En proposant d’étudier le Moyen Âge en sociologue, Alexis Fontbonne pose les bases d’une démarche critique stimulante qui invite à penser autrement la pratique historienne mais aussi les outils de la sociologie.
En proposant d’étudier le Moyen Âge en sociologue, Alexis Fontbonne pose les bases d’une démarche critique stimulante qui invite à penser autrement la pratique historienne mais aussi les outils de la sociologie.
Ouvrir le Moyen Âge à la sociologie : de prime abord, l’objectif affiché par cette Introduction à la sociologie médiévale peut sembler étonnant. Après tout, cela fait maintenant près d’un siècle qu’en France, la médiévistique – la discipline historique étudiant le Moyen Âge – s’est structurée autour d’une ouverture disciplinaire aux sciences sociales, comme en témoigne la revue des Annales fondée en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre et qui affiche depuis 1994 le sous-titre Histoire, Sciences Sociales. Des sociologues tels que Max Weber ou Norbert Élias, abondamment cités dans les travaux historiques, font désormais partie des auteurs incontournables auxquels sont confrontés un jour ou l’autre les étudiants et étudiantes en histoire.
Pourtant, comme le montre Alexis Fontbonne dans le premier chapitre de son ouvrage, à y regarder de plus près, la relation entre Moyen Âge et sociologie est loin d’être évidente. D’un côté, il n’est pas rare que les médiévistes négligent la sociologie et son vocabulaire, ou bien en fasse un usage superficiel, s’en servant comme d’une boîte à outil dans laquelle on piocherait tel ou tel concept, sans trop se préoccuper de leur cohérence théorique. De l’autre, force est de constater que l’enseignement de la période médiévale ne fait guère partie du programme des études de sociologie, forcément centré sur la société contemporaine, si bien que très peu de travaux des sociologues actuels s’intéressent au Moyen Âge.
C’est donc bien pour réconcilier l’étude historique du Moyen Âge avec l’approche sociologique qu’Alexis Fontbonne propose, dans son livre, de dégager les pistes d’une « sociologie médiévale ». L’auteur, spécialiste de l’histoire des représentations religieuses au Moyen Âge [1], a conçu son ouvrage comme un manuel mêlant discussions théoriques avec exemples pratiques, afin de « produire pour les historiens et les sociologues de quoi faire de la sociologie du Moyen Âge » (p. 21), en leur fournissant différents concepts, données et pistes de réflexion.
Pour poser les bases de ce dialogue transdisciplinaire, Alexis Fontbonne commence par mettre en évidence (chap. 2) la dette de la sociologie vis-à-vis du Moyen Âge. Plusieurs auteurs considérés comme des figures fondatrices de la sociologie (Auguste Comte, Émile Durkheim, Max Weber, Pierre Bourdieu) se sont en effet intéressés à la période médiévale, soit pour identifier certains éléments constitutifs de la civilisation occidentale (en particulier le rôle de l’Église dans l’organisation de la société), soit pour élaborer certaines notions grâce à la « distance nécessaire à la réflexion sociologique » (p. 92) qu’offre le Moyen Âge. C’est par exemple le cas de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, qu’il élabore en s’intéressant d’abord au champ religieux et à l’Église médiévale [2].
Dégager cette « matrice médiévale » de la sociologie permet ensuite à l’auteur de discuter la manière dont les travaux historiques récents peuvent à leur tour apporter des éclairages nouveaux aux travaux classiques de la sociologie (chap. 3). Pour reprendre ici l’exemple de Pierre Bourdieu, l’hérésie se définit chez lui par rapport à la position des acteurs dans le champ religieux. Autrement dit, l’hérétique est celui qui se place en opposition avec l’orthodoxie du dogme. Or, l’historiographie de ces vingt dernières années est depuis venue considérablement nuancer cette vision, en montrant que c’est d’abord l’Église elle-même qui construit l’hérésie en attribuant aux hérétiques des pratiques et des caractéristiques souvent infamantes.
Ce faisant, l’objectif d’Alexis Fontbonne n’est toutefois pas de simplement relever telle ou telle erreur d’interprétation sociologique qui aurait depuis été corrigée par les historiens, mais au contraire d’inviter à reconsidérer certaines notions classiques de la sociologie à la lumière des avancées de la recherche en histoire – par exemple, en abandonnant le concept de champ religieux pour passer à celui de « champ ecclésial » afin de mieux comprendre l’articulation entre l’Église et le monde social médiéval. En effet, pour Bourdieu, le champ religieux au Moyen Âge se confond avec l’Église, conçue avant tout comme une institution bureaucratique et un espace de luttes entre agents s’affrontant « pour la définition de l’Église et le monopole de la représentation de l’Église » (p. 127), ce qui s’avère finalement un point de vue assez limité. Au contraire, parler de champ ecclésial déplace la focale sur l’ecclesia, c’est-à-dire non seulement l’Église-institution, mais aussi la communauté des croyants (clercs comme laïcs). Cela permet de davantage questionner le contrôle de l’Église « sur l’ensemble des dimensions du monde social » (p. 131), en ouvrant la voie à des interrogations passionnantes sur la co-extensivité et les influences réciproques entre le champ ecclésial et le monde social.
Ce travail critique préalable ayant montré la fécondité d’un dialogue entre médiévistes et sociologues, Alexis Fontbonne en vient au cœur de son propos : poser les bases d’une sociologie du Moyen Âge. Pour ce faire, l’auteur ne cherche pas à construire une théorie nouvelle ou une méthode parfaitement articulée. Son Introduction à la sociologie médiévale est avant tout un manuel axé sur la pratique, présentant différents cas d’études.
Ainsi, il commence (chap. 4) par déconstruire certaines idées préconçues sur le Moyen Âge qui pourraient nuire à l’analyse sociologique de la période : monde féodal précapitaliste où les logiques de domination économique seraient absentes, âge chrétien favorables aux fous et à la pauvreté, absence de rationalité, etc. Si cette partie semblera enfoncer quelques portes ouvertes aux yeux des médiévistes, elle se destine avant aux étudiants en sociologie afin de les aider à se débarrasser de certains présupposés pour mieux « changer d’univers mental » (p. 192). Il est évidemment impossible pour l’auteur d’aborder ici tous les aspects de la période médiévale, et on appréciera à cet égard les nombreuses notes de bas de page renvoyant à une très riche littérature scientifique. Peut-être les apprentis sociologues auraient-ils néanmoins souhaité que le livre, en tant que manuel introductif, renvoie également davantage à de grandes synthèses et ouvrages de référence sur le Moyen Âge (en particulier dans la bibliographie finale), afin de mieux guider leurs premières lectures [3].
Alexis Fontbonne envisage ensuite (chap. 5) plusieurs exemples d’application de concepts sociologiques à l’étude historique du Moyen Âge. En revenant d’abord longuement sur les différents usages de la sociologie par la recherche historique au XXe siècle, il aborde inévitablement quelques cas relativement convenus, comme la naissance des Annales ou bien les débats, dans les années 1980 et 1990, autour de la genèse médiévale de l’État moderne. Parmi les différentes pistes de recherche plus récentes qu’il discute, l’auteur ne parait jamais aussi à l’aise que lorsqu’il touche à ses propres thèmes de recherche, à savoir l’étude du monde ecclésial. La section sur les dynamiques de domination dans le monde rural et seigneurial est également très intéressante, même si l’on aurait aimé qu’elle intègre davantage les travaux les plus récents – et ils sont nombreux – relatifs à l’usage de la violence au Moyen Âge.
La dernière partie du livre part du constat que l’on ne saurait étudier décemment le Moyen Âge en sociologue sans s’intéresser à celles et ceux qui produisent à leur tour des connaissances sur cette période. À commencer par les individus du Moyen Âge eux-mêmes, qui étaient tout à fait capable de développer une réflexion sur le monde qui les entoure (chap. 6). Parmi ces « médiévaux sociologues », l’auteur traite ici principalement des clercs qui développent un discours ecclésiologique, c’est-à-dire un discours de l’Église sur elle-même et sur le monde. Comme le montre bien Alexis Fontbonne, il s’agit là d’une « sociologie croyante », car trouvant des raisons divines derrière l’organisation et les hiérarchies du monde social, et qui est donc porteuse d’un message prescriptif. Prendre en compte ce discours ecclésiologique sur le monde implique donc également pour les chercheurs et chercheuses de devoir « trahir les clercs » (p. 311) en considérant leurs paroles avant tout comme un révélateur de leur propre position sociale.
Pour prolonger la formule de l’auteur, oserait-on alors dire que pour étudier le Moyen Âge en sociologue, il faut également trahir les médiévistes ? Alexis Fontbonne ne va pas jusque-là lorsqu’il présente finalement la perspective d’une analyse sociologue des historiens et historiennes du Moyen Âge (chap. 7). L’étude des conditions de production des savoirs scientifiques est aujourd’hui un domaine de recherche à part entière de l’histoire et la sociologie des sciences, qui se sont toutefois jusqu’ici peu intéressées aux médiévistes, sans doute parce qu’ils représentent une communauté moins connue ou prestigieuse que, par exemple, les mathématiciens, les philosophes ou les physiciens. Les médiévistes ont pourtant entamé depuis de nombreuses années un travail réflexif sur leur profession et leurs conditions de travail, lesquelles ont une influence considérable sur leurs travaux – que l’on songe, par exemple, au modèle généralisé du financement de la recherche par projets (ERC, ANR, etc.), qui renforce la compétition entre chercheurs et se révèle un obstacle pour les recherches exploratoires et sur le temps long [4].
L’observation sociologique de l’homo medievisticus peut dès lors se décliner de nombreuses façons. La caractérisation des trois « capitaux » de la médiévistique (la bibliographie, les sciences auxiliaires, les sciences sociales) permet de mettre en évidence certaines logiques de parcours, comme le fait que la maîtrise des sciences auxiliaires (diplomatique, paléographie, numismatique, etc.) est valorisée dans le cadre du doctorat, mais se révèle d’aucune utilité pour le concours d’agrégation. L’analyse quantitative de la population des chercheurs et de leurs travaux à partir de l’annuaire de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public permet quant à elle d’avoir un aperçu de la répartition géographique des médiévistes (dont 33 % travaillent en Île-de-France), du degré de féminisation de la profession (42 % de femmes), ou bien encore la surreprésentation de certains thèmes de recherche, à commencer par celui de l’Église et de la religion. Il convient de souligner que le cadre envisagé ici est uniquement celui de la recherche et de l’université française, avec ses logiques spécifiques. Il serait tout aussi intéressant d’envisager la communauté des médiévistes comme un ensemble international hétérogène, où s’entrecroisent des cultures scientifiques mais aussi des stratégies de carrière et des conditions de travail très différentes selon les pays. Mais comme le reconnait lui-même l’auteur, ce chapitre constitue avant tout une « esquisse pour une recherche », et l’on comprend donc aisément qu’il ait choisi dans un premier temps de se focaliser sur le cas des médiévistes français.
Ambitieuse et extrêmement stimulante, cette Introduction à la sociologie médiévale réussit le pari de montrer tout l’intérêt d’une sociologie médiévale en offrant aux lecteurs et lectrices de nombreuses pistes de réflexion. Il convient de noter que, de par ses propres thèmes de recherche, Alexis Fontbonne accorde dans son livre une place particulièrement importante à l’Église et à la question religieuse, là où d’autres thématiques qui se prêtent tout autant à l’analyse sociologique sont assez peu traitées, comme par exemple l’histoire de la justice et de la violence. D’un autre côté, on peut difficilement reprocher à l’auteur de fonder son travail sur son domaine de spécialité, d’autant qu’il revendique à plusieurs reprises vouloir, avec ce livre, ouvrir des chantiers de recherche ciblés plutôt que de tenter d’atteindre une exhaustivité illusoire. On pourra tout de même s’étonner que la sociologie historique et ce qu’elle nous apprend du Moyen Âge ne soit finalement pas davantage abordé, si ce n’est au travers des figures tutélaires de Max Weber et Norbert Elias. Parmi des auteurs plus récents, le sociologue américain Charles Tilly aurait par exemple autant eu sa place dans le livre, en raison de ses travaux sur la genèse de l’État moderne, mais aussi sur les mouvements sociaux, lesquels ont considérablement influencé l’étude des révoltes médiévales au cours des dernières années. Malgré ces quelques coquetteries bibliographiques, on ne peut qu’apprécier les très riches perspectives dégagées par ce livre et souhaiter qu’elles suscitent à l’avenir de nombreuses vocations de sociologues médiévistes (et inversement).
par , le 11 octobre 2023
Pour aller plus loin :
– Étienne Anheim, Le travail de l’histoire, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
– Être historien du Moyen Âge au XXIe siècle : XXXVIIIe Congrès de la SHMESP, Paris : Éditions de la Sorbonne, 2008.
– Frédérick Guillaume Dufour, La sociologie historique. Tradition, trajectoires et débats, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2015.
– Norbert Elias, Moyen Âge et procès de civilisation, texte présenté par Étienne Anheim, Paris, EHESS, 2021.
– Pierre-Anne Forcadet, « La justice et les sources judiciaires à l’aune des sciences sociales : individuation, agentivité et subjectivation », Revue historique de droit français et étranger, vol. 98, n° 3, 2020, p. 287 314.
– Joseph Morsel, avec la collab. de Christine Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d’histoire s’interrogent, Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, 2007.
Quentin Verreycken, « La sociologie à la conquête du Moyen Âge », La Vie des idées , 11 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./La-sociologie-a-la-conquete-du-Moyen-Age
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[1] Alexis Fontbonne, Histoire sociale de l’Esprit Saint en Occident : de l’amour divin à l’aumône laïque (XIe-XIVe siècle), Paris, Beauchesne, 2020.
[2] Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, vol. 12, n° 3, 1971, p. 295-334.
[3] Comme point de départ, voir par exemple Joseph Morsel, avec la collab. de Christine Ducourtieux, L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les étudiants d’histoire s’interrogent, Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris, 2007.
[4] Matthieu Hubert, Séverine Louvel, « Le financement sur projet : quelles conséquences sur le travail des chercheurs ? », Mouvements, vol. 71, n° 3, 2012, p. 13-24 ; Étienne Anheim, Le travail de l’histoire, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.