Pour Harry Frankfurt, l’égalité n’est pas un idéal, contrairement à ce que présupposent les politiques actuelles de redistribution. L’essentiel est d’avoir suffisamment pour vivre. Mais peut-on se contenter d’avoir assez quand d’autres ont trop ?
Recension Politique Philosophie
À propos de : Harry Frankfurt, On Inequality, Princeton University Press.
Pour Harry Frankfurt, l’égalité n’est pas un idéal, contrairement à ce que présupposent les politiques actuelles de redistribution. L’essentiel est d’avoir suffisamment pour vivre. Mais peut-on se contenter d’avoir assez quand d’autres ont trop ?
Dans le court essai qui l’a rendu célèbre, On Bullshit (traduit en français aux éditions 10/18 en 2006, sous le titre De l’art de dire des conneries), Harry Frankfurt, spécialiste américain de philosophie morale et de philosophie de l’esprit, pointait les dérives des discours davantage soucieux de sincérité que d’exactitude et prêts, pour avancer leurs arguments, à faire fi de toute adéquation à la réalité. Ces discours, explique-t-il, prolifèrent aujourd’hui parce que dominent, dans la pensée contemporaine postmoderne, les « différentes formes de scepticisme qui nient toute possibilité d’accéder à une réalité objective » [1]. Les confusions qu’il dénonce dans On Inequality et qui, selon lui, encombrent les débats sur l’inégalité, n’appartiennent sans doute pas stricto sensu à ce type de discours. Il demeure qu’en faisant de l’égalité un idéal moral, elles empêchent selon lui d’accéder à la claire conscience de ce qui doit être aujourd’hui l’objet des politiques publiques.
Le débat sur l’inégalité économique est vif aujourd’hui, souligne H. Frankfurt. Il a été relancé par l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. Sa réception aux États-Unis a été telle qu’elle a incité le philosophe américain à publier ce court ouvrage, qui entend dénoncer la confusion, largement répandue, entre pauvreté et inégalité. Si la lutte contre la pauvreté est assurément selon lui un idéal moral, l’égalité économique n’a aucune valeur intrinsèque et peut difficilement en tant que telle constituer un objectif politique (contrairement à l’affirmation d’Obama, cité par H. Frankfurt). L’égalité a sans doute une valeur dérivée, notamment parce qu’elle est la condition de rapports fraternels au sein d’une communauté, ou parce qu’elle permet d’éviter que certains individus aient par leurs ressources trop d’influence politique (p. 16-17). Mais elle ne peut constituer par elle-même un idéal moral. Deux arguments majeurs s’y opposent. H. Frankfurt entend leur donner toute l’ampleur qu’ils méritent selon lui.
Le premier argument est économique. On justifie généralement l’égalitarisme en avançant qu’il favorise l’accroissement des richesses. C’est ce que l’économiste Abba Lerner soutient : l’utilité marginale étant décroissante, une distribution égalitaire de l’argent permet de maximiser l’utilité globale. La proposition ainsi exprimée est simple : elle consiste à avancer qu’un riche tire moins d’utilité d’un dollar ou d’un euro supplémentaire que quelqu’un de moins bien doté en ressources économiques. À celui qui possède plusieurs biens de la même catégorie, l’achat d’un bien supplémentaire apporte moins de satisfaction qu’à celui qui n’en possède aucun. En conséquence, une distribution égalitaire des ressources permet bien d’accroître l’utilité au sein d’une société.
Le raisonnement semble de bon sens. Il n’empêche, selon H. Frankfurt, qu’il est faux. Il l’est essentiellement parce qu’il repose sur deux prémisses fortement contestables. La première, c’est que l’utilité de l’argent diminue à sa marge, quelles que soient les situations. Cette proposition n’est vraie, explique H. Frankfurt, que si l’on néglige les effets de seuil, dont pourtant chacun fait l’expérience. Un dollar supplémentaire permet d’obtenir une satisfaction plus grande si avec lui on peut se procurer le bien que l’on convoite et pour lequel on a économisé. Les collectionneurs, explique H. Frankfurt, savent bien ce qu’ils peuvent devoir à la dernière pièce acquise, qui leur permet de compléter leur collection et d’éprouver une joie incomparablement plus grande que celle qu’ils ont éprouvée à rassembler les autres éléments (p. 31-32). Si toutes les pièces ont individuellement la même valeur, la dernière produit incontestablement une satisfaction plus intense.
La seconde prémisse est aux yeux de H. Frankfurt tout aussi fragile. Le raisonnement fondé sur la décroissance de l’utilité marginale n’est en effet valable qu’à condition de considérer que la satisfaction obtenue d’un bien déterminé est la même quelle que soit la diversité des individus. Ce qui est, là encore, manifestement faux à ses yeux : certains individus, qui souffrent de handicaps physiques ou mentaux, sont limités dans leur capacité de jouissance. De manière générale, nous savons bien que nous ne tirons pas tous les mêmes joies de l’acquisition et de l’usage des marchandises.
L’égalitarisme n’a donc pas de justification économique aux yeux de H. Frankfurt. On sait d’ailleurs, rappelle-t-il, que les politiques de redistribution, qui prélèvent les plus riches pour doter les plus pauvres, peuvent avoir de mauvais effets sur la croissance, puisque la masse monétaire augmentant alors plus vite que le volume des marchandises, les prix s’élèvent et les classes moyennes ne peuvent plus maintenir leur niveau de consommation (p. 19). On objectera que ces critiques ne peuvent être entièrement convaincantes. D’abord, parce que ces arguments économiques peuvent ne pas sembler définitifs : on peut a contrario faire valoir que l’accroissement des inégalités fragilise le développement économique, notamment parce qu’il peut entraîner, lorsque la croissance n’est pas assez soutenue, une stagnation du pouvoir d’achat des classes populaires et moyenne [2]. Ensuite et surtout parce qu’à supposer même que l’égalitarisme n’ait aucune justification économique, nous pourrions continuer à le défendre en considérant qu’à défaut d’être efficace il est juste. C’est sans doute pour cette raison que H. Frankfurt, sans le dire explicitement, quitte le terrain de l’utilitarisme pour évaluer les raisons morales généralement invoquées pour défendre l’égalitarisme. C’est là son deuxième grand argument.
Lorsque vous coupez un gâteau, explique Isaiah Berlin (cité par H. Frankfurt, p. 80), vous vous efforcez de donner à chacun une part de même taille. Et ce geste, explique Berlin, ne demande aucune justification. En revanche, vous devez vous expliquer si vous le partagez inégalement. Nous n’acceptons pas l’inégalité, que notre sens de la justice condamne assez naturellement. Nous n’acceptons pas, par exemple, que certains individus aient à la naissance des perspectives de vie inférieures à d’autres. Cette indignation est justifiée, explique H. Frankfurt, mais elle est la plupart du temps très confuse, car on ne distingue pas suffisamment l’inégalité et la pauvreté. Ce qui est moralement condamnable n’est pas que certains aient plus que d’autres, mais que certains n’aient pas assez. Et être en bas de l’échelle ne veut pas dire que l’on est nécessairement pauvre. L’argument n’est pas neuf : les philosophes et les économistes débattent, depuis plusieurs décennies, pour savoir s’il faut lutter contre les inégalités ou avant tout contre la pauvreté. H. Frankfurt entend redonner à cette deuxième position, masquée selon lui par la focalisation sur les inégalités économiques, une visibilité nouvelle. Il reproche aux tenants de l’égalitarisme de ne pas distinguer ce qui est substantiel (être dépourvu de ce qu’il faut avoir pour mener une vie digne) et ce qui est formel (être inférieur ou supérieur dans l’échelle sociale à quelqu’un). L’inégalité, pour le dire autrement, n’est qu’une relation, qui en tant que telle ne dit rien des conditions de vie (p. 70). Dans cette perspective, ce qu’il faut avoir en vue, ce n’est pas de mettre en œuvre des politiques de redistribution afin d’égaliser les conditions, mais d’organiser la vie sociale de telle sorte que tous puissent obtenir le respect qui leur est dû. Et le respect, ajoute H. Frankfurt, n’est pas une qualité relationnelle : je ne suis pas traité avec égard parce que les autres sont traités avec égard, mais en vertu de mes qualités intrinsèques, qui sont reconnues comme telles (p. 78).
L’important n’est donc pas d’avoir moins que les autres, mais d’avoir suffisamment (enough). Mais comment pourra-t-on déterminer ce que signifie « avoir assez » ? H. Frankfurt prévient l’objection (p. 47 et suiv.) : nous pouvons donner un sens précis à cette expression, parce que nous pouvons très bien concevoir un état où un individu, satisfait de ce qu’il possède, ne désire pas acquérir davantage. Dans un tel état de contentement, l’individu ne désire pas améliorer ses conditions d’existence. Cela ne veut pas dire, précise H. Frankfurt, qu’il n’accepterait pas le cas échéant une augmentation de son pouvoir d’achat ou une amélioration de son niveau de vie, mais que ce changement n’est pas à ses yeux fondamental. Être satisfait de sa situation ne signifie pas la préférer à toutes les autres situations possibles, mais simplement ne pas se laisser aller à se comparer aux autres et à juger en conséquence défavorablement ce qu’on vit. Dans ces conditions, c’est pour des raisons intrinsèques et non extrinsèques que l’on éprouve un sentiment de satisfaction (p. 60).
L’égalitarisme n’est donc justifié ni d’un point de vue économique, ni d’un point de vue moral. Pour H. Frankfurt, il est urgent de dénoncer les confusions qui entourent le débat autour des inégalités, à la fois pour des raisons théoriques (l’inégalité n’est pas la pauvreté) et pour des raisons pratiques (en se concentrant sur l’inégalité des conditions, on risque de favoriser l’envie, alors qu’il faut inciter les individus non pas à se comparer les uns aux autres, mais à rechercher ce qui leur importe vraiment).
De tels arguments portent indéniablement, à condition cependant d’en accepter les prémisses. Parmi elles figure la distinction entre valeur intrinsèque et valeur dérivée. H. Frankfurt ne doute pas que l’égalité puisse être la condition d’une vie libre ou fraternelle. Mais il conteste qu’elle puisse être érigée en idéal moral per se – ce que font selon lui les égalitaristes (comme Lerner, Rawls, Nagel ou Dworkin, que H. Frankfurt cite). La distinction est loin d’être accessoire. C’est elle qui permet de hiérarchiser nos valeurs et de trancher, lorsqu’il y a conflit entre elles, en faveur de celle qui nous paraît être un idéal moral, notamment lorsque l’égalité et la liberté peuvent paraître contradictoires. L’égalitariste conséquent, selon H. Frankfurt, ne transige pas : il sacrifie certaines libertés (par exemple, celle d’entreprendre ou de disposer de la totalité de ses biens) à l’idéal d’égalité qui est pour lui un principe de justice. Mais est-ce qu’être égalitariste exige une telle radicalité ? H. Frankfurt confond valeur dérivée et valeur contingente. On peut en effet juger que l’égalité est une condition de la liberté, sans pour autant juger que cette condition est contingente. On peut même au contraire estimer qu’elle est fondamentale, donc qu’elle est intrinsèquement liée à l’idéal de liberté (par exemple, parce qu’on peut raisonnablement estimer qu’on n’est pas libre dans un État où le pouvoir est exclusivement détenu par la classe des plus riches). De même, on peut penser que l’égalité est à ce point essentielle pour la vie communautaire qu’on ne peut se passer de cette condition, si l’on veut qu’existent des liens sociaux fraternels.
Tout démocrate conséquent n’est-il pas amené à être égalitariste, c’est-à-dire à se demander comment les idéaux de liberté et d’égalité peuvent s’accorder entre eux, estimant justement qu’ils sont liés et doivent entrer en quelque sorte en composition l’un avec l’autre ? Considérer dans cette perspective que l’égalité est un idéal moral, ce n’est pas pour autant juger que tout doive lui être sacrifié. C’est simplement considérer qu’il n’y a pas d’émancipation sans égalisation, dont il importe alors de fixer les limites. On peut difficilement, dans ces conditions, reprocher à l’égalitarisme démocratique d’être obnubilé par les différences sociales et économiques au point de négliger la lutte contre la pauvreté. Car celle-ci est à l’évidence un obstacle à l’émancipation – ce qui est également le cas des inégalités. Plutôt que de les résorber (par des politiques sociales), H. Frankfurt propose de faire du contentement (sufficiency) un objectif moral, c’est-à-dire cet état dans lequel on se trouve lorsque nos moyens correspondent à nos désirs. Un tel idéal (proche de l’éthique des anciens, en particulier des stoïciens) est sans doute souhaitable dans l’absolu. Mais dans une société de consommation dont la dynamique économique repose essentiellement sur les comparaisons interpersonnelles, cet appel à la sagesse des anciens risque bien d’être fort peu réaliste, presqu’un peu bullshit ; et les changements qu’il faudrait mettre en œuvre pour y parvenir sont sans nul doute bien plus radicaux que ceux qu’appelle une politique raisonnable de redistribution.
par , le 14 septembre 2016
Florent Guénard, « La part du gâteau », La Vie des idées , 14 septembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./La-part-du-gateau
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[1] De l’art de dire des conneries, trad. D. Sénécal, Paris, 10/18, 2006, p. 73.
[2] C’est ce qui s’est produit aux États-Unis dans les années 2000, explique Thomas Piketty. Cette baisse du pouvoir d’achat a entraîné un endettement massif, et cette fragilisation du système financier est pour beaucoup dans la crise de 2008. Voir Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 468 et suiv.