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Recension Histoire

La Révolution, une affaire de couple

Recensé : Siân Reynolds, Marriage and Revolution. Monsieur and Madame Roland, Oxford


par Annie Jourdan , le 20 décembre 2012


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Dans une biographie croisée des époux Roland, l’historienne Siân Reynolds retrace le parcours intime et politique de deux figures célèbres de la Gironde. Il s’en dégage une vision nouvelle de la Révolution, faite d’amitiés, de sensibilités et de conflits passionnés.

Recensé : Siân Reynolds, Marriage and Revolution. Monsieur and Madame Roland, Oxford, Oxford University Press, 2012, 326 p.

Les personnages clés de la Révolution française font décidément recette dans le monde anglophone. À peine la biographie de Robespierre par l’Australien Peter McPhee est-elle sortie que Siân Reynolds, historienne britannique, publie un essai sur Monsieur et Madame Roland. Robespierre et les Roland... Michelet les décrivait comme des frères ennemis et qualifiait leur combat de « guerre des dieux ». Cette guerre des dieux, les Roland l’ont perdue. Monsieur Roland plus que Madame.

Monsieur et Madame Roland illustre à merveille le grand chambardement apporté par la Révolution française, car voilà le fils d’une famille distinguée, Jean-Marie Roland, inspecteur des manufactures, collaborateur de l’Encyclopédie Méthodique, ministre de l’Intérieur à deux reprises, totalement éclipsé dans les mémoires par une jeune femme d’origine modeste : Marie-Jeanne Phlipon, dite Manon ou Madame Roland, fille d’un petit imprimeur parisien. L’historienne britannique Siân Reynolds en était pleinement consciente quand elle a entrepris cette double biographie. Ceci explique le titre et l’approche. Il ne s’agit pas ici d’un simple portrait d’une femme singulière, mais d’un diptyque peignant la rencontre, les sentiments, la vie familiale et l’engagement d’un couple du XVIIIe siècle. Ce faisant, l’auteur s’inscrit dans la tendance actuelle qui valorise comme jamais l’intimité, la sensibilité et ce que certain(e)s ont appelé le roman conjugal [1].

Un mariage d’amour

Siân Reynolds se distancie de la légende créée au XIXe siècle par des écrivains comme Lamartine, Stendhal ou Michelet qui transformaient « l’égérie des Girondins » en héroïne de la Révolution et en martyre de la liberté. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le dénouement de l’aventure, mais ses débuts et les péripéties d’une existence mouvementée. L’auteure reconstruit une vie familiale, avec ses bonheurs et ses peines. Au lieu de se focaliser sur la période révolutionnaire, comme il en va ordinairement dans les biographies consacrées à Madame Roland, elle accorde donc une grande attention à ce qui précède. À l’enfance et à la jeunesse très différentes de deux individus qui finissent par se rencontrer et par se marier. On pourrait dire in extremis  : Jean-Marie a alors 45 ans et Manon, 26. Mariage d’amour ou mariage de raison ? Les historiens ont le plus souvent opté pour la raison au détriment de la passion. Ils ont vieilli à loisir Roland, qui devient sous leur plume ce qu’il était aux yeux de ses ennemis, un vieillard irascible, rigide, imbu de soi : le « vertueux Roland » moqué par Danton. Siân Reynolds nous prouve tout autre chose, et pour ce faire, reproduit les plus belles lettres d’amour des protagonistes, traque les allusions à l’intimité et à la sexualité, mais aussi celles qui dévoilent une grande tendresse et une vraie complicité. Entre 1780 et 1791, le couple vit et travaille ensemble, élève de concert leur fille Eudora, et cultive les mêmes amitiés, de plus en plus nombreuses. La démonstration est concluante, et l’on rejoint sans peine l’auteur quand elle note que, dans ses mémoires écrites de prison, Madame Roland avait tout intérêt à taire certains détails ou à voiler ses sentiments de la décennie précédente, puisque le destinataire de ces mémoires était son nouvel amour : Buzot. Qui plus est, elle projetait sur le passé ce qu’elle ressentait dans le présent (p. 65). C’est pourtant cette version de l’histoire qu’ont retenue la plupart de ses biographes, d’autant plus aisément que Manon y donne des détails négatifs sur sa nuit de noces et décrit son époux comme un homme tout entier tourné vers la philosophie, sans sexe ni désir. Mais les lettres d’amour qui se perpétuent au-delà du mariage disent tout autre chose [2].

Le premier volet du livre est donc consacré à redresser une interprétation abusive. Très vite, et la chronologie l’y invite, l’accent se pose sur la vie quotidienne, l’éducation d’Eudora, les travaux du couple et ses échanges. Frappe alors à quel point ce couple est complémentaire. Que ce soit dans les tâches ménagères, dans l’éducation ou l’écriture, la complémentarité se révèle dans un second temps collaboration intense. Jean-Marie Roland sait fort bien s’occuper de sa fille et Manon rédiger des notices pour le dictionnaire des manufactures de son époux ou entreprendre des écrits personnels — récits de voyage ou conseils à sa fille. Contrairement donc aux biographies traditionnelles qui passent très rapidement sur le séjour à Villefranche en Beaujolais, où le couple s’est établi en 1784, l’auteur insiste sur ces années paisibles, ponctuées de voyages en Angleterre (1784) et en Suisse (1787) — où les Roland rencontrèrent Lavater, le célèbre physiognomoniste. Et tous deux communient dans le même amour de Rousseau.

C’est dans le Beaujolais aussi que Manon joue à la femme d’intérieur, veillant à ce que tout soit en ordre et qu’il n’y ait point de gaspillage ; parcourant le domaine à la recherche de plantes médicinales ; faisant sécher des prunes et des raisins ; s’occupant des vendanges et des confitures ; ou allant aux nouvelles à Lyon, à cheval. La Révolution vient briser cette très provinciale monotonie. Mais le rôle des Roland demeure tout d’abord local. C’est à Lyon qu’ils s’engagent en politique. La tâche est rude, car la municipalité « aristocratique » est plus encline à défendre les élites marchandes que les ouvriers. Dès 1789 surgit également ce qui va prédominer tout au long de la tourmente : la calomnie, la discorde, la résistance à la révolution. En raison de ses agissements en faveur des plus démunis, Roland devient la cible des conservateurs. Des pamphlets le calomnient parce qu’il parle de liberté du commerce, de suppression d’octrois, de réduction d’impôts et parce qu’il revendique la publicité des séances municipales. Les insurrections populaires qui ponctuent la période lui sont imputées à charge. Cela n’empêche pas son élection en février 1790 au conseil municipal régénéré.

« Tout aux amis »

Entre-temps, les Roland ont créé un réseau d’amis, qui ne cesse de gonfler. Deux jeunes gens, le docteur Lanthenas et le botaniste Bosc qui travaille dans les postes, en font partie les premiers. S’y ajoute en 1787 Brissot, le futur journaliste du Patriote français avec qui les Roland entament une correspondance amicale. Puis vient le notaire de Clermont, Bancal des Issarts, qui leur est présenté par Bosc et Lanthenas, et qui leur rend visite dans l’été 1790. Le petit groupe projette d’acheter une vaste propriété pour vivre tous ensemble, se consacrer à l’agriculture et profiter à fond de la belle nature. Juste avant la Révolution, Brissot et sa femme Félicie Dupont auraient souhaité émigrer aux États-Unis avec lesdits amis, ainsi que le fera effectivement François Dupont, le frère de Félicie. Ici encore, la Révolution métamorphose les attentes. La vente des biens de l’Église ouvre des possibilités infinies. Tous décident de rester en France.

Contrairement à Robespierre, les Roland ont donc déjà un cercle d’amis à Paris, avant même qu’ils ne s’y établissent [3]. Leurs contacts s’intensifient même en 1789, quand Brissot publie des fragments des lettres que leur fait parvenir le couple et qui donnent de la publicité aux affaires de Lyon. Manon Roland fait dès lors son apprentissage de journaliste. Dès ces premiers articles se décèle le ton passionné et impatient qui deviendra le sien. Mais c’est dire aussi le dynamisme de ces relations, leur intensité et leur complicité, et l’estime dans laquelle se tiennent les partenaires. Il semblerait ainsi qu’une centaine d’articles publiés dans le Patriote français provienne du cercle d’amis — avec cinq seulement qui ont été définitivement identifiés comme étant de la main de Manon, ce qui peut sembler peu quand on connaît son écriture-manie (p. 115). Dans le Patriote français, les lettres de lecteurs sont donc loin d’être anonymes — même si elles ne sont pas toutes signées. Elles représentent le point de vue des amis de Brissot. Ces quelques détails permettent de mieux comprendre la suite de l’histoire, et le fait que les Girondins aient tout d’abord été appelés « brissotins » (p. 142). Entre 1789 et septembre 1791, en effet, il y avait bien peu d’hommes originaires de la Gironde dans l’Assemblée nationale. Ils siégeront dans la Législative seulement, puis dans la Convention.

Les Roland découvrent le Paris révolutionnaire en février 1791. S’ils s’y rendent à cette date, c’est sur les ordres de la municipalité de Lyon, dont Roland est chargé de faire annuler les dettes par l’Assemblée nationale. C’est de cette époque aussi que datent les lettres sévères de Madame Roland sur les hommes de la Constituante. Car le couple fréquente dès lors les séances de l’Assemblée et celles des Jacobins — quatre fois par semaine. Manon entre en politique. De là date son prétendu premier salon où elle et son mari attirent leurs amis, les amis de leurs amis, et les bons patriotes : Buzot, Pétion, Robespierre — auxquels s’ajoutent des hommes comme Thomas Paine, l’abbé Grégoire et le Genevois Étienne Dumont, ou bien les créateurs du Cercle social, Claude Fauchet et Nicolas de Bonneville. Le cercle des amis s’élargit, mais n’a toujours rien de girondin. Et, à cette date, les relations avec Robespierre sont chaleureuses. Il est célébré comme un grand patriote tout à la fois par Brissot et les Roland.

La fuite du roi du 21 juin 1791 rompt une harmonie relative. L’Assemblée et les Jacobins se divisent sur le sort à réserver au roi, et à la monarchie. Une part des Jacobins, le Cercle social et les Cordeliers défendent l’idée d’une république. Madame Roland est une des premières à les approuver — dès le 1er juillet — avant que ne suivent quelques jours plus tard Paine et Brissot. Et d’expliquer ce qu’est une république représentative à tous ceux qui la confondent avec la démocratie à l’antique. Le modèle par excellence étant évidemment la toute nouvelle république américaine. Le résultat de ces initiatives sera le massacre du Champ-de-Mars, la restauration de Louis XVI et une répression sévère contre les patriotes radicaux. Mais c’est aussi le début de la scission du club des Jacobins. Les royalistes et les modérés le quittent pour créer les Feuillants. Entre-temps Roland a réussi sa mission : 33 millions des dettes lyonnaises ont été effacées. N’en reste plus que 6 millions.

Sauver la patrie ou périr avec elle

C’est alors l’heure des élections pour la Législative. Roland espère être élu. Son poste d’inspecteur des manufactures ayant été supprimé, il est sans emploi et jouit de peu de ressources. Il ne sera pourtant pas député. Tout au plus conseiller municipal à Lyon. Or le séjour à Paris a rendu le couple conscient de leur passion pour la chose publique. Tous deux s’ennuient désormais à la campagne ! Ils décident de poursuivre leurs projets d’écriture et de se lancer dans le journalisme... nulle part ailleurs qu’à Paris. En décembre 1791, ils sont donc de retour dans la capitale. Roland travaille au tome III de son Dictionnaire et cherche à recevoir une pension. Madame Roland corrige et écrit. Mais la sociabilité amicale qui faisait le charme de leur premier séjour fait défaut. Tous leurs amis sont absorbés par la politique. Pétion, notamment, devenu maire de Paris ; Brissot, élu député et membre des Jacobins et du comité diplomatique. Madame Roland en est dépitée du reste, et regrette manifestement la « position intéressante » qu’avait son mari l’année précédente. Les amis pourtant demeurent fidèles : en février 1792, ils font nommer Roland au comité de correspondance des Jacobins — sa femme y contribuera. Roland obtient par ailleurs un contrat pour un Journal des Arts utiles qu’il rédigera ici encore avec Manon (p. 161). Siân Reynolds insiste paradoxalement sur l’absence chez tous deux d’ambitions strictement politiques. Paradoxalement, en ce sens que Roland voulait tout de même être élu député, ce qui révèle pour le moins une aspiration politique. Rien n’indique certes qu’il ait sollicité un poste important, et surtout pas celui de ministre. Le fait est qu’une fois femme de ministre, Manon est plus que jamais exaltée et veut « sauver la patrie ou périr avec elle ».

Dans le contexte de fin 1791, qui coïncide donc avec l’arrivée des Roland à Paris, Reynolds pourrait peut-être mettre plus encore l’accent sur les premiers signes de rupture aux Jacobins entre les partisans de la guerre et leurs adversaires, et les manigances qui vont de pair. Dès fin décembre 1791, le sujet est à l’ordre du jour (p. 163). Les attaques contre Robespierre se multiplient à partir de janvier, discrètement à cette date, où les Brissotins essaient avant tout de l’isoler. Mais bientôt il va s’avérer que le comité de correspondance fait tout son possible pour taire les opinions de ceux qui sont opposés au parti de la guerre — quelle est la responsabilité de Roland dans ces manœuvres, puisqu’il dirige le comité à partir de février ? La question, me semble-t-il, méritait d’être posée. Entre-temps, la guerre a trouvé d’autres partisans en la personne de trois véritables Girondins : Vergniaud, Guadet et Gensonné. Les robespierristes et les brissotins se querellent et se querelleront non seulement à propos de la guerre, mais aussi à propos des places à accorder ou non à leurs amis dans le gouvernement. Contre Brissot, Robespierre conteste ainsi qu’il faille un ministère patriote, car trop proche du pouvoir, il risque d’être corrompu par ce même pouvoir. Il conseille la surveillance au lieu de la coopération avec le roi et la cour. Il n’empêche. Le 23 mars 1792, Roland se retrouve soudain ministre de l’Intérieur. Personne ne s’y attendait, surtout pas l’intéressé. Mais Brissot avait tenu parole : « Tout aux amis  [4] ! »

La guerre des dieux

L’auteur considère ce choix comme fort raisonnable. Roland connaissait bien les institutions françaises, l’administration, la politique municipale, et les cercles politiques parisiens. Il avait en outre l’âge et le physique de l’emploi : « un Plutarque ou un Quaker endimanché » (p. 166). On se doute de la joie mêlée d’angoisse de Manon Roland. La fille d’imprimeur, l’épouse dévouée, la mère soucieuse, est devenue femme et proche collaboratrice de ministre. Et c’est en tant que telle qu’elle est entrée dans la postérité. Les talents de monsieur Roland par contre ont été minorés — trop tatillon, trop raide, et plus encore : ses ennemis l’accusaient de se mettre trop en avant et de vanter sans cesse ses travaux. Le fait est que le ministère exigeait un travail gigantesque et touchait à tous les sujets. La correspondance elle seule apportait quelque deux cents lettres par jour. Le problème des subsistances, primordial pour le maintien de l’ordre et la paix civile, en était un parmi d’autres tout aussi urgents. De là datent malgré tout les rumeurs et les calomnies qui mèneront à la mort de Monsieur et Madame Roland. Robespierre l’avait annoncé en somme le 26 mars 1792 dans le Défenseur de la Constitution, quand il se refusait à louer les ministres patriotes avant de les avoir vus à l’œuvre et qu’il subordonnait l’issue de la guerre au patriotisme des ministres — ce à quoi Guadet et Brissot rétorquaient aussitôt sur un ton peu amène. Les premières défaites ne feront qu’envenimer la situation. Comme le remarque fort bien Reynolds, la rupture est définitive le 25 avril 1792. Un conflit de personnalités en est la raison première. Car l’idéologie révolutionnaire et le patriotisme mutuel des deux factions ne sont pas en cause. Elles se ressemblent plus qu’elles ne diffèrent. Mais peut-être est-ce parce qu’elles se ressemblent tant, qu’elles se combattent aussi intensément. La lutte, on le sait, sera fatale. Elle se terminera en juin 1793 avec l’arrestation des Girondins et en juillet 1794 avec la mort de Robespierre.

L’ouvrage souligne bien par ailleurs l’ampleur de la tâche et le dévouement du ministre. Il examine ce qu’il en était au juste du bureau d’esprit public qui se flattait de propager les bons principes dans les départements et démontre aisément que si le bureau a vraiment existé et a subventionné des écrits « girondins », il était loin de gaspiller des millions — ce dont les Montagnards l’accusaient. Ne sont pas non plus passées sous silence les ingérences de Madame Roland — pas toujours judicieuses, telle la lettre au roi du 10 juin 1792, qui conduit à une crise ministérielle, mais aussi indirectement à la révolution du 10 août. Tout en affirmant vouloir éviter de prendre parti, l’auteure a toutefois tendance à minorer les responsabilités girondines dans l’exacerbation du conflit [5] et par suite se condamne à ne pas très bien comprendre les raisons de la désertion de plusieurs des fidèles dans le camp adverse : Couthon, notamment, dont Manon regrette ouvertement la défection, mais aussi Lanthenas, l’ami de toujours ; le jeune Lebas qui abandonne les brissotins et devient un robespierriste redoutable ; et progressivement Condorcet, qui éprouve peu de sympathie pour Roland. Sans oublier plusieurs membres de la Plaine, dont Barère. D’autres enfin refuseront d’entrer dans le cercle, tel le montagnard Romme. Ce parti-pris explique peut-être que l’ouvrage ne résout pas certains des mystères : pourquoi les brissotins, rolandistes ou girondins perdent-ils leur popularité au printemps 1793 ? Et surtout, pourquoi attirent-ils sur eux tant d’hostilité ? Ou mieux encore, pourquoi cette hostilité vise-t-elle à tel point le couple Roland, alors même qu’il a quitté le pouvoir après janvier 1793 ? Les papiers de Roland contiennent, me semble-t-il, des éléments de réponse, qui auraient pu être mieux analysés. Il est vrai que ce livre n’est pas un essai politique dans le sens fort du terme.

Une biographie exemplaire

N’en déplaise à ces quelques points de critique, Mariage et Révolution. Monsieur et Madame Roland est une biographie comme il y en a peu, originale par l’approche, parfaitement documentée et agréablement rédigée. Contrairement à nombre d’ouvrages illustrés à la va-vite, les images sont méticuleusement sélectionnées. Le portrait en silhouette de la famille Roland qui orne la couverture est unique et inédit, comme l’est la miniature sur verre, retrouvée dans la veste de Buzot, à qui Manon en avait fait présent (p. 260). Ici aussi Manon imitait Rousseau : elle aimait distribuer son portrait à ses amis les plus fidèles.

Quant à la structure du livre, elle est chronologique, et parfaitement claire. Certes, certaines périodes sont amplement discutées et d’autres trop rapidement abordées : on saute ainsi très vite de décembre 1791 à mars 1792. Ou bien de janvier à mai 1793. Mais cela est sans doute dû à la présence ou à l’absence de sources. La correspondance est moins abondante à partir du moment où les protagonistes sont ensemble à Paris. D’autres lettres enfin ont tout simplement disparu. En 1793, la situation était devenue telle qu’il valait mieux détruire certains documents. Ce qui avait été épargné risquait de devenir des pièces à conviction, comme il en alla des missives de Madame Roland à Duperret [6] (p. 273-274) ou des lettres de l’agent Gadol publiées par un nommé Brival qui n’étaient rien moins qu’accablantes. Elles démontraient en noir sur blanc que les Roland employaient des espions pour rallier les Français à leurs vues et les payaient avec les fonds du ministère [7].

Ce que l’on retient en fin de lecture, c’est avant tout la vie passionnée des personnages, le caractère hors-du-commun de plusieurs d’entre eux — y compris Roland, et Manon, en particulier. Ni héroïne mystique telle Jeanne d’Arc, ni anti-héroïne telle Madame Bovary : Madame Roland est un pur produit des Lumières et de la Révolution. Elle et son époux nous rappellent combien furent grandes les attentes de ce siècle, mais aussi combien d’obstacles ils durent affronter sans toujours pouvoir les vaincre. À les suivre et à les redécouvrir, Siân Reynolds avoue avoir été partagée entre fascination et irritation (p. 291). On la comprend. Ce couple et leurs proches n’étaient pas faciles à vivre. Comme leurs anciens amis, dont certains étaient devenus leurs ennemis, ils pensaient avoir toujours raison, et pour imposer leurs opinions, ils laissaient libre cours aux passions. Aussi peut-on conclure avec leur contemporain et collègue Dulaure : « Il est des hommes qui ne croient point que d’autres hommes puissent différer avec eux de quelques opinions politiques sans être des traîtres, des conspirateurs... ces hommes-là prennent leurs passions pour du patriotisme » [8]. À la veille de sa mort, Madame Roland elle-même en était devenue consciente. Elle écrivait : « Il est fort difficile de ne pas se passionner en révolution... Dès lors, on saisit avidement ce qui peut servir et l’on perd la faculté de prévoir ce qui pourra nuire ».

par Annie Jourdan, le 20 décembre 2012

Pour citer cet article :

Annie Jourdan, « La Révolution, une affaire de couple », La Vie des idées , 20 décembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./La-Revolution-une-affaire-de

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Voir les travaux d’Anne Verjus et de Denis Davidson. Notamment, Le Roman conjugal. Chroniques de la vie familiale à l’époque de la Révolution et de l’Empire, Champ Vallon, 2011. Syân Reynolds est du reste l’auteur de plusieurs études sur le genre en France et en Ecosse. Elle a aussi été présidente de l’Association britannique pour l’Étude de la France moderne et contemporaine.

[2Les lettres ont été publiées par Claude Perroud, Roland et Marie Phlipon. Lettres d’Amour (1777-1780), Paris, 1909. Mais aussi après le mariage dans Lettres de Madame Roland, I, 1780-1787, Paris, 1900.

[3L’auteur utilise assez fréquemment les données publiées par N. Perl-Rosenthal, Corresponding Republics. Letter Writing and Patriot Organizing in the Atlantic Revolutions, thèse de doctorat non publiée, Columbia University, 2011. Sur les Roland et leurs réseaux, 3e partie, chapitres 5, 6 et 7. Mais elle oublie de donner les références dans la bibliographie.

[4Voir Correspondance et papiers de Brissot, éd. Cl. Perroud (Paris, 1912), p. 293. Brissot envoie à Madame Roland «  une liste des patriotes à placer  » et conclut «  tout aux amis  ».

[5Outre les attaques de Louvet contre Robespierre, il y eut celles de Guadet, de Brissot, de Gorsas, de Carra, de Condorcet (dans un premier temps), voire de Prudhomme. Les écrits de Dulaure n’étaient pas non plus très tendres pour les «  Maratistes et Robespierrots  ». Or, excepté Guadet, ces hommes publiaient tous des journaux et avaient donc un impact important sur l’opinion publique. Sur Dulaure, deux textes dans AN, ADXVIII-239.

[6Le girondin Duperret — Lauze-Duperret — a connu un regain de popularité avec le film sur Charlotte Corday, puisque c’est à lui qu’elle rend visite dès son arrivée à Paris.

[7Gadol était l’espion employé par les Roland. Il s’adressait de préférence à Madame Roland. On se doute de l’effet désastreux que firent ces lettres sur le public. Voir les références dans Reynolds, p. 255-257.

[8Voir note V. Dulaure vise ici évidemment les robespierristes, mais ce qui vaut pour eux vaut pour les brissotins.

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