pouvoir est de plus en plus savant. Entretien avec Luc Boltanski

Pour citer cet article :

Nicolas Auray, « La sociologie en rouge et noir », La Vie des idées , 16 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./La-sociologie-en-rouge-et-noir

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Notes

[1L’auteur reprend à son compte la définition par Gérard Noiriel (Noiriel, 2007, L’identification. Genèse d’un travail d’État, Belin) de la notion d’État-Nation social dit aussi «  État social  » (p. 40).

[2C’est ainsi un livre de sociologie européenne que présente l’auteur. Les USA sur la même période connaissaient une forte mobilité sociale et leur territoire, ouvert à l’Ouest, était marqué par un flou des distinctions sociales et par une tolérance à la segmentation biographique. Il n’est peut-être pas innocent que ce furent là-bas non des formes d’enquête, le polar et le roman d’espionnage, mais des syncrétismes musicaux, le ragtime (1890) et le jazz (1920), qui constituèrent, certes parmi bien d’autres, des formes artistiques y suscitant cet engouement mixte, lettré et populaire.

[3Cf. L. Boltanski, 2004, La condition fœtale. Une sociologie de l’avortement et de l’engendrement, Gallimard, Paris, et, pour une lecture critique, la note de lecture de R.Ogien, 1986, Critique internationale, n°33, pp.190-196.

[4Déjà, dans De la critique (op. cit.), était introduite une opposition entre le monde (ce qui arrive) et la réalité qui est ce qui a été stabilisé dans les institutions.

[5C’est à partir de la saisie des «  multi-appartenances  » de chaque personne humaine qu’est évoquée la possibilité de bifurcation vers les relations personnelles, voire amicales  ; la dimension «  multiplexe  » de l’amitié a notamment été souvent analysée par l’analyse des sociabilités inspirées de la théorie des réseaux (cf. Bidard, L’amitié, un lien social, La Découverte, 1997).

[6Pour une synthèse en français de la critique politique de l’économie des données personnelles, cf. Kessous, E., 2012, L’attention au monde. Une sociologie de l’économie des données personnelles (A. Colin).

[7L. Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, 1983, éditions de Minuit, Paris.

[8On ne peut inclure Zola dont l’œuvre sort écornée de la critique de ceux qui ont une vision trop déterministe sur l’origine du crime, supprimant son lien d’équivalence avec l’énigme.

[9Cf. Boltanski, 2010, De la critique, p. 188.

[10Ainsi, on peut décrire comme virage intellectuel cette volatilité de pensée en rapprochant la thèse de l’ouvrage de 2012 de la revendication qui ouvrait L’amour et la justice comme compétence (Métailié, 1990, Paris), et qui engageait à se démarquer «  [du] sociologue classique [qui] entend porter au jour une dimension de la réalité qui n’est pas apparente comme telle aux yeux des acteurs (...)  » (p. 38). À y regarder de près, pourtant, la charge engagée dans cet ouvrage portait plus contre le postulat, commun aux théories sociologiques classiques, de l’existence d’un «  inconscient social  », et contre l’idée que les acteurs sociaux, quels qu’ils soient, s’obstineraient à croire des illusions. L’objectif est assez différent dans cet ouvrage : alors que la sociologie de la critique décrivait des acteurs sociaux baignant toujours dans l’illusion  l a main droite s’obstine à ignorer ce que fait la main gauche  »), Énigmes et Complots montre une variété de cas de reconnaissances de l’existence de choses cachées.

[11Pour une vision contemporaine de cette conception, inspirée par Marcuse, cf. Feenberg, Between Reason and Experience : Essays in Technology and Modernity (MIT Press, 2010).

[12Boltanski, De la critique, 2009, Gallimard, p.188.

[13Pour une analyse approfondie et lumineuse sur le cas du Sida, cf. N. Dodier Leçons politiques de l’épidémie du Sida, (éditions de l’EPHESS 2003). Il y est montré de manière remarquable comment, autour de l’expertise, notamment pharmacologique et clinique, des usages a été produite et collectivement articulée une mise en doute de la medecine evidence-based, c’est-à-dire du conglomérat science-technologie-industriels qu’a en ligne de mire Boltanski. Il y montre aussi comment a pu s’y inventer une autre façon de construire la réalité.

[14Des groupes new-yorkais comme Screensavergroup, ou le projet, contrant la convention républicaine de 2004, RNCRedux, en collaboration avec des médias autonomes, ont inventé ce genre de dispositifs. Le point a bien été mis en évidence, parmi d’autres exemples finement étudiés, dans le travail clairvoyant de Olivier Blondeau et Laurence Allard (Devenir Media. L’activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Amsterdam, 2007).

[15Le dernier ouvrage de B. Latour, Enquête sur les modes d’existence (La Découverte, 2012), qui cherche lui aussi à lever certains embarras de parole (i.e. désentraver la critique  ?) est très méticuleux à décortiquer le pluralisme ontologique de la technicité, distinguant par exemple les êtres de la technique, les êtres de la science, mais aussi les attachements, le réseau, et même le «  double-clic  ».

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