À propos de : Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will (dir), La Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007, 894 p., 35 €.
C’est au cours des années 1990 qu’a émergé sur le continent asiatique une remise en question des valeurs universelles au fondement des droits de l’homme. Ce ne sont pas les droits de l’homme ou le régime démocratique en eux-mêmes qui sont rejetés, mais la prétention occidentale de les imposer comme critères de jugement, en niant aux autres cultures toute possibilité de les discuter ou de les adapter. Le développement rapide d’un bon nombre d’économies asiatiques (Japon, Corée, Taiwan, Singapour et Hong-Kong) a fortement encouragé ce relativisme culturel. Fustigeant les tendances individualistes et compétitives occidentales, la théorie des « valeurs asiatiques » attribue en partie à la solidarité, à l’esprit d’équipe, au respect de la famille et de la hiérarchie et à l’ardeur au travail, la réussite de ces pays imprégnés par le confucianisme. Les articles réunis dans La Chine et la démocratie par Mireille Delmas-Marty et Pierre-Etienne Will soumettent à l’analyse, dans une perspective nouvelle, le discours attribuant au confucianisme et aux institutions chinoises traditionnelles des vertus quasi démocratiques érigées en modèle pour l’Occident. C’est avec la même irritation qu’ils s’interrogent sur l’incompatibilité supposée de la « tradition » politique chinoise avec les valeurs et les pratiques du libéralisme démocratique moderne offertes en exemple à la Chine depuis plus d’un siècle.
Les auteurs ont préféré aux pronostics sur le devenir de la République Populaire de Chine un « inventaire historique à la fois critique et ouvert des institutions tant publiques que civiles, des pratiques, des débats d’idées et des expériences susceptibles d’influencer d’une manière ou d’une autre la confrontation de la Chine avec les différentes formes de modernité politique, ou d’évaluer le répertoire des ‘ressources politiques inhérentes à la société chinoise’ » (p. 30). Cette enquête conduit au constat que, si un système démocratique est inséparable d’une forme d’État de droit, la réciproque n’est pas nécessairement avérée. Cependant, les changements politiques s’accompagnent désormais de nombreuses réformes juridiques, qui, bien que notoirement instrumentalisées à des fins d’autolégitimation du régime politique, produisent indéniablement des « effets de système » marqués par une certaine autonomisation croissante des juristes et l’apparition dans la population chinoise d’une sorte de conscience juridique (Stéphanie Balme). L’internationalisation du droit intensifie ces effets de système, mais leur impact politique n’est pas aisément prévisible dans la mesure où les conséquences de la mondialisation alimentent le débat sur les limites de la démocratie et renforcent ainsi le scepticisme chinois face au « modèle » démocratique libéral. En effet, la mondialisation juridique, marquée par la constitution d’espaces virtuels sans frontières, accentue la crise actuelle de la démocratie et de l’Etat de droit. Cette crise des démocraties occidentales est provoquée par l’apparition d’une forme de démocratie participative, le pouvoir déstabilisateur donné aux juges constitutionnels de censurer la loi votée par le Parlement et l’extension progressive du dispositif « d’exception » renforçant le pouvoir exécutif dans la lutte contre le terrorisme global. Mireille Delmas-Marty décrit ainsi tout le « paradoxe » de la mondialisation : elle favorise l’ouverture démocratique tout en aggravant la crise de l’État de droit, ce qui a des répercussions dans le débat chinois sur la pertinence d’une réforme démocratique.
Cette réévaluation réfléchie des traditions chinoises mène à la conclusion qu’une connaissance approfondie du droit chinois exclut l’idée pourtant assez répandue que la pensée chinoise est profondément étrangère à la notion même de droit. Au contraire, Jérôme Bourgon se demande si le principe de légalité des délits et des peines – principe formulé par Beccaria selon lequel aucun crime n’est punissable s’il n’a pas été préalablement défini et si la peine qu’il entraîne n’a pas été prévue expressément par une loi écrite – n’est pas une invention chinoise et ne témoigne pas d’une véritable science juridique. La publicité des lois, la prévisibilité des sanctions, le contrôle des décisions judiciaires étaient en effet plutôt mieux assurés dans le système juridique chinois que dans ses équivalents de l’Ancien Régime européen. Toutefois, la notion de renzhi (gouvernement par les hommes) – opposée au fazhi (gouvernement par le droit) – constitue un risque de déviation autoritaire puisqu’elle se traduit par l’idée qu’il y a des principes au-dessus des lois. En outre, les pouvoirs n’étant pas séparés dans la tradition chinoise, le juridique n’est pas indépendant : les valeurs morales et l’éthique des dirigeants priment sur les lois.
Ces analyses aboutissent également à la conclusion que, si les « germes » de la démocratie revendiqués par les « nouveaux confucéens contemporains » sont au final assez difficiles à repérer dans la tradition chinoise (Anne Cheng), la Chine peut pourtant se prévaloir, selon Pierre-Etienne Will, d’un passé démocratique. Le Mencius ou le Livre des Documents développaient, il y a plus de deux mille ans, la notion de primauté du peuple par rapport au souverain. Le peuple y était conçu comme le « fondement de la nation » (guoben ou bangben), « ce qu’il y a de plus précieux » (min wei gui), ayant le droit de se rebeller contre un souverain indigne de sa mission. Sous la dynastie des Ming (1368-1644), certains lettrés-fonctionnaires osent prendre la parole et affirment à nouveau ces principes dans le cadre d’une réflexion critique sur l’autocratie. Ils évoquent abondamment la théorie des deux souverainetés – celle du prince et celle du peuple, maître du maître des hommes. Selon Pierre-Etienne Will, il existait un certain contrôle légal des actes de l’Etat ou du souverain, dont les devoirs primaient sur les droits, ce qui constitue l’ébauche d’un système voire d’un contrôle constitutionnel. C’est l’explicitation de cette polémique, accompagnée de manifestations ouvertes d’opposition, qui rend ce moment, à la fin des Ming, unique. Le régime mandchou des Qing, plus discipliné et tolérant mal la critique, en fait plus tard un épouvantail : ce débat ouvert aurait provoqué les désordres à l’origine de la chute des Ming.
Au XXe siècle, l’histoire chinoise de la démocratie cumule les désenchantements. La démocratie est d’abord associée à la modernisation : pour renforcer sa puissance, la Chine doit se débarrasser de son héritage culturel, surtout confucéen, rendu responsable de son arriération, et importer de l’Occident science et institutions démocratiques. Mais la démocratie devient ensuite dans le discours du pouvoir, mais aussi dans celui de la dissidence, alternativement « servante, épouvantail ou déesse » (Michel Bonnin). Yves Chevrier et Xiaohong Xiao-Planes analysent avec précisions les méandres de la transformation institutionnelle de l’Etat du « premier XXe siècle » (1895-1949). Après l’échec des Cent Jours (le 21 septembre 1898), de la démocratie parlementaire en 1913, du Mouvement du 4 mai 1919 et la victoire de l’Etat autoritaire du Guomindang, Mao instrumentalise la notion de démocratie et la « jette après usage ». La Révolution Culturelle, période de chaos anarchique et de violence jugée plus « fasciste » que démocratique, sert de modèle négatif si bien que la notion de démocratie réapparaît spontanément chez les jeunes intellectuels au cours des années 1970 avec celles de droit ou de légalité. Mais, dans les années 1980, la déesse étrangère redevient un épouvantail assimilé à l’anarchie et aux désordres liés à la « Grande Démocratie » maoïste de la Révolution Culturelle. Cette assimilation devient un leitmotiv de la propagande officielle. Elle l’est encore aujourd’hui : l’arriération du peuple et de l’économie, selon les dirigeants, impose pour le moment un système plus adapté que la démocratie. Paradoxalement, le système démocratique demeure l’horizon idéal à atteindre, et la constitution actuelle est, en théorie, démocratique. Si bien que Michel Bonnin exhorte les gouvernants chinois à passer du discours à la réalité. En effet, la théorie est toujours déconnectée du fonctionnement réel du pays. Le Bureau politique du Comité central, qui n’est cité nulle part dans la Constitution, dirige la Chine. L’Etat est faible parce qu’il est dévoré par le Parti, ce qui est totalement incompatible avec la modernisation et la marchandisation. « Le développement évident de la corruption, l’appropriation privée des biens de l’Etat par simple décision administrative, ainsi que la fracture entre les bénéficiaires des réformes et les laissés-pour-compte créent des risques d’éclatement que seule une réforme politique pourrait atténuer » (p. 515).
Par ailleurs, la société chinoise est de plus en plus indépendante. La campagne de vulgarisation et d’éducation destinée à créer une société gouvernée par la loi a certainement contribué au développement d’une conscience citoyenne sans laquelle toute démocratie est impossible. On peut toutefois s’inquiéter d’un manque d’acteurs, du fait notamment de la dépolitisation de certains intellectuels qui se concentrent sur leurs recherches et de nouveaux experts technocrates qui restent étatistes tant que l’efficacité de la démocratisation pour assurer la continuité du développement économique et garantir la paix sociale n’a pas été prouvée. Or, les tièdes réformes mises en place s’avèrent pour l’instant insuffisantes pour harmoniser les rapports entre les différentes couches sociales, et l’instabilité s’accentue. Les nouveaux dirigeants ne bénéficient plus de la légitimité révolutionnaire ou charismatique des dirigeants précédents. Ils sont jugés sur leurs résultats, ce qui se révèle de plus en plus difficile dans le contexte du développement rapide de tensions sociales inquiétantes et d’une conscience citoyenne. « La Chine est donc condamnée à se démocratiser », selon Zhang Lun, même si le processus s’annonce difficile (p. 517). La transition démocratique pourrait être progressive : le Parti n’aurait pas à partir de zéro pour amorcer une réforme politique profonde. Il « suffirait » que les élections à l’Assemblée Nationale Populaire et aux assemblées provinciales deviennent de « vraies » élections et que les élections directes ne soient plus limitées au plus bas niveau.
Reste à savoir si cela est envisageable à court terme. Le Parti semble avoir réussi à gagner du temps. Il a pu renforcer son pouvoir dans les campagnes grâce à un recrutement plus transparent de ses cadres : les élections locales, même filtrées par le Parti, sont perçues par la population comme plus justes. Elles sont aussi jugées plus démocratiques. Ainsi, ces élections locales, certes apparemment manipulatrices, conduisent néanmoins à l’amélioration de la stabilité sociale, de l’efficacité administrative et de la légitimité politique du Parti. L’introduction d’éléments démocratiques, même limités, pourrait donc mener à une « démocratie chinoise à parti unique » (Gunter Schubert) correspondant à la « dose de « démocratie » dont la Chine a besoin pour équilibrer les intérêts divergents de la société et du Parti en matière de participation et de contrôle » (p. 732).
Ce qui émerge du volume, c’est qu’il est pour l’heure impossible de prédire l’évolution précise de la démocratisation du régime chinois déclenchée par les réformes. Ces articles permettent néanmoins de démêler la complexité des discours et de l’histoire de la démocratisation de la Chine afin de dresser un inventaire des possibles. On ne peut simplifier la situation en disant que la démocratie et la tradition chinoise sont incompatibles, ni au contraire promettre un destin démocratique à la Chine. Le scénario le plus probable, selon Mireille Delmas-Marty, est sans doute une démocratisation par la « fécondation juridique du terrain politique » (p. 811).