La discrimination à l’encontre des burakumin dans le Japon contemporain s’est construite au fil des siècles. Elle s’avère particulièrement difficile à enrayer tant les formes que prend la marginalisation de ces Intouchables nippons se modifient d’une époque à l’autre.
La discrimination à l’encontre des burakumin au Japon est un phénomène assez méconnu en France. Considéré comme une violation des droits de l’homme, ce problème est débattu au sein d’instances internationales chargées de les protéger. La prolifération des actes et des propos discriminatoires sur internet a poussé le gouvernement japonais à adopter en décembre 2016 une « loi pour faire disparaître la discrimination à l’encontre des buraku » (Buraku sabetsu kaishō hō). Pourtant, même si elle marque une reconnaissance officielle de la persistance de la discrimination malgré les mesures de discrimination positive mises en place de 1969 à 2002, la législation japonaise est jugée insuffisante pour la combattre. La particularité de l’exclusion qui vise les membres de cette minorité réside dans le fait qu’ils ne présentent aucune différence phénotypique, ethnique, religieuse ou même linguistique avec les autres Japonais. Alors que cette inégalité de traitement est bien moins visible au sein de la société que dans les années 1960, elle peine à être enrayée et se manifeste de façon cachée dans le domaine de l’emploi, du mariage et dans les situations de la vie quotidienne. Sujet tabou au sein de la société japonaise, dont on évite de parler et de débattre, il n’en demeure pas moins un objet de polémique comme en attestent les propos discriminatoires récents de l’ancien présentateur télévisé Hasegawa Yutaka, soutenu par le Japan innovation Party pour sa candidature aux élections à la Chambre des conseillers (l’équivalent du Sénat), à laquelle il a finalement renoncé. Selon le journal Asahi, lors d’une conférence au mois de février à Tokyo, il a déclaré à propos des couches discriminées du Japon prémoderne – considérées par la majorité des Japonais comme les ancêtres des burakumin – qu’elles seraient d’une existence inférieure à l’espèce humaine, enclines au crime et à la violence. Ces propos témoignent de la réalité des préjugés vis-à-vis des buraku et de leurs habitants qui circulent aussi bien au sein des classes supérieures que des classes populaires [1]. Les justifications de cette discrimination sont changeantes en fonction des époques, ce qui conduit à nous interroger sur les raisons de son maintien. Mais cette catégorisation pose avant tout des problèmes de définition dont les contours sont flous et arbitraires.
Définir un buraku et un burakumin aujourd’hui
Les recherches sur le problème buraku au Japon soulignent les difficultés à définir de façon précise ces deux termes et ce qu’ils désignent. D’un point de vue linguistique, en japonais, burakumin est composé du mot buraku qui signifie « hameau, village » et de –min, qui peut se traduire dans ce contexte par « les gens ». Le mot désigne donc littéralement « les gens du hameau ». Ils sont considérés par la majorité des Japonais comme les descendants des eta – un groupe qui se consacrait majoritairement à l’agriculture et à d’autres métiers comme le traitement des peaux de bêtes mortes, des travaux de surveillance ou bien l’exécution d’un condamné – et des hinin qui étaient principalement des mendiants. Ces deux groupes étaient inclus dans la catégorie des senmin – que l’on peut traduire par « les gens du bas peuple » – qui englobaient une variété d’autres individus aux appellations et aux professions diverses à l’époque prémoderne (1600-1868). Les senmin se situaient en dessous des quatre conditions existantes de cette période en fonction desquelles le peuple était réparti, c’est-à-dire les guerriers, les paysans, les artisans, les marchands. Certains senmin comme les eta possédaient la compétence particulière de pouvoir s’occuper de la souillure liée à la mort. C’est pourquoi ils manipulaient les peaux de bêtes mortes pour, entre autres, les tanner afin de confectionner des articles en cuir, etc. Ceux qui avaient cette « compétence » étaient considérés comme ayant une existence souillée et ils étaient mis à l’écart du reste des Japonais. Même les eta, qui ne pratiquaient plus cette activité durant l’époque prémoderne, ont continué à être perçus comme des êtres souillés [2]. Quant aux autres senmin, ils étaient simplement dépréciés au sein de la société. En 1871, un édit d’émancipation a été promulgué pour abolir ce statut. Pourtant, les buraku sont aujourd’hui désignés par les non-burakumin comme les anciennes zones d’habitation des membres de ces groupes. Précisons toutefois que le contact avec d’autres groupes non inclus dans la catégorie des senmin, mais qui avaient la capacité d’ôter la souillure en purifiant les zones souillées, était évité et que leurs anciennes zones d’habitations sont aussi considérées comme les buraku actuels. La stigmatisation et la discrimination à l’encontre des buraku et de ses habitants perdurent donc aujourd’hui encore et se fondent uniquement sur leur lieu d’habitation de façon arbitraire. En effet, les zones considérées actuellement comme des buraku sont finalement celles que les gens considèrent comme telles [3]. Déménager hors du buraku ne garantit pas d’échapper à cette assignation, car celle-ci se transmettrait par le sang.
Le terme de burakumin pose donc des problèmes de définition puisque la population de ces espaces change et se renouvelle au fil des années. Beaucoup de gens venus emménager dans le buraku sans aucun lien de parenté avec des burakumin seraient également susceptibles de subir de la discrimination. Par conséquent, un burakumin est un individu désigné comme tel par un non-burakumin. C’est finalement celui qui discrimine qui décide qui est burakumin ou non.
De 1969 à 2002, le gouvernement japonais a mis en place des mesures de discrimination positive dans le domaine de l’éducation et de l’emploi pour enrayer la discrimination et les inégalités dans ces zones. À cette occasion, les buraku visés par ces travaux ont été désignés par le gouvernement comme des zones d’assimilation. Des personnes décisionnaires au sein des buraku n’ont pas souhaité en bénéficier, ce qui fait qu’il existe des zones non désignées. On peut donc opérer une distinction entre les zones rénovées et celles qui ne le sont pas. D’après le dernier recensement effectué en 1993, 4 442 zones d’assimilation existent dans tout le Japon et le nombre de leurs habitants s’élèverait à 892 751 personnes [4]. Le sociologue Ishimoto Kiyohide évalue à 6 000 le nombre de buraku qui n’ont pas été désignés, ce qui signifie que la population des burakumin serait bien plus élevée que celle qui a fait l’objet du recensement.
La souillure et l’exclusion des burakumin
Si l’on s’interroge [5] sur le rôle qu’a pu avoir la notion de souillure dans la discrimination des burakumin, il faut se pencher sur l’histoire du Japon pour comprendre de quelle façon elle s’est progressivement ancrée dans les croyances au fil des siècles. Depuis l’Antiquité japonaise, la mort, le sang, l’accouchement, la maladie, l’alimentation carnée ou les incendies étaient considérés comme des « choses impures » détestées par les dieux et pouvaient transmettre la souillure. Au contact de cette souillure, il existait la crainte qu’un malheur se produise comme la maladie ou la mort. Dans la première moitié du IIIe siècle, lorsqu’un homme mourait, la période de deuil durait dix jours pendant lesquels les proches ne devaient pas manger de viande. Après l’enterrement, tous les membres de la famille faisaient des ablutions. Il est probable que cette coutume ait fait naître par la suite le tabou lié à l’alimentation carnée et la croyance que la mort puisse souiller. Mais c’est à l’époque d’Heian (794-1185) que le concept de souillure va être institué dans les textes de loi. Les historiens situent à cette période le moment où se renforce la discrimination basée sur l’idée de souillure. Par exemple, dans le Engishiki, un recueil japonais de lois mis en vigueur en 967, sont stipulées les situations durant lesquelles on doit se tenir à distance après avoir été au contact d’une chose souillée telle que la mort d’un homme, l’accouchement, la mort ou l’accouchement de six animaux précis, et l’alimentation carnée. Selon les recherches existantes sur l’histoire des buraku, ces séries de réglementations ont sans doute renforcé les discriminations envers certains corps de métiers comme les bouchers et les artisans du cuir, mais aussi envers les femmes et les employés des pompes funèbres. Des métiers exercés par les eta. Dans ce même recueil, il était stipulé que les faux bonzes et les bouchers n’avaient pas le droit d’habiter d’abord au sud puis aux alentours de certains temples. Chaque temple édicta une série d’interdits visant à éloigner le plus possible la souillure en son sein et dans ses environs. Ces règles concernant la souillure ont très certainement été influencées par un soutra du bouddhisme ésotérique lors de l’introduction d’écrits bouddhiques au Japon. Dans ce soutra, le fait de regarder un cadavre, mais aussi l’accouchement d’une femme ou de six animaux précis, était considéré comme des actes impurs. De plus, dans un soutra du bouddhisme mahāyāna introduit au Japon, on trouve le sūtra du Lotus qui préconise aux bonzes de se tenir à distance d’une sous-caste indienne de l’Antiquité (chandāla) et des éleveurs d’animaux, des chasseurs et des pêcheurs. Dans les livres sacrés du bouddhisme mahāyāna, figurent souvent des passages où les chandāla, les bouchers et les mangeurs de viande sont considérés comme des êtres mauvais. Ces écrits se sont d’abord diffusés parmi les catégories favorisées et les intellectuels pour ensuite s’étendre aux gens du peuple dans la dernière moitié de l’époque d’Heian. Ainsi, c’est très certainement la conjonction de ces diverses influences qui a renforcé la discrimination à l’encontre des bouchers et des artisans du cuir. La discrimination envers les buraku et ses habitants est donc en partie liée à une discrimination professionnelle envers certains corps de métiers. Les historiens postulent que c’est à partir du Xe siècle que les bouchers et les artisans du cuir ont été exclus et discriminés sur la base de la notion de souillure et des enseignements discriminatoires du bouddhisme mahāyāna. Ils supposent que c’est aux environs du XIIIe siècle, à Kyoto notamment, que les contacts cessèrent progressivement entre ces deux corps de métiers et les autres Japonais. Toutes les régions du Japon n’ont cependant pas subi ces mêmes influences. Par exemple, à l’époque prémoderne, il n’y avait pas de tabou concernant l’alimentation carnée à Hokkaido et dans les îles Ryūkyū. Il est donc possible que, dans ces zones, les bouchers et les artisans du cuir n’aient pas été discriminés. Dans les zones où l’activité centrale était entre autres la chasse, et dans celles qui n’ont pas reçu l’influence des enseignements discriminatoires du bouddhisme mahāyāna ni des interdits imposés par les temples, la discrimination envers ces professions reste rare.
Dans la société prémoderne, comme la souillure était perçue comme contagieuse, elle a engendré plusieurs comportements d’évitement. L’accès aux lieux saints était refusé aux individus considérés comme souillés, on évitait de manger avec eux et de partager l’eau et le feu. Cette opposition entre le pur et l’impur n’est plus présente chez la jeune génération [6], mais nous allons voir que la discrimination se perpétue sous des formes nouvelles.
Le racisme biologique et la discrimination des burakumin
Le racisme biologique, qui a été à l’origine de l’extermination et de l’exploitation de groupes minoritaires dans le monde comme les juifs d’Europe et les Afro-Américains, est l’une des causes de l’exclusion des habitants des buraku. Dans un certain nombre de ses travaux, l’historienne Kurokawa Midori [7] met en lumière la dimension raciste de cette discrimination en essayant de retracer les faits historiques et scientifiques qui ont nourri l’idée que les burakumin appartiendraient à une race différente des autres Japonais. Elle explique que c’est avec le début de l’anthropologie moderne – qui s’internationalise à la fin du XIXe siècle – et la fondation en 1884 de la Société d’anthropologie de Tokyo que les anthropologues japonais tentèrent d’apporter des preuves scientifiques pour démontrer que les burakumin seraient racialement différents (p. 281). En effet, plusieurs publications écrites par des anthropologues de renom définissaient les eta comme biologiquement distincts, et des enquêtes minutieuses furent effectuées sur des parties de leurs corps pour souligner un certain nombre de caractéristiques physiques dissociables des autres Japonais. Ces résultats furent largement relayés par la presse de l’époque (p. 283). Ainsi, bien que « le système des statuts » ait été supprimé par le gouvernement de Meiji en 1871, la notion de race prit progressivement la place de l’idée de souillure (p. 281). Si les savoirs anthropologiques ont contribué à racialiser les burakumin, d’autres influences ont renforcé leur altérisation. Dans un article, l’historien Sekiguchi Hiroshi [8] explique à ce titre comment les connaissances importées d’Occident ont façonné la vision des buraku et celle des classes jugées inférieures au début du XXe siècle. À partir de la restauration de Meiji en 1868, le gouvernement de l’époque qui cherchait à se moderniser va introduire de l’Occident des sciences telles que la criminologie et la psychiatrie visant à comprendre la personne déviante socialement (p. 108-109). On attendait de ces nouvelles sciences des mesures et des explications pour comprendre le crime, la pauvreté, la perversion et la folie (p. 106). La théorie de la dégénérescence du psychiatre Benedict Augustin Morel (1809-1873) et celle du criminel-né de César Lombroso (1835-1909), médecin italien considéré comme le fondateur de l’anthropologie criminelle, vont être introduites et diffusées au Japon. La première théorie explique que la dégénérescence est une déviation maladive du type normal du genre humain (p. 110). Selon Benedict Augustin Morel, elle apparaît à cause de l’addiction à l’alcool, des médicaments, de la pauvreté et des conditions de travail insalubres (p. 110). La théorie de César Lombroso affirme le caractère inné de la criminalité et de la déviance. Le criminel se distinguerait notamment par des caractéristiques anatomiques. C’est au début du XXe siècle que ces savoirs vont être appliqués aux gens du buraku (p. 115). On trouve d’ailleurs dans les écrits d’un intellectuel de l’époque, Kagawa Toyohiko (1888-1960), à la fois pasteur chrétien, écrivain et réformateur de la société, des propos discriminatoires racialisants puisqu’il les décrivait comme étant d’une race inférieure qui se comportait en suivant leur instinct animal (p. 128) ou comme « une race dégénérée parmi les Japonais » (p. 122).
En énumérant les caractéristiques physiques et psychologiques des burakumin dans son ouvrage intitulé Recherches sur la psychologie du pauvre publié en 1915, il considère que ces différences proviendraient d’une distinction raciale.
Parmi eux, il y a de nombreuses personnes grosses, en général leur taille est plus grande que les Japonais ordinaires, et au niveau des sentiments aussi naturellement, il y a des choses qui diffèrent avec les autres Japonais. Agressifs, insensibles, soudés, jaloux, cela proviendrait-il seulement de leur condition sociale ? (p. 121)
Il affirme également le caractère inné de leur criminalité :
Que peut-on dire de leurs penchants criminels ? […] En général, on ne peut pas rejeter le fait que la race criminelle appartient à une sorte de lignée familiale. Personne ne peut rejeter l’idée qu’ils sont d’une race criminelle de l’Empire japonais. [9]
Il faudra attendre 1919 pour que l’historien Kita Sadakichi, dans un article sur l’origine des eta, réfute l’idée que les burakumin sont différents des autres Japonais (Kurokawa, p. 289). En 1950, un rapport de l’UNESCO a de nouveau démenti cette croyance. Pourtant, elle reste encore présente au sein de la société japonaise, et la peur de mélanger son sang avec un burakumin par crainte de souiller la lignée reste une raison invoquée par les non-burakumin pour justifier le refus de se marier avec eux. Bien que l’on observe une influence plus forte d’un racisme d’ordre culturel dans les pays du Nord global, les non-burakumin justifient toujours l’exclusion des burakumin par le racisme biologique, comme le montre l’extrait ci-dessous :
- Le problème, c’est le sang. Si on mélange notre sang avec leur sang [celui des burakumin], alors notre race devient différente malheureusement. Parce qu’ils sont d’une race différente. Leur sang est fort.
– De qui avez-vous entendu cela ?
– De nos parents et de nos proches […]. Parce que le Japon est un pays qui respecte la lignée. Les Japonais respectent la lignée. C’est pourquoi même si [nous les Japonais] on envisage de se marier avec son amoureux/ou son amoureuse, derrière il y aura toujours les parents, les proches. Ils chercheront la lignée de cette personne. Il faut éviter à tout prix la mauvaise lignée. (Homme non-burakumin, 75 ans).
La peur de mêler son sang avec un burakumin a entraîné la création des Chimei sōkan, qui sont des listes où figure l’emplacement des buraku dans le but d’identifier leurs habitants. Leur existence a été découverte en 1975 et elles ont été achetées par 223 entreprises [10]. Dans ces listes sont inscrits les noms de 5 300 buraku du pays ainsi que leur localisation, le nombre de leurs habitations et leurs occupations professionnelles principales (p. 253-254). Le fondateur du premier numéro de ces listes, qui a ouvert une agence de renseignements à la fin des années 1960, a avoué que 99 % des requêtes des clients étaient centrées autour de la préoccupation des non-burakumin de mélanger leur sang avec une personne du buraku (p. 254). Le problème de ces listes n’est pas résolu, leur vente mais aussi leur diffusion par internet se poursuivent, et la réglementation pour limiter leur circulation est considérée comme insuffisante (p. 261) par les militants de la Ligue de libération des buraku. La sociologue Saito Naoko explique à ce titre que « les enquêtes sur l’identité » effectuées par des agences de renseignements et de détectives privées au Japon peuvent aujourd’hui encore constituer un business de grande ampleur [11]. Elles sont réalisées au moment du mariage, lorsqu’un individu cherche à connaître entre autres le lieu de naissance et la nationalité de son partenaire (p. 9). Ces dernières années, pour empêcher l’obtention frauduleuse d’un extrait des actes de l’état civil ou d’autres documents officiels, les municipalités sont de plus en plus nombreuses à avoir adopté un système qui informe systématiquement la personne concernée de chaque délivrance de ce type de documents à un tiers (p. 9).
La discrimination dans le mariage
Notre enquête a permis de montrer que, même si le taux d’intermariage ne cesse de progresser entre les membres des deux groupes depuis la période d’après-guerre [12], la discrimination au moment de se marier n’a pourtant pas disparu. Beaucoup de jeunes burakumin rencontrent des difficultés à cette étape de leur existence, et ce phénomène est invisibilisé du fait du silence des personnes concernées. En effet, elles doivent notamment faire face au dilemme de cacher ou révéler à leur partenaire leur « identité ». Cette nécessité de l’aveu est propre aux habitants du buraku, mais aussi aux minorités sexuelles dont l’une des particularités est d’être invisibles. L’analogie entre les deux groupes est souvent soulignée, car « révéler » être burakumin est proche du besoin de faire son coming-out pour les personnes qui cachent leur homosexualité. L’extrait ci-dessous montre toute la complexité de cette situation racontée par une jeune femme burakumin, qui a dû mettre un terme à son premier projet de mariage au bout de huit mois de relation suite à l’opposition irréversible de sa belle-famille. Elle fait actuellement face pour la seconde fois au refus des proches de son nouveau compagnon pour consentir au mariage.
Je pense que se mettre en couple et révéler ouvertement que l’on est née dans un buraku est très difficile et comporte des risques. Une fois qu’ils [les non-burakumin] ont une image déjà toute faite sur les buraku, c’est très difficile de la faire disparaître, car cette image n’est absolument pas positive. Cacher qu’on est burakumin n’est pas une chose agréable et c’est même contre-nature, mais le révéler c’est prendre un très gros risque pour soi-même, pour mon partenaire et pour nos familles respectives. Cela est un choix difficile. (Femme, diplômée d’une école professionnelle, aide-soignante, 27 ans, expérience vécue en 2015, actuellement discriminée par la famille de son nouveau partenaire)
Le combat à mener pour que la belle-famille consente au mariage peut s’avérer long et coûteux psychologiquement. En effet, les effets psychologiques de cette discrimination peuvent se manifester sous forme de dépression, de repli sur soi durant une période indéterminée, d’un arrêt de travail ou d’un suicide. De plus, les travaux des sociologues japonais [13] mettent en évidence qu’après le mariage être burakumin peut continuer à poser problème au sein du couple. Le nombre élevé de femmes burakumin en situation de monoparentalité serait indirectement lié à la discrimination qui vise ces femmes. La belle-famille peut également imposer des conditions ou toutes formes de pressions psychologiques au partenaire burakumin pour qu’il taise son appartenance aux autres membres de la famille et à ses futurs enfants. Si l’on compare les récits de vie des membres de cette minorité à trente ans d’intervalle, on constate que ces situations se répètent de façon identique au fil des années.
La Ligue de libération des buraku : objet de controverse
La Ligue de libération des buraku, fondée en 1922 sous le nom de la Suiheisha et renommée sous son appellation actuelle en 1955, s’est donné pour mission de libérer complètement les burakumin de la discrimination qu’ils subissent au sein de la société. Depuis sa fondation, elle a mis en place une stratégie de lutte appelée en japonais kyūdan tōsō (des luttes accusatoires), qui consiste à convoquer et s’entretenir avec la personne qui a commis un acte discriminatoire. Pour le mouvement, ces luttes sont définies comme étant un droit de défense légitime, mises en place pour pallier les mesures juridiques insuffisantes afin de venir en aide aux victimes de discrimination [14]. Pourtant, notre enquête a révélé que ce procédé a laissé dans l’esprit des non-burakumin l’image d’un groupe violent. La mauvaise image dont souffre la Ligue de libération a été aggravée par une affaire de corruption. En effet, en 2006, un des dirigeants de la Ligue a été arrêté pour fraudes et extorsion de fonds. Il lui a été reproché d’avoir fait usage d’importantes sommes d’argent destinées initialement aux travaux de rénovation des zones d’assimilation. La défiance que suscite la Ligue de libération des buraku au sein de la société, vue comme un groupe violent et profiteur, se retrouve dans les propos des burakumin et des non-burakumin :
Dans les années 1970, la Ligue de libération a été trop violente. C’est parce que les militants parlaient comme des yakuzas en disant : “ Toi, tu discrimines ! ” “ Excuse-toi, prosterne-toi ! ” [qu’] on évite d’aborder le problème. La Ligue de libération fait peur. (Fille de militant, la trentaine, ville d’Osaka)
D’un point de vue des droits de l’homme, la discrimination ce n’est pas bien, mais je pense que la Ligue de libération qui s’occupe du problème d’assimilation est un mouvement qui, dans le passé, a commis des choses ignobles. En se servant du mot discrimination, utilisé dans le cadre de la loi pour les mesures d’assimilation, ils ont fait preuve de violence envers les organisations ou les individus qui ne partageaient pas leur point de vue. Ils les insultaient et proféraient des accusations contre eux (jusqu’à tard dans la nuit ils faisaient s’agenouiller des gens et les harcelaient psychologiquement) en semant la peur et en forçant les gens à leur obéir. Dans les zones géographiques où le mouvement était présent de façon violente, on construisit rapidement des habitations rénovées et, il y a dix ans, le gouvernement mit en place des loyers incroyablement bas. Le point de mire de la Ligue est devenu le département en charge du logement et de l’emploi qui suit avec la peur au ventre tout ce que la Ligue lui dit de faire, pour l’exécution des travaux et l’emploi des burakumin à la mairie. Financièrement, les charges imputées à la ville ont été importantes et l’administration des finances a fini par se retrouver en difficulté. Comme ils [les burakumin] sont très favorisés, il était inévitable que le mot de “ discrimination inversée ” commence à se faire entendre dans le voisinage […]. Comme je connais ces faits, j’ai encore un sentiment de défiance concernant le problème des burakumin et je ne peux pas approuver ce qu’ils ont fait. (Homme, non-burakumin, 70 ans, ville d’Amagasaki).
Cette violence exercée par la Ligue est partiellement assumée, non revendiquée et se veut « inévitable » comme elle l’explique sur son site internet. Mais elle n’est pas la ligne directrice du mouvement comme cela a pu être le cas pour le Black Panther Party (BPP) aux États-Unis. Outre sa mauvaise image, l’organisation rencontre des difficultés pour fédérer la jeune génération, car la discrimination se manifeste de façon moins visible qu’autrefois [15]. Les burakumin décrivent bien ce désengagement de la part des jeunes en parlant d’un mouvement « affaibli » « plus attractif », pour lequel « les jeunes ne manifestent plus d’intérêt » et où « il n’y a que des personnes âgées ».
Conclusion
Le processus d’altérisation des burakumin s’est donc construit tout au long de l’histoire du Japon sur la base d’interdits religieux pour ensuite se fonder sur une pensée essentialiste qui perdure aujourd’hui encore. La mauvaise image de la Ligue, mais aussi l’ignorance et les fausses croyances, comme l’idée que les mariages consanguins seraient élevés chez les burakumin, viennent renforcer le mécanisme d’exclusion. Même si la stigmatisation et la discrimination sont insidieuses, elles ont des conséquences directes sur la vie des burakumin en termes de travail et d’éducation puisque ces zones sont caractérisées par l’instabilité de l’emploi et le faible niveau d’éducation de ses habitants. Aucune enquête n’existe cependant sur les burakumin vivant à l’extérieur des zones d’assimilation compte tenu de la difficulté à les retrouver.
Du fait de leur invisibilité, les jeunes burakumin peuvent entendre sur leur lieu de travail de façon répétée des propos qui les stigmatisent et les rabaissent en tant que membres du groupe minoritaire. Au regard de la faiblesse des mesures juridiques pour condamner ce type de propos, l’attitude majoritaire reste le silence. Les préjugés circulent donc dans tous les domaines de la vie quotidienne ainsi qu’au sein de la sphère familiale. L’absence d’échange avec des individus porteurs d’opinions contraires et contraints par le tabou autour de cette question constitue également un frein pour corriger ces préjugés. Par ailleurs, il existe au sein de la population interrogée un fort ressentiment des non-burakumin vis-à-vis des mesures de discrimination positive dont les burakumin ont bénéficié. Cela pose la question des effets de la politique de l’affirmative action puisque l’on retrouve des réactions semblables en Inde « à l’encontre des Dalits, accusés de profiter injustement du système des réservations » [16]. De surcroît, aujourd’hui, le débat se situe autour de l’avenir de cette catégorie puisque deux tendances opposées existent au sein de la minorité. Il y a ceux qui veulent taire leur origine jusqu’à ce qu’elle disparaisse et ceux qui veulent continuer à la faire exister en la considérant comme un élément important de leur identité.
Bibliographie
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Caroline Taïeb, « La discrimination des burakumin au Japon »,
La Vie des idées
, 6 septembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./La-discrimination-des-burakumin-au-Japon
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[1] D’après les résultats de notre enquête menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en cours à l’EHESS et à l’université du Kansai, sous la direction de Serge Paugam et Ishimoto Kiyohide.
[2] Ishimoto Kiyohide, Séminaire de recherche sur la discrimination, Université du Kansai, 1er octobre 2012.
[4] Uchida Ryūshi, Tsumaki Shingo et Saito Naoko, « Buraku mondai no ima » (Le problème buraku aujourd’hui), in Institut de recherche sur la libération des buraku et les droits de l’homme, Sabetsu kinshi hō seitei o motomeru tōjisha no koe (La voix de ceux qui veulent une loi contre la discrimination), Osaka, 2017, p. 9.
[5] Cette partie s’appuie sur l’ouvrage de Teraki Nobuaki et Kurokawa Midori, Nyūmon hisabetsu buraku no rekishi (Introduction à l’histoire des buraku discriminés), Osaka, Kaihō Shuppansha, 2016, p. 31-37.
[6] Teraki Nobuaki et Noguchi Michihiko, Buraku mondairon e no shōtai : shiryō to kaisestsu (Invitation au débat autour du problème des buraku : documents et explications), Osaka, Kaihō Shuppansha, 2006, p. 60.
[7] Ici, nous nous référons à Kurokawa Midori, « Jinshu shugi to buraku sabetsu » (Le racisme et la discrimination des buraku), in Takezawa Yasuko, Jinshu gainen no fuhensei o tou (L’universalité du concept de race en question), Kyoto, Jinbunshoin, 2005.
[8] Sekiguchi Hiroshi, « Kagawa toyohiko no shakai jigyō to kagakuteki jinshu shugi » (Le travail social de Kagawa Toyohiko et le racisme scientifique), in Takezawa Yasuko et Sakano Toru, Jinshu shinwa o kaitaisuru (Déconstruire le mythe de la race), Tokyo, Daigaku shuppan-kai, 2016, tome 2.
[9] Kuroda Nobuyuki, « Kagawa Toyohiko no hisabetsu buraku ron » (La théorie des buraku discriminés de Kagawa Toyohiko), (Revue) Libération des buraku du Hyōgo, 1988, p. 13.
[10] Takezawa Yasuko, « Sai to sabetsu no (fu) kashika o megutte » (Sur l’(in)visibilité des différences et de la discrimination), in Saito Ayako et Takezawa Yasuko (dir.), Jinshu shinwa o kaitaisuru (Déconstruire le mythe de la race), Tokyo, Presses universitaires de l’université de Tokyo, tome 1, 2016, p. 253-254.
[11] Saito Naoko, Kekkon sabetsu no shakaigaku (Sociologie de la discrimination dans le mariage), Tokyo, Keisō shobō, 2017, p. 9.
[12] Uchida Ryūshi, « Tsūkon to buraku sabetsu » (L’intermariage et la discrimination des buraku), in Kekkon sabetsu no genjyō to keihatsu e no shisa (La discrimination dans le mariage aujourd’hui et suggestions pour éduquer), Institut de recherche sur la libération des buraku et les droits de l’homme, Osaka, 2004, p. 9.
[13] Voir l’ouvrage de Saito Naoko, op.cit., p. 201.