La représentation du soulèvement en Tunisie en 2011 relève souvent d’une forme de mythologie qui s’est cristallisée principalement dans l’image d’une « Révolution Internet » ou « Révolution 2.0 ». Cette interprétation absolutise l’influence d’Internet et des réseaux sociaux sur la mobilisation. Elle a tendance également à véhiculer une vision spontanéiste des événements qui ignore largement la contestation à long terme menée par la base des organisations syndicales, des membres des associations de défense des droits humains, des féministes ou des opposants politiques militant depuis plusieurs décennies.
Comment comprendre malgré cette chimère le rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ? Dans ce contexte, il paraît important de distinguer différents usages et visions d’Internet qui varient selon les acteurs. Pourquoi utilisent-ils Internet et comment le pensent-ils ? Notre démarche se focalise principalement sur les cyberactivistes perçus comme une catégorie d’acteurs du processus révolutionnaire. Nous laisserons donc de côté les processus de circulation de l’information lors des mobilisations à partir de décembre 2010, pour nous concentrer sur les raisons pour lesquelles les acteurs militent avec l’aide d’Internet et leurs perceptions du changement du règne et de l’activisme en et hors ligne. Nous entendons par « cyberactivistes » des acteurs qui utilisent principalement, mais pas exclusivement, Internet comme outil de contestation politique et qui non seulement relient et favorisent la circulation des informations issues du terrain mais font également partie des acteurs de la révolution [1]. Sans surestimer leur rôle et leur impact, il est pourtant crucial de tenir compte de leur implication dans le mouvement pour non seulement comprendre leur participation dans la mobilisation, malgré l’État policier, mais aussi pour distinguer une nouvelle forme d’activisme et pour prendre en considération les paroles « numériques » – mêmes si elles restent minoritaires dans l’ensemble du dispositif révolutionnaire tunisien.
Cette approche s’inscrit dans une lecture de la révolution tunisienne comme processus d’émancipation. Comme Luc Boltanski l’indique, « Une politique d’émancipation, cela vient des acteurs […]. L’émancipation, selon moi, suppose donc une auto-émancipation. Et ce n’est possible que si l’on se réapproprie son environnement. En général, on se réapproprie son environnement quand on peut dire non [2]. » C’est ce « dire non », sa nature et ses modes qui nous intéressent particulièrement ici.
« Révolution 2.0 » ?
Les termes « Révolution Internet », « Révolution Twitter/Facebook » ou « Révolution 2.0 » révèlent une lecture du processus révolutionnaire en Tunisie qui confond le média avec le contenu et avec la cause du mouvement protestataire. Par ailleurs, ils suggèrent que sans les nouvelles technologies de l’information et de la communication une telle contestation n’aurait pas été possible. Le terme « Révolution Internet » et la notion « printemps arabe » s’inscrivent dans un discours qui répugne à qualifier les événements de 2011, en Tunisie et dans l’ensemble du monde arabe, comme de « vraies » révolutions [3] ou révoltes [4].
La notion de « printemps arabe » se retrouve autant dans la sphère journalistique que dans le discours scientifique alors que c’est une désignation qui est largement contestée par les acteurs des révolutions et révoltes arabes [5]. Rami Khouri note que dans l’histoire moderne – que ce soit le printemps des peuples en 1848 ou le printemps de Prague en 1968 – tous les événements appelés « printemps » représentent des révolutions avortées alors que les soulèvements qui sont considérés comme véritables changements méritent le nom « révolutions » – sauf dans le monde arabe. Ce terme sous-estime la rigueur de la lutte contre les dictatures arabes ainsi que le courage et l’intelligence des pratiques révolutionnaires dont ont fait preuve les populations arabes dans cette même lutte [6]. Khouri considère que cette nomination, issue d’une analogie avec l’historiographie européenne, se rapproche d’une récupération des événements par l’imposition de leur dénomination.
Le terme « Révolution Internet » a également tendance à minimiser la sévérité des soulèvements et suscite l’impression qu’Internet, en soi, produirait la volonté de libération et mènerait d’une manière ou d’une autre à la révolution. « Il [le terme « Révolution Internet », N.A.] exclut la dimension violente et populaire de ses objets en recourant aux utopies technophiles de la « démocratie 2.0 ». Il offre également la possibilité de continuer de percevoir ces révolutions comme des révolutions de la sympathie généralisée dont la spontanéité demeure le fruit d’un déterminisme technologique. Cela permet, paradoxalement, dans le cas tunisien, de se soustraire à l’interrogation sur la portée émeutière des mobilisations » [7].
Contrairement à ce que laissent penser ces conceptions réductrices, les causes du soulèvement ainsi que les modes de contestation et d’action en ou hors ligne sont beaucoup plus complexes et remontent au moins au soulèvement des travailleurs du bassin minier en 2008. Le processus révolutionnaire est en tout premier lieu né d’un mécontentement profond de la population tunisienne vis-à-vis d’un régime dictatorial et kleptocratique qui non seulement exclut la population de la politique, réprime toutes libertés et étouffe toute énonciation contestataire, mais surtout prive systématiquement la population d’une réussite sociale qui reste souvent très difficile à atteindre – et ce malgré les études universitaires – à cause notamment de la corruption et du pouvoir politico-économique du clan du président Ben Ali et de son épouse Leila Trabelsi. Cette frustration à la fois politique et sociale éclate lors de l’immolation de Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid et s’étend assez vite dans les autres villes de l’intérieur du pays comme Kasserine, Thala, Gafsa, Siliana etc. – des régions paupérisées dans lesquelles l’accès à Internet de la population est presque dix fois inférieur à celui des populations des régions côtières [8]. La lecture d’une « Révolution Internet » dissimule donc autant le caractère socio-économique que populaire du mouvement. Cette lecture paraît d’autant plus étonnante que la Tunisie figurait avec la Corée du Nord et l’Arabie Saoudite sur la liste des « treize ennemis d’Internet » établie par Reporters sans frontières en 2006. En 2008, suite au soulèvement du bassin minier qui a fait l’objet d’un « black-out médiatique total » (Amen Rezgui) (presse écrite, télévision et radio nationale ignorent totalement la révolte qui dure presque six mois) [9] le régime élargit la censure sur la toile craignant son impact de sphère de « contre-pouvoir ».
Pourquoi Internet ?
Malgré la censure, qui oblige les internautes à recourir à un proxy et l’accès géographiquement et socio-économiquement restreint, les forums, les sites d’actualités et, plus tard les réseaux sociaux forment un « espace public alternatif » (Youad Rejeb) qui pallie, dans une certaine mesure, l’absence d’un réel débat public dans les sphères traditionnelles de la politique et des médias. Comme le dit la cyberactiviste, Lina Ben Mhenni, « dans les médias traditionnels la seule voix était celle du régime, donc il fallait chercher la vérité ailleurs. Internet m’a donné la possibilité d’être une vrai citoyenne tunisienne ». Elle ajoute que pour un « électron libre » comme elle, militer à travers Internet lui convient particulièrement puisqu’elle peut être activiste sans faire partie d’une association mais en demeurant tout de même liée à d’autres activistes. Hamadi Kaloutcha, cyberactivste, explique qu’il utilise Internet comme outil de changement socio-politique « pour imposer l’existence de certains courants de pensée étouffés […] ainsi que pour démontrer qu’on n’accepte pas ce règne-là et qu’on peut changer les choses. […] Vous n’aviez pas de moyen d’aborder les gens pour leur parler de politique dans la rue. Ils ne répondaient pas, parce qu’ils avaient peur. Alors qu’aborder les gens sur Internet, c’est pénétrer dans leur sphère privée, ils sont chez eux, dans leur milieu. En tout cas ils sont disposés à s’ouvrir et à se lâcher un peu plus pour oser réfléchir sur ces choses-là [la politique, N.A.]. Donc un contact beaucoup plus intime s’établit. » Kaloutcha souligne ainsi qu’Internet, et plus particulièrement Facebook, s’imposent comme un des rares lieux de discussion politique notamment à cause de leur caractère ambiguë entre sphère publique et sphère privée. Dans le cadre d’un « Web 2.0 », interactif et décentralisé, les internautes sont de plus en plus incités à partager leur vie privée en ligne, ce qui se reflète dans l’impression d’être réellement dans un espace plus intime que dans la rue. Cette impression se voyait confortée en Tunisie par le fait que la police politique demeurait, jusqu’en 2010, plus présente et plus visible dans les rues que sur Internet.
Conflit de générations de militants
Le déclenchement du processus révolutionnaire dévoile aussi un conflit générationnel. [10] Loin de vouloir réduire ce conflit à une scission entre ceux qui militent en ligne et ceux qui militent hors ligne, il me semble néanmoins important de remarquer que tous les militants ne partagent pas la même vision du mode d’action et du discours à tenir. Kaloutcha le décrit de la manière suivante :
Je me suis retrouvé à parler à Bruxelles avec une personne très importante du militantisme « traditionnel », Radhia Nasraoui. Elle appartient à une autre génération qui n’a pas grandi avec Internet et elle s’en se méfiait énormément. Pour elle, Internet était un moyen de flicage par la police et pas un moyen qui peut servir à l’expression de l’opinion et à la liberté. Bien sûr ses mails étaient surveillés et il y avait beaucoup de surveillance en ligne [comme dans la vie quotidienne en générale, N.A.] [11] d’où sa méfiance. Pour ma part j’estimais que bien sûr il y avait ces moyens de surveillance mais [...] on peut utiliser Internet contre le régime, comme le régime peut l’utiliser contre nous. Par contre moi j’étais convaincu de l’idée [de commencer à militer avec des moyens virtuels, N.A.] et j’étais aussi impressionné par cette petite femme qui se faisait suivre, harceler et tabasser par ce régime sans cesser de se battre contre les injustices ».
Ce « conflit générationnel » entre militants de partis d’opposition et cyberactivistes [12], ne se situe pas seulement au niveau de l’utilisation de moyens de communication différents, donc dans une approche technologique « moderne » opposée à une approche « traditionnelle » qui reste ancrée dans des pratiques technologiques « dépassées ». L’avantage du cyber-activisme ne se limite pas au contournement de la censure plus subtil pour dissimuler ses actions anti-étatiques. Pour Kaloutcha, il s’agit avant tout de penser un autre mode de militantisme qui sera plus efficace pour briser le régime. Il constate que le discours des quelques partis d’oppositions, officiels ou clandestins, qui existent n’atteint pas le peuple pour deux raisons principales. D’un côté, le discours des opposants est réellement difficilement audible parce que la volonté et les méthodes étatiques pour étouffer tout discours contestataire se révèlent souvent efficaces. De l’autre côté, le discours des opposants n’attire pas beaucoup d’attention car « la peur de la politique régnait à l’époque » (Amen Rezgui). Militer politiquement dans un parti, un syndicat ou dans des associations de droits humains ou féministes revient à risquer la prison et à mettre sa réussite sociale et sa vie en danger (Anissa Ben Aziza).
De plus, le discours traditionnel de l’opposition avait tendance à dénoncer particulièrement le caractère dictatorial, népotiste et kleptocratique du régime. Ce qui à force d’être répété ne séduisait plus beaucoup de citoyens : « Tout le monde savait que Ben Ali était un dictateur, ils ne voulaient pas entendre parler de ça. Ils voulaient entendre parler de leurs problèmes, des problèmes sociaux, de leurs conditions de vie », remarque Rezgui. En revanche, les sujets qui concernaient immédiatement les conditions de vie des citoyens étaient très peu abordés par les médias, que ce soit les médias étatiques puisqu’ils étaient dans le déni total de la pauvreté, du chômage et en général des sujets qui pouvait rendre le gouvernement responsable de la situation du pays ou les médias de l’opposition qui mettaient l’accent sur l’exclusion politique des partis politiques qu’ils soutenaient, le manque de liberté d’expression et les militants incarcérés injustement.
Cet état de fait explique la position du cyberactiviste Azyz Amami qui juge essentiel de « reconstituer les informations et les histoires authentiques des gens ». Il tente de combler dans ses articles l’écart qu’il ressent entre les événements et leur représentation dans le milieu médiatique et militant :
Quand j’étais à Hammam Sousse j’ai commencé à suivre tout ce qui s’est passé, comme les arrestations sauvages des travailleurs, qui ne sont pas soutenus par l’UGTT [Union générale tunisienne du travail, principale centrale syndicale tunisienne, N.A.]. Ce n’étaient pas des militants « organisés » mais juste des travailleurs. C’est important de savoir pourquoi ils se révoltent. Ce qu’il y avait de gênant dans le discours des opposants, c’était qu’ils parlaient de choses qui ne touchaient pas la réalité et les besoins des gens. […] Par exemple quand ils parlaient de répression ils parlaient seulement de la répression qui touchait les militants « politiques » et ne parlaient pas de la véritable répression que subissaient tous les gens, les travailleurs par exemple. Pour les opposants prendre une gifle quand ils voulaient parler politique, c’était de la répression alors que le citoyen lambda, qui ne voulait pas parler politique, se faisait réprimer d’autres manières. […]
À cette époque ce qui était important pour moi c’était d’aller aux endroits où il y avait des grèves, des manifestations et de comprendre vraiment pourquoi les gens manifestaient avant que les médias d’opposants ne récupèrent ce sujet et le traduisent dans leur langage. […] C’est devenu très important pour moi de raconter ces histoires [en ligne, N.A.]. Maintenant les partis d’opposants [de gauche, N.A.] ont pris conscience de ça et ils demandent l’aide des jeunes pour se débarrasser de ce problème-là. Mais avant ils n’accordaient pas assez d’attention aux jeunes ou aux régions de l’intérieur du pays. Quand les travailleurs faisaient grève, ils parlaient toute suite de la « conscience prolétaire » etc. [alors que ce n’était ni les préoccupations réelles des travailleurs ni leur langage, N.A.]. Moi j’essayais de défendre la parole de ces gens-là, comme elle était, pour qu’ils ne soient discriminés ni par les policiers, ni par les syndicalistes.
Amami combine en quelque sorte un activisme hors ligne, en se déplaçant dans les régions pour recueillir les paroles des citoyens, et un activisme en ligne, pour pouvoir restituer ces histoires et donner son opinion. Pendant la période révolutionnaire, il falsifie avec d’autres activistes des tracts de l’UGTT qu’il publie sur Facebook pour lancer un appel à manifestation le 25 décembre 2010 sous le nom du syndicat.
Démocratiser le discours protestataire et politiser les internautes
Un des principaux atouts d’Internet, et plus particulièrement des réseaux sociaux, est sa capacité à rendre la prise de parole plus aisée. Son utilisation par les cyberactivistes permet ainsi une multiplication et une démocratisation des discours contestataires.
Amen Rezgui s’attache à modifier le discours de l’opposition à partir de 2006 sur la chaîne satellitaire « El Hiwar Ettounsi ». Engagés par le chef de la chaîne Tahar Ben Hassine, un exilé politique vivant en France jusqu’à la chute du régime Ben Ali, Rezgui et trois autres jeunes journalistes, mettent l’accent sur les problèmes sociaux et le quotidien des citoyens : « On a décidé d’installer un bureau clandestin à Tunis […] et d’aller dans les quartiers populaires pour parler aux gens – pas de ce qu’ils pensent du régime politique mais de comment ils gagnent leur vie, de la difficulté du quotidien, de la pauvreté, du chômage, de l’émigration clandestine [vers l’Europe, N.A.]. On filmait ces quartiers et on faisait des entretiens avec les gens. […] On travaillait essentiellement par Internet, on découpait les films et on les envoyait avec FTP [protocole de transfert de fichier permettant un partage de fichiers à distance, N.A.] à Paris, au chef de la station ». Ils tentent ainsi d’élargir l’éventail des sujets du discours politique, de porter l’attention sur la parole des citoyens et de la considérer comme parole politique légitime. Cette stratégie de « parler du peuple » en parlant au peuple réussit à tel point que la chaîne de télévision devient une plate-forme très importante pour les discours d’opposants : « la seule possibilité pour la société civile et les opposants de parler au peuple était de se tourner vers notre chaîne ».
Une autre tentative pour inciter les citoyens à se confronter aux réalités politiques et à exprimer leurs opinions est celle de Kaloutcha. Il décide de profiter de la structure en réseaux de Facebook au lieu de publier ses articles sur un blog ou dans un forum :
Pour consulter un blog, il faut connaître son existence, il faut le rechercher. Si la personne cherche ce blog c’est qu’elle est déjà à moitié convaincue qu’il y a un problème avec ce régime. C’est encore une fois prêcher les convaincus. Pour moi […] il faut amener l’information et le discours [contestataire, N.A.] aux gens qui l’évitent. […] Facebook avait beaucoup plus de puissance, pour atteindre des gens qui ne voulaient pas se confronter avec la politique, que tous les autres moyens et sites sur Internet.
Les publications sur Facebook ont l’avantage de jouir de l’effet multiplicateur du réseau, donc premièrement d’être aussi lues par des utilisateurs qui ne connaissent pas l’auteur et deuxièmement d’atteindre des utilisateurs qui ne se connectent pas dans l’intention de s’intéresser aux sujets sociaux, économiques ou politiques mais à des fins de divertissement ou de contact avec des amis.
Vu que Facebook n’était pas censuré, je copiais-collais des articles qui contredisaient la ligne de la dictature, qui parlaient de la pauvreté, de l’oppression des libertés etc. et je les intégrais dans mon fil d’actualité. Les gens qui ne maîtrisaient pas les proxy pour contourner la censure (souvent les plus vieux mais aussi des jeunes qui ne militaient pas politiquement) ne pouvaient pas avoir accès à ces articles-là. Je republiais ces articles [sur son compte Facebook, N.A.] […] Pour moi le constat que cette dictature n’arrangeait qu’une petite minorité était déjà fait. Donc il ne restait plus qu’à convaincre la majorité de délier leur langue et de surmonter leur peur.
De cette manière, il contribue à politiser le discours sur Facebook et à mener des discussions dans les fils de commentaires avec des internautes. Cette méthode permet de libérer la parole protestataire, jusqu’alors confinée dans le milieu des militants partisans replié sur lui-même, et de l’ouvrir à tous les citoyens. Rezgui estime que « même les Tunisiens n’étaient pas au courant qu’il existait des partis d’opposition légaux » tant la clandestinité de leur discours et leur existence était grande. Facebook diffusait non seulement une parole contestataire mais devenait aussi un espace dans lequel les internautes développaient et échangeaient des opinions politiques. Ce type d’échanges, ainsi que la discussion spontanée et immédiate en dessous des publications, sensibilisent une large part de la population aux sujets « interdits », notamment l’absence d’une véritable citoyenneté et la confiscation des libertés. Cela revient moins à une « prise de conscience », puisque les acteurs indiquent que tout le monde savait que le régime benaliste était criminel et illégitime, qu’à un effort collectif pour surmonter la peur dans le but de pouvoir renverser le régime et bâtir une culture contestataire : « il fallait aussi démocratiser l’esprit du militantisme et la capacité de dire ‘non’ » (Hamadi Kaloutcha).
Sami Ben Gharbia, cofondateur du forum et blog collectif citoyen « Nawaat » et Advocacy Director de « Global Voices » croit également dans la nécessité de démocratiser le discours politique. Mis à part l’engagement de Nawaat pour recueillir et diffuser le plus largement possible les informations qui contredisent la « vérité » de la dictature, Ben Gharbia souligne la philosophie de « la troisième opposition » qu’a défendue le site durant l’ère Ben Ali :
Pour nous il y avait une « opposition légale » reconnue par le régime tunisien et qui était le décor du régime Ben Ali. […] Il y avait « l’opposition illégale » […] qui n’avait pas le droit à l’action politique en Tunisie. Mais il y a aussi une autre opposition des indépendants, des anonymes sur le net, qui critiquaient à la fois le régime et l’opposition. Nous voulions créer une opinion publique 100 % indépendante du pouvoir […]. (Témoignage dans « Dégage. La révolution tunisienne », Paris, 190-191.)
Ben Gharbia (avec les cofondateurs Riadh Guerfali, Malek Khadraoui et Centriste (pseudonyme)) crée l’espace numérique Nawaat qui tente d’échapper à la division entre régime et opposition en laissant la parole aux citoyens. Ici, la figure de l’ « anonyme » ne fait pas référence à l’anonymat au sens strict du terme puisque l’anonymat sur Internet reste, malgré les outils techniques de codage, toujours précaire. Les indépendants et les anonymes sont avant tout des citoyens qui cherchent un espace dans lequel ils peuvent s’exprimer sans devoir se positionner dans un parti, une association ou un syndicat : ils parlent parce qu’ils ont besoin de raconter leur vie et de partager leurs visions des réalités du pays. Le journalisme citoyen en ligne devient un exutoire à la colère des citoyens non seulement maltraités mais aussi « dépossédés de leurs droits publics et de leur parole » (Mohammed Trifi).
« Nawaat est un blog et un forum collectif qui est décentralisé, d’où la diversité des opinions ». Sur Nawaat les propos laïques, islamistes, de gauche ou de droite sont représentés de la même manière. Il faut noter que cette démocratisation de la parole publique reste réservée à une couche de la population lettrée et connectée bien que les analyses et les reportages soient souvent axées sur des sujets populaires tel que le droit au travail et des problématiques régionales tels que l’accès limité à l’eau potable dans les régions rurales ou la répartition et l’exploitation inégalitaire des ressources locales ainsi que le manque de possibilité de participation des citoyens dans la gestion et le contrôle de celles-ci.
Internet – espace public ou contre-public ?
Le mouvement protestataire réussit grâce à Internet et avec la complicité du téléphone, des SMS et de la télévision satellitaire à contourner le « black-out médiatique » que le régime impose à la société tunisienne sous Ben Ali. Cette « complicité technique » est accompagnée par une solidarité et une alliance des couches moyennes et des couches populaires, des régions côtières aisées et des régions de l’intérieur paupérisées et finalement des Tunisiens vivant en Tunisie et de la diaspora tunisienne dans le monde entier.
Nous avons montré que l’usage d’Internet à des fins contestataires pendant le processus révolutionnaire se développe avant tout à cause de l’absence d’un espace public réel dans lequel une véritable représentation des idées, positions, normes, valeurs et acteurs de la société aurait été possible. Avant de devenir un espace de militantisme, d’organisation, d’informations et d’actions contestataires, Internet était une des rares sphères dans laquelle une parole et un débat politique, une négociation citoyenne et une réflexion de la société sur elle-même pouvaient avoir lieu – malgré les risques et les contraintes de cet espace. Nous considérons qu’au sein de ce débat numérique que les internautes instaurent se réalise une « citoyenneté » avant la lettre car ils pratiquent les droits publics que sont le débat, la critique et la revendication sans que ces droits leurs soient attribués de manière institutionnelle. De cette manière, ils agissent comme des citoyens sui generis et dénoncent ainsi le manque de possibilités de vivre sous Ben Ali une vraie citoyenneté dans la sphère publique « classique ».
Le manque de représentation des nombreux « invisibles » contribue au mécontentement des Tunisiens de « ne pas être considérés comme citoyens avec des droits et des devoirs », comme le décrit Mohammed Jmour, et constitue une cause parmi d’autres du déclenchement du processus révolutionnaire. Pierre Rosanvallon explique les effets de cette invisibilité des citoyens : « Des vies non racontées sont de fait des vies diminuées, niées, implicitement méprisées. […] L’invisibilité alimente ainsi le désenchantement vis-à-vis du politique [13]. »
Une analyse politologique du processus révolutionnaire tunisien doit prendre en compte les « invisibles » qui s’expriment en ligne ainsi que hors ligne. Se borner à une étude du débat public traditionnel tunisien, qui était fortement restreint sous Ben Ali, ou se focaliser sur les modes d’actions sans s’intéresser aux paroles des acteurs, reviendrait à passer à côté des causes et des imaginaires de la révolution. L’historienne Arlette Farge souligne justement qu’à l’époque moderne en France « la profondeur grave des révoltes et des consentements jaillis de bouches auxquelles jamais on demandait (ni autorisait) la parole » [14]. Cette « parole interdite » se dégage dans le cas tunisien, entre autres, dans la sphère numérique. Les forums, les comptes Facebook, Twitter, les sites d’informations, le journalisme citoyen, les fils de commentaires, les vidéos et les photos partagées constituent un immense recueil de témoignages et de sources pour la science politique et pour d’autres disciplines qui se proposent d’étudier et de comprendre le processus révolutionnaire tunisien, son développement, ses différents acteurs et leurs imaginaires . Néanmoins, cette démarche ne peut se revendiquer exhaustive : traiter uniquement la sphère numérique serait réducteur. Il est évidemment nécessaire d’analyser les imaginaires, les paroles ainsi que les autres modes de contestation qui ne s’expriment ni sur la toile, ni publiquement, ni par écrit.
Nous avons démontré qu’Internet ne peut être considéré comme une cause de la révolution tunisienne, comme c’est souvent le cas, mais comme un espace de « contre-public [15] » dans lequel ont pu se déployer les paroles contestataires et les revendications politiques des citoyens. Pour Nancy Fraser, les contres-publics sont « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, ce qui leur permet de fournir leur propre interprétation de leurs identités, de leurs intérêts et de leurs besoins [16] ». Cette conception des contre-publics s’oppose à l’espace public, tel que Jürgen Habermas [17] le pense. L’espace public dans la conception habermasienne est l’unique sphère de négociation citoyenne dans laquelle s’expriment principalement les citoyens appartenant à une certaine élite assez homogène. Fraser conteste cette idée en soulignant qu’il est nécessaire de considérer les positionnements, acteurs et sujets dans des contre-publics qui sont exclus de l’espace public hégémonique mais qui l’influencent tout de même. Les interactions entre cyberactivistes et citoyens en ligne ainsi que l’émergence de nouveaux sujets et d’identités politiques sur la toile forment des contre-publics en Tunisie qui mettent le pouvoir du régime benaliste non seulement en question mais contribuent à son renversement. Dans ce sens Internet peut être un espace de subjectivation politique (empowerment) et un outil d’émancipation tout autant qu’il est le lieu de la répression, de la surveillance et de la propagande gouvernementale.
Les différents usages d’Internet ont contribué à inclure des nouvelles voix dans le débat politique mais aussi à rassembler et à sortir les contestataires de leur isolement apparent. Jacques Rancière saisit l’essence même de la révolution dans cette mise en question du régime par le peuple qui ouvre des nouvelles possibilités à la vie de la communauté : « Les révolutions sont des moments privilégiés d’accélération du processus égalitaire, d’extension de son domaine, d’invention de nouveaux possibles. Des formes d’autorité qui apparaissaient comme intouchables apparaissent alors comme purement contingentes. Ceux qui sont descendus dans la rue en Tunisie, ont occupé la rue et résisté aux forces de police et ont fait une révolution : ils ont vaincu la peur, c’est-à-dire, d’abord, le sentiment de leur impuissance ; ils ont vaincu cette méfiance de tous envers tous que les régimes dictatoriaux s’entendent à propager. Ils ont réduit en pièces la fable du « fatalisme » musulman. Et ils ont gagné l’épreuve de force ainsi engagée avec une dictature qui semblait inébranlable. [18] »