Omniprésent dans les luttes de pouvoir qui secouèrent la Chine républicaine, l’opium est souvent perçu comme l’un des principaux fléaux sociaux de la période. À travers une monographie consacrée à la ville de Canton, Xavier Paulès propose une relecture stimulante et complète de la question qui remet en cause un certain nombre d’idées reçues.
Recensé : Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis. L’opium à Canton, 1906-1936, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 24 €.
Symbole de la décadence de l’ « homme malade » que devint la Chine à partir du
milieu du XIXe siècle, l’opium est aujourd’hui l’objet d’un champ historiographique déjà
largement balisé semble-t-il. Xaxier Paulès réfute cette impression dans un ouvrage tiré de sa
thèse soutenue en 2005 [1]. Il le fait dans le cadre d’une monographie consacrée à la ville de
Canton, prenant ainsi la suite d’une école française dont ses prédécesseurs – Marie-Claire
Bergère et Christian Henriot notamment – ont fait une référence en matière d’histoire
contemporaine de la Chine urbaine.
Ce choix de restreindre les limites géographiques de son étude est la contrepartie de
l’objectif que se donne l’auteur : embrasser la question de l’opium « sous toutes ses facettes »
(p. 21). Si l’opium en Chine a fait l’objet de nombreuses publications aussi bien en Asie qu’en
Occident, aucune n’a en effet cherché à englober les deux versants du sujet que sont l’offre et
la demande, c’est-à-dire l’étude de l’approvisionnement et de la distribution de l’opium d’une
part, et celle de sa consommation d’autre part. Se consacrant à l’offre, la majorité des travaux
n’a pu mesurer l’impact social véritable de l’opium, au risque de le surestimer a priori. Face à
cette histoire diplomatique et politique, un courant a vu le jour au milieu des années 1990 qui
cherchait à déconstruire le mythe de l’opiomane en relativisant l’impact de cette « drogue » –
terme problématique car connoté – sur la santé de ses usagers et sur la société chinoise dans
son ensemble.
À la croisée de ces deux approches, Xavier Paulès prend pour terrain d’étude la ville
de Canton, située à proximité des enclaves britannique (Hongkong) et portugaise (Macao), qui
joua un rôle majeur dans les bouleversements que connut la Chine à partir de la fin de
l’Empire. Plutôt que d’enfermer son étude dans le cadre chronologique de la période
républicaine (1912-1949), Xavier Paulès l’enjambe en la faisant débuter avec l’édit antiopium
de 1906 qui constitua une rupture annonçant un lent déclin de l’opium devenu dès lors
une « drogue en sursis ». L’année 1936, qui vit la politique de suppression de l’opium à
Canton s’inscrire dans la politique nationale lancée par Nanjing, marquait la fin d’une époque
durant laquelle les autorités locales successives furent toutes confrontées au dilemme de
l’équilibre entre opium et légitimité.
Opium et légitimité
La destruction des stocks d’opium des marchands anglais par l’envoyé impérial Lin
Zexu en 1839 provoqua la première guerre dite « de l’opium » (1839-1842) à la suite de
laquelle la Chine fut contrainte de signer une série de traités inégaux avec les puissances
impérialistes. Exporté par les Britanniques, l’opium indien fut néanmoins supplanté à la fin du
siècle par la production chinoise. Ce processus accompagna la mise en place d’une politique
volontariste de la Chine à partir de 1906, menée conjointement à des accords signés avec la
Grande-Bretagne. Celle-ci s’engageait à réduire progressivement les exportations d’opium
indien à condition que l’Empire fasse de même avec la production locale. Appuyée par les
élites cantonaises, les autorités impériales établirent un plan astucieux. À la fermeture des
fumeries s’ajouta la création d’un permis imposé à chaque fumeur fixant la quantité d’opium
qu’il était autorisé à consommer. Renouvelé et modifié à la baisse chaque année, ce permis
rendait possible un sevrage progressif. La chute de l’Empire en 1911, et la perte d’autorité du
pouvoir central qui s’ensuivit, empêcha de mener à bien cette politique.
L’attitude des autorités locales durant la période républicaine peut être, selon Xavier
Paulès, divisée en deux grandes phases. Une première phase entre 1912 et 1923 vit une
montée du laxisme. L’action énergique des révolutionnaires dont l’administration imposait
une interdiction stricte de la consommation d’opium fut annihilée après le tournant autoritaire
que prit le gouvernement central de Yuan Shikai. Son homme fort à Canton, Long Jiguang,
finit par établir un monopole de l’opium en 1915 sur lequel il s’appuya pour mieux
s’affranchir du contrôle de Beijing. Il fut chassé l’année suivante par les militaristes de la
vieille clique du Guangxi qui, sans poursuivre cette politique, favorisèrent discrètement la
contrebande à leur profit. La conquête de Canton par Chen Jiongming à la fin de l’année 1920
ouvrit une courte parenthèse de prohibition totale de l’opium mais aussi du jeu. En renonçant
aux revenus fiscaux de ces derniers, Chen acquit une légitimité certaine mais affaiblit son
pouvoir au point d’être incapable de soutenir, en 1923, les assauts d’une coalition menée par
Sun Yat-sen.
La seconde phase (1923-1936) est décrite par Xavier Paulès comme étant celle « du
perfectionnement de l’organisation et du contrôle des circuits de la drogue destiné à
maximiser les recettes » (p. 95). Rendu instable par la lutte que se livraient les différentes
factions qui se succédèrent à la tête de la ville, le système initié la décennie précédente fut
néanmoins amélioré, devenant une ressource fiscale importante qui contribua largement au
financement de l’Expédition du Nord (Beifa) lancée en 1926 par Jiang Jieshi (Tchiang Kaishek).
Contrôlés entre 1929 et 1931 par le nouveau pouvoir central de Nanjing, les revenus de
l’opium à Canton furent par la suite captés, jusqu’en 1936, par le pouvoir local de Chen Jitang
hostile à Jiang.
Xavier Paulès remet en cause l’image simpliste que nombre d’historiens ont tiré de ce
tableau. À leurs yeux la politique de prohibition lancée en 1906 aurait été remplacée par une
légalisation à tout va de l’opium par les seigneurs de la guerre. Contre cette idée reçue,
l’auteur montre que si les autorités locales ne purent jamais se priver des revenus de l’opium
sans risquer d’être affaiblies, elles avaient conscience du « coût politique de l’opium »
(p. 129). Dans un contexte de luttes politiques et militaires incessantes, l’homme fort du
moment cherchait à ménager à la fois ses finances et sa légitimité en prenant le contrôle d’une
régie de l’opium alors même qu’il lançait un nouveau plan d’interdiction progressive. Ainsi la
politique de prohibition imaginée au début du siècle, avec ses permis et ses cliniques de
sevrage, servit-elle de modèle tout au long de la période républicaine. Cette attitude
paradoxale est visible dans la terminologie même employée à l’époque. Le monopole de 1915
commercialisa ainsi un produit qui prit le nom de yaogao (« pâte-médicament ») au motif
qu’il contenait une substance censée favoriser le sevrage (p. 77). De son côté, l’administration
chargée de gérer l’opium reçut des noms tels que Jinyanju (Bureau de la prohibition de
l’opium). Pour inefficace qu’il soit, le discours anti-opium n’était pourtant pas inutile dans la
mesure où il limitait les critiques à l’égard du pouvoir.
On ne s’étonnera donc pas que la propagande anti-opium soit restée active tout au long
de la période. Elle se révéla une entreprise de stigmatisation efficace en enfermant les
fumeurs dans ce que Xavier Paulès nomme un « système de péjoration » (p. 227) associant à
l’opium des images de mort et de pauvreté. Cette propagande fut notamment véhiculée par
une presse spécialisée telle que la revue Judu yuekan (Mensuel pour la suppression des
drogues) dont l’ouvrage reproduit en cahier central de nombreuses illustrations. L’une des
réussites de cette iconographie fut de parvenir à imposer durablement l’image forte de
l’opiomane comme « homme-crâne » au corps squelettique – image renvoyant à la fois à la
maladie et à la pauvreté – alors même que la majorité des fumeurs ne subissait pas
d’amaigrissement notable et s’astreignait à une consommation raisonnable, c’est-à-dire ne
conduisant pas à la dépendance. En l’absence d’une opinion pro-opium, cette entreprise put
structurer le mode de représentation du fumeur. Le discours associant opium et misère devint
de plus en plus vrai, à mesure que les couches favorisées de la société s’abstenaient, sous son
influence même, de consommer de l’opium.
Un fléau social ?
L’analyse que propose Xavier Paulès de ce discours anti-opium l’amène à s’interroger
sur le degré de gravité d’un phénomène perçu par beaucoup comme étant l’un des principaux
fléaux sociaux de l’époque. Pour ce faire, il adosse son histoire de l’offre à une histoire de la
demande qui prend la forme d’une enquête sociologique fouillée touchant aussi bien aux
pratiques des fumeurs qu’à la question de leur nombre.
Entre le riche marchand qui consomme un opium indien de premier choix à l’aide
d’une pipe de collection dans le salon privé d’une fumerie de luxe et le tireur de poussepousse
qui, entre deux courses, calme son manque en fumant une pâte fabriquée à partir de
résidus d’opium (le yantiao) dans une méchante cabane, il existe un large éventail de
pratiques, de lieux et de profils sociaux. L’auteur met ainsi en évidence l’existence d’un type
intermédiaire de fumeurs qui fréquente les établissements de quartier. La difficulté qu’il y a à
définir ce qu’est un fumeur d’opium réside dans le fait que, contrairement à l’image qu’en
donne la propagande, il n’existe pas forcément une population d’opiomanes coupée du reste
de la société. L’auteur évoque au contraire l’existence possible d’un « continuum » (p. 246)
entre fumeurs et non-fumeurs. Dans quelle catégorie devrait-on en effet ranger le fumeur
occasionnel ?
En ce qui concerne la consommation elle-même, Xavier Paulès souligne qu’elle
constitue un rite sophistiqué que les fumeurs aiment à pratiquer collectivement et de manière
raisonnable. Il existe naturellement des cas de fumeurs solitaires et dépendants, mais les
estimations de l’auteur laissent penser que la quantité moyenne d’opium consommée par la
majorité des fumeurs était modique. Le choix de la consommation collective ne provenait pas
simplement du goût des Cantonais pour les discussions autour d’une pipe d’opium, mais
participait dans le même temps de « stratégies de distinction » (p. 23). Ce concept
bourdieusien s’applique très bien au cadre des lieux de sociabilité que sont les fumeries.
L’étage du bâtiment où l’on consomme, le type d’opium consommé ou encore le service
d’une hôtesse convoitée étaient autant de signes extérieurs qui dénotaient clairement la place
du fumeur dans la hiérarchie sociale.
Plaisir de l’élite au début du XIXe siècle en raison de son coût prohibitif, l’opium se
diffusa progressivement dans toutes les couches de la société. Du fait même de son rôle de
marqueur social, et sous l’effet, on l’a vu, de la propagande, la consommation d’opium connut
un recul chez les élites à mesure qu’elle se répandait dans les couches inférieures de la
société. Cette évolution sociologique épouse la tendance de baisse générale que connut la
consommation d’opium tout au long de la période républicaine. À partir de chiffres certes
flous, Xavier Paulès estime ainsi à moins de 4 % la part de fumeurs au sein de la population
cantonaise à la fin de la période contre plus de 15 % dans les années 1890.
La marginalisation sociale de l’opium se traduisit par une marginalisation spatiale des
fumeries dans les quartiers périphériques de la ville. Consacrant un chapitre entier à la
« Géographie de la consommation » (p. 137-170), l’auteur montre qu’à la cartographie réelle
de l’opium à Canton se superposait une cartographie mentale traduisant cette relégation aux
marges de la société.
Source de ruine matérielle et physique pour certains, l’opium ne peut cependant pas
être considéré, à l’échelle de la ville entière, comme un fléau social majeur. Cette image
persistante est en grande partie le fait d’un discours anti-opium influençant aussi bien les
représentations que les pratiques.
Cette relecture à travers le cas de Canton de la question de l’opium dans le Chine
républicaine permet donc à Xavier Paulès de caractériser cette période comme celle d’un
déclin de la consommation amorcé en 1906 et achevé par les communistes. Ici, comme dans
d’autres domaines, l’année 1949 n’apparaît donc plus comme la rupture nette longtemps
décrite par l’historiographie sous l’influence du paradigme révolutionnaire.
Il n’est pas toujours aisé de mettre en lumière ce processus. Malgré la grande variété
des sources auxquelles il a recours – archives diplomatiques, publications contemporaines
chinoises et japonaises, presse et même témoignages – Xavier Paulès est souvent contraint
d’avancer des hypothèses non pas en fonction de ce que ces sources disent mais de ce qu’elles
ne disent pas. Cela ne fait qu’ajouter au mérite de l’auteur qui sait croiser ces bribes
d’informations pour reconstituer, au moyen d’un propos clair, appuyé sur un appareil de notes
dense, un tableau convaincant de l’opium à Canton sous tous ses aspects.
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Pour citer cet article :
David Serfass, « L’opium dans la Chine républicaine »,
La Vie des idées
, 23 décembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./L-opium-dans-la-Chine-republicaine
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