Pourquoi la révolution tunisienne de 2011 a-t-elle été perçue en France comme une réédition de 1789 ? Pourquoi les révolutionnaires tunisiens se sont-ils reconnus dans un « printemps arabe », hommage aux révolutions de 1848 ? L’historien Guillaume Mazeau enquête sur ces constructions en miroir et sur nos rapports aux temporalités révolutionnaires.
En décembre 2010, un vendeur ambulant lança le signal. Par son geste, Mohamed Bouazizi commençait non seulement à bousculer l’histoire tunisienne, mais allait aussi relancer les questions récurrentes sur la manière dont les révolutions surviennent et se transmettent d’un pays à un autre. À cette date, loin de là, cela faisait longtemps déjà que les Français semblaient quant à eux avoir fait leurs adieux à leur révolution. Pour François Furet, celle-ci avait en effet disparu en tant que projet politique dès la fin du XIXe siècle [1]. À la manière d’un anthropologue, l’historien Steven Kaplan, plongé dans les tourbillons du Bicentenaire (1989) avait montré que l’imaginaire révolutionnaire lui-même s’était apparemment effondré en même temps que le monde communiste (Adieu 89, Fayard, 1993). Jadis présentée comme un des principaux mythes d’origine de la modernité, la Révolution française se banalisait inexorablement : l’événement fondateur se muait en monument d’une histoire nationale un peu datée. Pourtant, au cours de l’hiver 2011-2012, ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée réactiva des schémas que l’on croyait révolus. D’anciennes machines interprétatives se remirent en état de marche, saluant la reprise d’une histoire qui s’était assoupie quelques décennies auparavant et que les Tunisiens auraient entrepris de réveiller.
Retour vers notre futur ?
Dès les premiers jours du mois de janvier 2011, les contributeurs de Wikipedia, devenue une instance majeure de normalisation langagière et de fabrication de l’histoire [2], entamèrent d’âpres débats visant à définir ce qui se passait depuis quelques semaines en Tunisie. La lecture de leur fil de discussion révèle les tâtonnements de ces premiers témoins, aspirant à rédiger une notice qui, conformément à la charte éditoriale de Wikipedia, devait rester la plus fidèle possible aux usages les plus courants. Proposant d’abord les expressions de « protestations tunisiennes », de « manifestations » utilisées dans les médias anglophones ou néerlandophones, relevant l’ensemble des qualifications employées à chaud par la presse française (« contestation », « événements », « révoltes », « révolution » ou « rébellion »), les contributeurs décidèrent ensuite, après le départ de Ben Ali (14 janvier 2011), de qualifier les événements de « révolution ». Révolution, donc, mais laquelle ? Après avoir rejeté les qualificatifs d’ « intifadah tunisienne » et de « révolution des libres », employés par Al Jazeera, mais aussi ceux de « révolte de Sidi Bouzid » et de « révolution du 14 janvier », ces contributeurs, majoritairement français mais aussi tunisiens, proposèrent celui de « révolution de Jasmin », qui fut à son tour évincé, ayant d’une part été utilisé par les Occidentaux pour qualifier la prise de pouvoir de Ben Ali vingt-quatre ans plus tôt et édulcorant d’autre part, comme cela avait été le cas avec la dénomination des « révolutions de couleur », la dimension politique et sociale de la mobilisation populaire [3]. Après quelques jours, l’expression « Révolution tunisienne » finit par s’installer durablement sur Wikipedia. Réalisé à chaud grâce à un balayage assez désordonné des principaux média occidentaux (Le Monde, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Libération) et arabes (Al Jazeera, nawaat.fr), ce débat portait néanmoins en lui toute la surprise et l’embarras ressentis par les contemporains, à la fois tentés par l’envie de saisir la spécificité d’événements qui ne cessaient de se dérober à eux, offrant jour après jour un visage différent, mais aussi motivés par la volonté d’insérer l’imprévisible et le particulier au sein d’une plus longue trame temporelle et d’une vision déjà connue de l’histoire.
source : Wikipedia Commons
Les historiens, politistes, sociologues et économistes, aussitôt érigés en « experts » et en « intellectuels » par les journalistes pendant l’hiver 2011, ne furent, malgré leur savoir, pas beaucoup plus à l’aise que les modestes « wikipédiens » pour expliquer ce qui se passait. Dans un article du Monde, le journaliste Thomas Wieder identifiait ainsi ce malaise pesant en France sur l’interprétation des événements tunisiens, se demandant si les « intellectuels » n’étaient pas « prisonniers de schémas de pensée » les rendant « peu aptes à penser la nouveauté » (« À Paris, l’intelligentsia du silence », Le Monde, 6 février 2011). Titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, Henry Laurens y dénonçait également l’aphasie des « intellectuels médiatiques », jugés incapables de penser l’événement en dehors des catégories de pensée issues de la Guerre froide. Lapidaire, cette accusation n’en soulignait pas moins une réalité : le plus souvent, ce qui se passait en Tunisie était raccroché d’une manière ethnocentrée à l’histoire atlantique ou européenne, réveillant les anciens débats sur la Révolution française, réduisant l’événement à un énième épisode de la vaste geste des « révolutions occidentales », que les historiens Robert Palmer et Jacques Godechot avaient désignées, dans les années 1950, comme les forces motrices d’un « vent de liberté » parti d’Amérique en 1776, qui, après avoir soufflé en Europe dans les années 1780, aurait fini sa folle course au sud du continent Américain, inspirant les révolutions d’indépendance du XIXe siècle. En France, la plupart des « observateurs » ne se contentèrent pas d’insérer l’événement tunisien dans cette conception occidentale d’un temps présenté, depuis la fin du XVIIIe siècle, comme universel et séculier, orienté vers le progrès, dont le sommet à atteindre serait la démocratie libérale. Sommés de répondre à l’angoisse ou à l’espoir d’une éventuelle propagation révolutionnaire, ils recouraient aussi à une explication diffusionniste et téléologique des révolutions. Ces dernières furent ainsi présentées comme des phénomènes qui, ignorant les hasards et les choix aléatoires des hommes, faisant fi des contextes nationaux ou locaux, écartant les logiques économiques et sociales, n’obéiraient qu’à des mécanismes de contagion organique et même virale, se transmettant comme des pandémies par la circulation transfrontalière des hommes et des idées. Facebook, twitter, la télévision satellite et les smartphones étaient ainsi décrits, y compris par les révolutionnaires, souvent eux-mêmes pris dans ce mythe, comme les principaux vecteurs de transmission des « Révolutions 2.0 ». Derrière leur nouveauté apparente, ces analyses recouraient à une même conception occidentale du temps, présentant la « Renaissance » et le « Siècle des Lumières » comme des étapes cruciales de la modernisation des sociétés humaines, donnant aux vecteurs du savoir et au commerce des idées une place démesurée.
Absorbée dans la résurgence des « Lumières 2.0 », la révolution tunisienne était enfin gagnée par un mouvement multiséculaire, censé conduire au triomphe du libéralisme politique et commercial occidental pensé deux siècles auparavant par les Lumières écossaises et décrit en 1992 par le concept de « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama). Empressés de proclamer l’échec de la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington (1996), beaucoup de commentateurs, répétant plus globalement les anciennes erreurs des democratization studies (analyses comparées de processus de démocratisation), ont inconsciemment sous-estimé ou nié la spécificité et la nouveauté des événements tunisiens. Insérant ceux-ci dans une trame temporelle occidentale présentée comme la norme du temps universel, ils confirmèrent ainsi les clichés selon lesquels le monde arabe serait « l’homme malade de la modernité » (Najete Chaib, Le Monde, 09 mars 2011), ou une « poche de résistance à la démocratisation et à la mondialisation » (Alexandre Adler, Le Figaro, 08 juin 2012). Ainsi, selon Emmanuel Todd, promoteur du « rendez-vous des civilisations », la Tunisie avait enfin « rejoint le modèle historique général » (Libération, 17 janvier 2011).
Formulées après le discours de Dakar (2007) dans lequel Nicolas Sarkozy avait placé l’Afrique en dehors du progrès et de l’histoire, de telles lectures, poussées à l’extrême, réactualisèrent d’une manière nouvelle les clichés sur le retard et même l’immobilisme des sociétés maghrébines, en les insérant dans la « crise » de conscience historique que les Européens seraient eux-mêmes en train de traverser : prétendant que les « révolutions arabes » ne faisaient appel à aucun passé ni à aucun référent universel, l’historien Christophe Prochasson affirma ainsi qu’elles constituaient les « premières révolutions présentistes de l’histoire » [4], c’est-à-dire qu’elles étaient, selon l’expression de François Hartog, caractérisées par une incapacité à se projeter dans l’avenir [5]. Selon l’économiste Hakim Ben Hammouda, les prises de position des intellectuels occidentaux s’apparentaient ainsi à un orientalisme contemporain [6].
Parallèlement à ce nouveau « vol de l’histoire » (Jack Goody, 2006), la théorie des dominos, formulée pendant la Guerre froide pour décrire la propagation des révolutions communistes, refaisait aussi surface, réduisant les révolutions à des « vagues » ou des événements « en chaîne », au fonctionnement identique. Mais étonnamment, alors que le postmodernisme paraissait précipiter la discipline historique dans la « crise » et l’émiettement, alors que la dénonciation des crimes du stalinisme et la chute du bloc soviétique semblaient avoir fait des révolutions des objets froids et inertes, alors que la société française semblait s’enliser depuis les années 1970 dans une « crise » du progrès, les schémas évolutionnistes furent mobilisés au profit d’une vision plutôt positive de la révolution, présentée comme un processus certes long et complexe, soumis à des dérapages, mais néanmoins tendue vers le progrès. Globalement, les événements tunisiens étaient en sommes rangés dans la conception moderne et occidentale de la révolution qui, comme l’avait décrit Reinhart Koselleck, n’était plus pensée depuis la fin du XVIIIe siècle comme un « rembobinage », un retour à un âge d’or ou une restauration, mais comme une rupture radicale avec le passé et l’ordre ancien.
Significativement, les philosophes ou historiens des révolutions européennes voire françaises, furent souvent invités à expliquer les événements comme s’il était entendu qu’un fil conducteur reliait les révolutions passées et présentes, suggérant l’idée d’un « retour des révolutions », révélant finalement que malgré la prévalence apparente de la « révolution rupture », le schéma des « révolutions cycliques » survivait bel et bien dans l’imaginaire collectif. Selon l’historien Jean Tulard, la révolution tunisienne suivait ainsi « une trajectoire parallèle à celle de la Révolution française qui rend les deux événements assez comparables », ajoutant que la Tunisie était « sans doute en train de vivre l’année 1789 de sa révolution » (Le Monde, 18 janvier 2011). Plus subtilement, Steven Kaplan s’autorisait néanmoins lui aussi à tisser des liens entre les révolutions passées et présentes, dues, selon lui, à la continuité des revendications pour le pain et la liberté (Le Monde, 7 février 2011), entretenant finalement le fantasme des histoires parallèles ou du « retour des révolutions » auquel nous avons d’ailleurs nous-mêmes trop facilement cédé [7]. Le départ de Ben Ali était partout salué comme « le 14 juillet de la Tunisie » (éditorial des Inrockuptibles, 17 janvier 2011), la prise de la Kasbah de Tunis étant souvent assimilée à la prise de la Bastille [8]. Les références des révolutionnaires tunisiens à la Révolution française étaient ainsi présentées comme les preuves irréfutables d’une pure continuité entre le modèle et ses répliques ultérieures. Réduites à l’appellation de « printemps arabe », les révolutions tunisienne et égyptienne furent ainsi présentées comme les répliques contemporaines de 1830, du « printemps des peuples » de 1848, du « printemps de Prague » (1968) voire des révolutions de 1989, l’expression « 89 arabe » étant même souvent utilisée [9]. Autrement dit, les Tunisiens n’inventaient pas une nouvelle histoire, ils la rattrapaient ou, au mieux, la remettaient en marche. Ils permettaient, selon Alain Badiou, un simple « réveil de l’histoire » (Lignes, 2011).
Les historiens des révolutions revenaient en tout cas au centre des regards, un rôle qu’ils n’avaient plus eu l’occasion de jouer depuis longtemps et reprirent des controverses sur le sens et le fonctionnement des révolutions, sur leurs dérapages possibles. « Je dis « admiration » mais je dis aussi « vigilance », car ce qu’on sait surtout aujourd’hui, c’est qu’on ne sait pas comment ça va tourner » (Alain Finkielkraut, Le Monde, 6-7 février 2011) : multipliant les sous-entendus inquiets, les nombreux héritiers de François Furet, qui voyait dans la guillotine de l’an II une préfiguration du goulag, s’empressaient de lire le présent à l’aune du passé en s’inquiétant des dangers de la seconde phase de la révolution. Probablement, celle-ci basculerait selon eux, dans la violence et la Terreur. Les Tunisiens se voyaient ainsi revêtus des costumes de 93 séparant d’un côté, un camp révolutionnaire, c’est-à-dire progressiste, démocrate et laïc et de l’autre, le camp contre-révolutionnaire, composé des islamistes. Si certains historiens dont Jean-Claude Caron, Jean-Clément Martin, Elisabeth Roudinesco ou Pierre Serna attirèrent l’attention sur les dangers de telles comparaisons ou, comme Sophie Wahnich et moi-même, plaidèrent pour des anachronismes mieux contrôlés, ils furent peu entendus, tant le roman national revenait en force comme grille explicative, tant le fantasme de révolution légitimait l’idée selon laquelle les révolutions, calquées sur le « modèle » de 89, obéissent à des rythmes invariables, suivent des séquences identiques et sont susceptibles de « revenir » ébranler l’ordre du temps [10].
source : Wikipedia Commons
Survenue dans un contexte européen de fortes difficultés économiques, de tensions sociales et de crise de confiance politique, la Tunisie pouvait ainsi être présentée comme un énième « relais » d’un mouvement révolutionnaire qui n’avait fait, contrairement aux affirmations de Furet, que s’absenter provisoirement de la culture politique française. Portée par le succès d’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel (2010), stimulée par les mouvements contestataires occidentaux comme les Indignés puis Occupy, entretenue par la campagne présidentielle pendant laquelle Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de Gauche, prônant une « révolution citoyenne », put rappeler les affinités de son slogan « Qu’ils s’en aillent tous », formulé dès l’automne 2010, avec le « Dégage ! » des révolutions de l’hiver suivant, l’imminence possible d’une nouvelle révolution en France s’imposa comme un leitmotiv peu pris au sérieux, mais récurrent. Cependant, l’idée selon laquelle « nous sommes en 1788 » contrastait avec l’apathie apparente de la société française : à la Défense, la manifestation des Indignés ne rassembla que quelques centaines de personnes et au printemps 2012, les Français élurent un candidat « normal » à la présidence de la République, dont le programme hésitait entre le social-libéralisme et la social-démocratie. Profitant de l’image positive du « printemps arabe », certains groupes catholiques intégristes, opposés à la loi autorisant les couples homosexuels à se marier, ont même tenté, en 2013, d’inaugurer un « printemps français », menaçant le pouvoir d’une contre-révolution assez peu crédible.
À lire ce qui précède, les échos de la révolution tunisienne auraient donc plus appris sur le rôle de « machine à fantasmes » [11] que continue finalement de jouer la révolution dans l’imaginaire collectif français que sur la révolution tunisienne elle-même. Ce n’est pourtant pas si certain. Le désarroi devant l’imprévu, l’étourdissement devant la divergence des temps et la difficulté à raccrocher le présent au fil de l’histoire, révèlent non seulement une profonde réalité de la révolution tunisienne, mais participent peut-être, au fond, au mode de fonctionnement très spécifique de ces événements si particuliers que sont les révolutions.
La divergence des temps
Souvent réduite à un combat manichéen entre deux formes opposées d’historicité (les révolutionnaires, ou « progressistes laïcs » et les contre-révolutionnaires, ou « conservateurs religieux ») [12], la révolution tunisienne, lorsqu’on l’observe à chaud, déroute au contraire par la diversité des conceptions de l’histoire au nom desquelles les projets politiques sont défendus, elle surprend par la pluralité des temps qui s’y nouent et qui en perturbent beaucoup l’interprétation. Au-delà des inégalités économiques, des tensions sociales et des divergences politiques, l’effondrement soudain du pouvoir benaliste s’est en effet traduit par une brusque dérégulation des normes et des valeurs collectives. En quelques semaines, les anciens conflits et divisions du passé, étouffés par une dictature soucieuse de montrer qu’elle avait réussi à construire la nation par le haut, ont refait surface, donnant à la révolution une double dimension de guerre d’indépendance et de guerre civile. Plutôt que de chercher à accrocher les événements tunisiens de 2011 à l’histoire occidentale, peut-être faut-il plutôt décaler le regard et les relire à différentes échelles. Vue au carrefour du local et du global, la révolution tunisienne frappe par sa différence et sa plus grande nouveauté. Beaucoup de Tunisiens l’ont en effet vécue comme une seconde indépendance, mais plus aboutie que celle de 1956 : pour la première fois, grâce à la force de l’insurrection populaire de l’hiver 2010-2011 et à la mise en place d’une Assemblée constituante élue en octobre 2011, les Tunisiens ont ressenti la révolution comme la clôture d’une longue période d’assujettissement, dont les régimes de Bourguiba et de Ben Ali n’avaient été, d’une certaine manière, que les prolongements. En Tunisie, la révolution s’apparente à une plongée dans les entrailles du pays, à la résurgence d’une histoire trop longtemps enfouie, non au sens d’une répétition, mais d’une hémorragie qui, après avoir été temporairement jugulée, reprendrait par flots saccadés. Dans la lutte entre les camps politiques, les classes sociales et les communautés, désormais libres de s’affronter au grand jour, l’histoire, en permanence instrumentalisée, est devenue une puissante arme de combat que chacun utilise pour imposer son récit du passé et, par la même occasion, légitimer sa place dans le nouveau régime. De l’issue de ces conflits de temporalités dépend ainsi, en partie, l’avenir de la révolution tunisienne. Tout le monde n’a pas fait la révolution selon la même conception du temps, ou plutôt les Tunisiens ont fait la révolution au nom de conceptions mêlées et conflictuelles du temps. Au-delà des différences entre les groupes progressistes et libéraux qui portent des valeurs de la révolution-rupture et les islamistes qui tentent de construire le nouveau régime comme un retour à une mythique pureté des origines, de multiples nuances sont perceptibles. Ainsi, alors que de nombreux commentateurs voient l’islamisme comme un simple archaïsme anachronique et importé de l’extérieur, beaucoup de ces islamistes se considèrent en réalité comme les héritiers du réformisme conservateur du début du XXe siècle, qui rêvait d’une société tunisienne assise sur des valeurs religieuses et morales. Ainsi, les partisans d’Ennahda (significativement le « Mouvement de la Renaissance ») défendent une modernité conservatrice, fondée sur l’invention de traditions islamiques, promue comme une réaction face à la décadence de la société arabe, et se distinguent donc des salafistes, viscéralement attachés à l’idée d’un « retour aux sources » de l’islam mythifié des premiers siècles [13]. C’est pourquoi l’historien Jean-Pierre Filiu voit dans les événements de 2011 le début d’une « seconde Renaissance arabe », fondé sur l’héritage de la « première renaissance arabe » (Nahda).
Entamée après l’expédition d’Égypte (1798-1801), l’histoire des réformateurs musulmans du XIXe siècle fut celle d’une modernisation métissée, faite d’échanges et de transferts culturels. Aujourd’hui sujette à toutes les instrumentalisations de la part de tous ceux qui s’en proclament les héritiers légitimes, elle montre qu’il est pourtant impossible d’enfermer les héritages de la révolution dans une vision manichéenne, qui séparerait influences occidentales d’un côté, et dynamiques régionales de l’autre [14]. Chez les libéraux, les démocrates et les laïcs, dont l’unité est souvent artificiellement construite puisque certains se revendiquent des réformateurs musulmans, il n’est pas non plus certain que la révolution soit unanimement vécue à travers le modèle trop rigide de la « révolution rupture », ni de la table rase, sans pour autant que celles-ci ne sonnent comme des mots creux. L’historienne et anthropologue Jocelyne Dakhlia montre ainsi combien une partie des populations urbaines de la façade sahélienne, plus souvent progressistes et libérales, dont les élites ont parfois été formées en Italie ou en France, entretiennent un rapport néanmoins critique au réformisme occidental naguère imposé à marche forcée par les régimes précédents, cette distanciation révélant l’obsolescence des représentations plaquées par la France sur la Tunisie de Ben Ali, trop souvent vue comme « une petite Europe des Lumières en gestation ou dans l’enfance » [15]. Loin d’être de simples importations d’un modèle historique occidental, les valeurs et slogans universalistes revendiqués par les révolutionnaires de 2011 résultent d’une culture politique plurielle, préexistante à la révolution et finalement emblématique d’une histoire tunisienne anciennement ouverte et parcourue, faite d’interactions et de métissages méditerranéens. Si les féministes tunisiennes se reconnaissent en Olympe de Gouges, si les manifestants ont défilé au nom des « droits de l’homme » et, comme le journaliste Taoufik Ben Brik évoqué la Bastille, ce n’est pas, contrairement aux apparences, par déférence envers un glorieux passé occidental qu’ils se seraient contentés de « reprendre » et de dupliquer, mais au nom de leur droit à exercer leur propre souveraineté, de leur capacité à construire leur propre récit en se saisissant de l’histoire des autres. C’est, enfin, au nom de leur droit à être reconnus comme des acteurs à part entière d’une histoire qui dépasse les particularismes, y compris en choisissant, selon leurs besoins du moment, des références à l’histoire française [16]. En affirmant lors de sa visite officielle à Paris que la révolution tunisienne « n’aurait pas eu lieu sans celle de 1789 », le président Marzouki ne se prête pas simplement au jeu diplomatique, pas plus qu’il ne se soumet à des logiques néocoloniales : en reconnaissant sereinement le legs de la Révolution française, il révèle à quel point les Tunisiens utilisent le passé de manière pragmatique, comme des acteurs dignes et autonomes d’une histoire dont ils assemblent, selon leurs besoins, les divers composantes [17].
Reconnaissant la « facilité journalistique » que constitue l’expression « printemps arabe », le journaliste tunisien Akram Belkaid la revendique pourtant, arguant qu’elle a le mérite de faire accéder son pays à la dignité des autres protagonistes de l’histoire universelle : « L’expression fait référence au « printemps des peuples » de 1848, à des valeurs universelles, comme celles de la Révolution française de 1789 auxquelles nous, arabes, avons aussi droit d’accéder. On se révolte pour notre dignité, on chasse un tyran, cela dépasse les nationalités » [18]. Le succès du slogan « Dégage ! » montre combien les bégaiements apparents de l’histoire dissimulent des appropriations et des actualisations qui font s’entrechoquer les cultures et les temporalités révolutionnaires. Scandé en français, il fut rapidement salué comme le signe du rôle que continuait à jouer la francophonie dans la diffusion des valeurs démocratiques [19]. Outre qu’elle fait bon marché des dizaines d’autres mots d’ordre, inventés en arabe dialectal ou en anglais (« Yes we can ! »), cette légende dorée des Lumières françaises omet de préciser que le mot n’est pas du français, mais du « françarabe », prononcé « Digage », interjection dont étaient victimes les Tunisiens pendant la période coloniale : « ce sont les Français qui nous disaient Digage » [20]. Et si le temps des Tunisiens semble parfois désorienté, ce n’est pas en raison d’une contagion du « présentisme » occidental, mais bien davantage de la succession déroutante des événements récents. Dès l’automne 2010, le blogueur « Z » avait ironisé sur l’étourdissement des Tunisiens, sonnés par la manipulation des temporalités : « Vous ne le savez peut-être pas, mais la Tunisie est coincée dans une faille temporelle. Cet accident métaphysique a commencé un 7 Novembre 1987 quand un certain Ben Ali avait réussi son coup d’état médical contre le président grabataire Bourguiba. Tout le monde à l’époque avait applaudi le changement. Ben Ali devint maître du temps, mais il appuya trop vite sur la touche rewind (◄◄) pour revivre sa victoire. Une fois, deux fois... 23 fois qu’il appuie obsessionnellement sur le même bouton. Ce qui devait être le changement d’un jour, devint le changement pour toujours d’où la naissance de ce concept du « Changement » qui n’en finit pas. Nous autre assistons impuissants à ce manège... » [21]. Loin d’être un « retour » ou un rembobinage, la révolution tunisienne a donc plutôt été vécue comme la prise en charge d’un temps qui tournait sur lui-même. Pourtant, dès les premiers mois, le sentiment d’accélération de l’histoire, le choc des temporalités et la concurrence des passés ne clarifièrent guère l’historicité des événements tunisiens. Alors que les islamistes tentaient de réécrire l’histoire en présentant l’expérience occidentaliste comme une courte parenthèse, les forces progressistes libérales essayaient quant à elles de prouver leur rôle déterminant dans la conquête de l’indépendance, provoquant de fortes tensions : en décembre 2012, la commémoration très politique organisée par l’UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) de l’assassinat par la Main Rouge de son fondateur Farhat Hached (1962), s’est soldée par des affrontements avec les islamistes. La révolution laisse l’histoire à vif.
Jamais vus, les clichés téléologiques sur les événements de 2011 ? Exceptionnel, l’enchevêtrement des temporalités de la révolution tunisienne ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont-ils pas le propre des révolutions ? Les spécialistes des révolutions passées ne les voient plus à travers les schémas diffusionnistes. Ils savent que les révolutions ne s’« exportent » pas telles quelles à partir des mêmes matrices, mais qu’il y a des gens qui les font, ne les font pas, s’approprient les modèles, les transforment ou bien les combattent. Les « révolutions atlantiques » ont ainsi laissé la place aux « révolutions croisées » ou « en miroirs », faites d’échanges, d’emprunts, de malentendus, de transferts et d’inspirations réciproques [22]. Depuis longtemps, les révolutions se traduisent également, comme le montre Quentin Deluermoz pour celles du XIXe siècle (Le Crépuscule des Révolutions, 2012), par de fortes perturbations de la manière de vivre et de concevoir le temps historique. En 1789, à peine remis des commémorations de la révolution de 1688, les Anglais n’eurent-ils pas eux-aussi l’impression que les Français ne faisaient que rejoindre un processus lancé un siècle auparavant, entamant ensuite, devant le tour imprévu que prenait la radicalisation populaire, une fameuse controverse sur le sens historique des révolutions ? Deux siècles plus tard, alors qu’ils célébraient le bicentenaire de leur révolution, les Français de 1989 ne jugèrent-ils pas à leur tour la chute du Mur de Berlin à l’aune de leur propre conception du temps historique ? Ces réflexes récurrents, visant à minimiser l’imprévu et à lisser le cours de l’histoire, n’ont-ils pas inspiré de nombreux – et souvent peu convaincants – essais d’histoire et de sociologie comparées des révolutions ? Ce que nous montre peut-être le vrai faux « retour » de la révolution en Tunisie, c’est qu’en ouvrant, comme le résume Sylvie Aprile « un immense champ des possibles » [23], les révolutions, agissent comme des centrifugeuses de temporalités qui non seulement font l’histoire, mais en perturbent le cours. C’est parce qu’elles sont animées par cet « autre temps » plus dense et plus incertain, entrechoquant brusques décrochages et continuités, confrontant l’éphémère et la longue durée que les révolutions demeurent une énigme pour les hommes qui les vivent, ainsi que pour ceux qui cherchent à les comprendre à travers des conceptions linéaires de l’histoire, tissant un fil trop bien tendu entre causes, événements et conséquences, passé présent et futur.
Guillaume Mazeau, « La ronde des révolutions »,
La Vie des idées
, 16 avril 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./La-ronde-des-revolutions
Nota bene :
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[1] François Furet, « La Révolution française est terminée », dans Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.
[2] Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms et réputation des Lumières à Wikipedia , Seyssel, Champ Vallon, 2012.
[3] Voir la contribution de Jean-Clément Martin à ce dossier.
[4] Actualité des révolutions : journée d’étude du mercredi 7 décembre 2011, Paris : Bibliothèque nationale de France [prod.], 2011, fichier vidéo numérique, 59 mn., intervention de Christophe Prochasson.
[5] François Hartog Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2002.
[6] Hakim Ben Hammouda, « L’orientalisme et les révolutions tunisienne et égyptienne : pourquoi ne l’ont-ils pas aimée la révolution ? », dans Pierre Blanc (dir.), Révoltes arabes : premiers regards, Paris, L’Harmattan, 2011.
[7] Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent, Pierre Serna, Pour quoi faire la Révolution, Marseille, Agone, 2012, introduction.
[8] « La Kasbah, c’est la Bastille, on va la démonter ! », Le Parisien, 24 janvier 2011, « Aujourd’hui, on a pris la Bastille », Libération, 15 janvier 2011, « Tunisie : « Une prise de la Bastille », interview de Youssef Seddik, philosophe et anthropologue tunisien, Sud-Ouest, 16 janvier 2011.
[9] Gil Mihaely, « Révolution en Tunisie : 1789 ou 1830 ? », Causeur.fr, 14 janvier 2011 ; Edwy Plenel, « 1789, 1989, 2011 : les révolutions tunisienne et égyptienne sont un « 89 » arabe », Médiapart, 2 février 2011 ; Edwy Plenel, Benjamin Stora, Le 89 arabe, Paris, Hachette, 2011 ; « 1848, 1989, 2011 - Il était une fois la révolution », Le Monde, 20 février 2011.
[10] Concordance des temps, France Culture, 19 mars 2011, entretien avec Jean-Claude Caron ; Jean-Clément Martin, « Le renvoi à 1789 égare plus qu’il n’éclaire », Le Monde, 11 février 2011 ; Guillaume Mazeau, « Une révolution tunisienne », blog Lumières du siècle, 14 janvier 2011 ; Elisabeth Roudinesco, « Il n’y a pas de révolution sans risque », Le Monde, 18 février 2011 ; Pierre Serna, « Les Tunisiens ne sont pas en 1789 ! Ou impossible n’est pas tunisien », site du CVUH, 3 février 2011 ; Sophie Wahnich, « Au peuple ! », …491, mensuel culturel gratuit, n°177, janvier 2012.
[11] Jean-Clément Martin, La machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2012.
[13] Sylvia Naef, Jocelyne Dakhlia (et al.), Créations artistiques contemporaines en pays d’Islam : des arts en tension, Paris, Editions Kimé, 2006.
[14] La Révolution arabe : Dix leçons sur le soulèvement démocratique, Fayard, 2011.
[15] Jocelyne Dakhlia, « L’an I de la Révolution tunisienne ou les résurgences d’un passé qui divise », Nachaz. Dissonances. Revue numérique tunisienne, 2012-1.
[16] « Ben Brik, des mots pour seules armes », L’Humanité, 18 août 2011.
[17] « Un président tunisien sans cravate et sans rancune », L’Humanité, 19 juillet 2012.
[18] « Pourquoi parle-t-on de printemps des peuples arabes ? », Slate.fr, 22 février 2011.
[19] « « Dégage », un mot français pour une invitation à la démocratie », éditorial du Monde mensuel, numéro 13, février 2011.
[20] Nabiha Jerad, « La révolution tunisienne : des slogans pour la démocratie aux enjeux de la langue », Archivio Antropologico Mediterraneo on line – Anno XII/XIII (2011), n. 13 (2).
[21] Débat Tunisie, le blog de –z –, 17 novembre 2010.
[22] Annie Jourdan, La Révolution, une exception française ?, Flammarion, 2004 ; Pierre Serna, Républiques sœurs. Le Directoire et la Révolution atlantique, PUR, 2009.
[23] « 1848, 1989, 2011 - Il était une fois la révolution », Le Monde, 22 février 2011.