Vers 1900, alors que la capitale a absorbé ses communes avoisinantes et que les bas-fonds accueillent toute une faune, les policiers oscillent entre répression et chronique sociale. Remparts contre le crime, ils se font aussi les peintres de la misère, sans répugner à la poésie.
Le policier le plus célèbre de France est sans doute Jules Maigret, qui a commencé sa carrière comme agent cycliste d’un commissariat parisien et l’a terminée comme commissaire divisionnaire de la police judiciaire. Le policier de fiction, quand bien même il renvoie largement à un vrai policier, comme le personnage de Georges Simenon qui a pris pour modèle le commissaire Marcel Guillaume, a toujours un indéniable succès.
Histoire et fictions
Depuis quelques années, la fiction filmée n’hésite pas à s’inspirer explicitement de personnages et de faits bien réels, quitte à se permettre une certaine licence en insérant d’improbables épisodes. Dans l’excellent Novembre de Cédric Jimenez, une policière, Inès, prend l’initiative de filer un suspect.
C’est un peu le mode d’emploi d’une série récente, Paris Police 1900, que nous livre dans cet ouvrage Jean-Marc Berlière. S’il estime que l’auteur du feuilleton « a nourri sa connaissance de la période aux meilleures sources » (p. 5), il omet modestement de préciser que les sources en question sont ses propres ouvrages alors que, depuis une thèse pionnière, il n’a cessé d’étudier l’institution policière.
Il nous met aussi en garde contre les fourvoiements du feuilleton : non, Mme Lépine, l’épouse du préfet, n’était pas une consommatrice d’héroïne et de cocaïne. Il insiste surtout sur la réalité de ce tournant de siècle : une misère encore prégnante, la brutalité subie par les plus faibles, la souffrance de beaucoup de femmes, une violence politique exacerbée par une succession de scandales politico-financiers.
Car l’ouvrage ne se limite pas à la critique de la fiction ; il permet de faire le point sur la ville et sa police en 1900. Pour les trois parties (une histoire sociale du Paris de la Belle Époque, une histoire politique des débuts de la Troisième République ponctués de crises, une histoire institutionnelle et sociale de la police parisienne), l’auteur s’appuie sur des écrits de policiers afin de mettre en perspective le lieu, le moment, les acteurs.
Les ombres de la Ville Lumière
La première partie nous précipite dans les rues de la capitale, en une approche sociale où il est question des plus miséreux et de la fascination pour le crime. La description des « bas-fonds de Paris » ne renvoie ni à la pièce pourtant contemporaine (1902) de Maxime Gorki ni au film de Jean Renoir (1936).
Mais la misère décrite par les policiers, les logements insalubres et les locations évoquent l’East End de Jack London (The People of the Abyss, 1903) et même l’Angleterre de Georges Orwell (Down and Out in Paris and London, 1933 ; The Road to Wigan Pier, 1937). Et à la lecture de certains passages du chapitre 4, « Femmes : la longue route de l’émancipation », c’est plutôt à Octave Mirbeau que l’on pense.
Mais les taudis, les garnis, qui se trouvaient même, et pour des décennies encore, dans les arrondissements centraux, n’étaient pas les seuls lieux de misère. Les miséreux n’ont pas attendu la démolition des fortifs pour s’établir dans la zone et vite effaroucher les Parisiens, singulièrement les journalistes, dans une ville qui avait absorbé en 1861 les communes environnantes (Belleville, Grenelle, Charonne, Vaugirard) et où subsistaient des espaces campagnards.
Quant au territoire extra-muros du département de la Seine, il s’agissait presque d’un désert policier, lorsque la densité d’agents par habitant était six fois moindre que dans la ville.
La République menacée
La deuxième partie est une histoire politique qui couvre trois crises du tournant du siècle : la crise nationaliste, la crise antisémite et la dérive terroriste, « très critiqué[e] et condamné[e] dans les milieux libertaires », précise l’auteur (p. 170), dont l’anarchisme ne s’est extrait qu’en s’engageant dans le syndicalisme révolutionnaire – une particularité du mouvement ouvrier français qui, un siècle plus tard, le marque toujours profondément.
Quelques pages sont consacrées à Marguerite Steinheil, qui accompagna dans ses derniers instants le président de la République Félix Faure, dont la mort en 1899 a donné lieu à toutes les rumeurs. Les obsèques du président furent l’occasion d’une tentative loufoque de coup d’État par Déroulède, arrêté, acquitté en cour d’assises, rejugé, banni jusqu’à son amnistie en 1905.
« La folie antisémite » (titre d’un chapitre), caractérisée notamment par l’usage de métaphores biologisantes et olfactives devenues une marque de l’extrême droite, se manifesta notamment par l’épisode du fort Chabrol. En 1899, des militants qui protestaient contre la tenue du procès en révision d’Alfred Dreyfus se sont retranchés dans le siège de la Ligue antisémite de France pendant une quarantaine de jours, en un immeuble d’une rue du Xe arrondissement. C’était alors le temps de l’affaire Dreyfus, que les policiers-auteurs suivaient avec d’autant plus d’intérêt qu’elle troublait les consciences tout autant que l’ordre public. Un trouble qui touchait le commissaire Ernest Reynaud :
Et je continuais, comme les gens du commun, sur la foi des communiqués officiels, à croire à la culpabilité de Dreyfus, mais ce qui finissait par ébranler ma conviction, c’était la pauvreté des arguments des adversaires de la révision. […] Ces messieurs mettaient encore en avant l’honneur de l’armée, mais l’honneur de l’armée n’était-il pas plus intéressé à réparer une erreur judiciaire qu’à la maintenir ? (p. 124-125)
Les pages que Jean-Marc Berlière consacre à Sébastien Faure, « un anarchiste dreyfusard » (p. 171-179), permettent de prendre en compte la complexité des réactions à ces crises dont la Troisième République est sortie renforcée et pour laquelle il a fallu que ses policiers se défassent d’une ambiguïté qui inquiétait les gouvernants.
Police et policiers
La troisième partie nous plonge au cœur de la machine administrative, mais aussi humaine. L’on comprend d’abord la situation à Paris, une des rares communes avec Lyon où la police ne dépendait que de l’État. Cela explique, en dépit de la réforme de 1966 qui était censée en avoir fait une seule entité, la rivalité qui perdure au début du XXIe siècle entre la préfecture de police de Paris et la police nationale.
Il détaille ensuite les différentes fonctions, de celle du gardien de la paix, qui s’est substitué en 1870, à l’impopulaire sergent de ville du Second Empire, à celles des différents directeurs. Si certains agents formaient les brigades d’arrondissement, d’autres composaient les compagnies de réserve, « peuplées de géants » (p. 216) et spécialisées dans le maintien d’un ordre qu’elles rétablissaient sans douceur.
La plupart de ces policiers étaient d’anciens militaires engagés, souvent des sous-officiers, ce qui faisait écrire au docteur Edmond Locard, le véritable inventeur de la police scientifique :
Un homme qui, pendant dix ans de sa vie, a eu pour devise « Ne rien faire, s’en f… et rendre compte » doit rester où il est et ne pas encombrer une carrière où il faut avant tout de l’initiative, de l’audace et de la décision. (p. 224)
L’on appréciera les biographies des principaux acteurs (et auteurs) policiers de l’ouvrage. Le préfet Louis Lépine, « monomaniaque de l’ordre » (p. 171), n’a plus aucun secret pour nous, grâce notamment à l’ouvrage que Jean-Marc Berlière lui avait consacré [1], et Alphonse Bertillon, chef du service de l’Identité judiciaire de la préfecture de police et inventeur de l’anthropométrie, qui s’est essayé sans grande rigueur à la graphologie, ne nous est pas inconnu.
Moins connus et d’autant plus intéressantes sont les autres figures. Louis Puibaraud, auteur de chroniques consacrées à la préfecture de police dans Le Temps, alors le quotidien de référence, et directeur général des recherches, la police politique de la préfecture de police, promoteur sans beaucoup de succès d’une réforme de cette dernière, républicain convaincu et actif, fut pour cela la bête noire des monarchistes, des anarchistes, des antisémites et de quelques-uns de ses collègues.
Autre policier politique, commissaire spécial, Jean France, fut lui aussi, ainsi qu’il l’écrivait, soucieux de « veiller à la sauvegarde de la république » (p. 253). L’officier de paix Gaston Falaricq et l’inspecteur principal Gustave Rossignol, qui n’hésitait pas à écrire que « chaque métier a ses risques, le couvreur tombe du toit, le maçon d’un échafaudage et mon avis est que l’agent doit essuyer des coups de feu » (p. 251), ont ce profil atypique de policiers écrivains.
Mais c’est le commissaire d’un quartier déshérité, Ernest Raynaud qui, par ses descriptions précises et émouvantes, a contribué le plus sûrement au livre de Jean-Marc Berlière.
Littératures policières
Si cette police s’est trouvée, l’auteur nous le démontre, à un tournant politique et institutionnel, elle était aussi de son temps, lorsque la misogynie et la violence se révélaient sans commune mesure avec ce que l’on peut déplorer aujourd’hui, époque qui se retrouve aussi dans le couvre-chef de la petite bourgeoisie des années 1890 et 1900, ce chapeau melon que coiffait le préfet Lépine tout autant que les policiers Dupont et Dupond.
Car la perception que nous avons de la police et des policiers est largement construite par les représentations, ce qui rend d’autant plus captivants les textes que nous livre Jean-Marc Berlière. Ce ne sont pas les seuls écrits de policiers de cette époque qui sont redécouverts un siècle plus tard. Les Archives de la préfecture de police de Paris avaient gardé les carnets d’un gardien de la paix du quartier du Père-Lachaise, dans le XXe arrondissement, dénichés par l’historien Quentin Deluermoz [2]. Là, il s’agit de ce que l’on appellerait aujourd’hui des cadres, lettrés et prenant plaisir à écrire, dont le plus attachant est le commissaire Ernest Reynaud, poète parnassien et familier de Verlaine.
Prenons garde à ces textes qui peuvent sembler étayer d’autres approches, alors qu’ils s’en inspirent à l’évidence. Lorsqu’un policier, décrivant le quartier de La Chapelle, écrivait « Toute une marmaille pouilleuse, grelottante et morfondue, destinée à perpétuer la douleur humaine, se dirigeait vers l’école, d’un pas lent et résigné, comme écrasée d’avance sous le poids de sa future lamentable destinée » (p. 29), comment ne pas reconnaître l’influence de La Maternelle de Léon Frapié ?
Car si la description correspond aux années 1890 et si l’intrigue du roman de Léon Frapié a obtenu le prix Goncourt en 1904 et se situe à Belleville, un quartier pas si différent ces années-là de La Chapelle, le livre du policier a été publié dans les années 1920. Même lorsqu’ils cèdent à la tentation de mettre en avant l’anecdote, ces auteurs policiers du tournant du siècle se montrent plus désespérés et désespérants que la plupart de leurs contemporains, quand il s’agit de décrire la misère et les malheurs qu’ils côtoient quotidiennement. En cela, leurs successeurs, qui écrivent beaucoup eux aussi, ne se révèlent pas si différents.
Jean-Marc Berlière, La Police à Paris en 1900. Plongée dans l’univers violent de la Belle Époque, Paris, Nouveau Monde Édition, 2023. 296 p., 19,90 €.
Christian Chevandier, « La police entre violence et littérature »,
La Vie des idées
, 17 avril 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./La-police-entre-violence-et-litterature
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