Recensé : Suvi Keskinen, Salla Tuori, Sari Irni et Diana Mulinari (dir.) Complying with colonialism. Gender, race and ethnicity in the Nordic region, Farnham, Burlington, Ashgate, 2009.
Plus égalitaires, plus solidaires, plus justes, les pays nordiques sont connus comme des sociétés exemplaires, et ils se définissent volontiers ainsi. On leur a envié l’égalité des genres suédoise, la fléxicurité à la danoise, l’école publique finlandaise et l’investissement massif dans l’humanitaire de la Norvège. Ces pays se ressemblent en tant qu’États-providence emblématiques, mais ils ont aussi en commun une certaine unicité sociale et nationale, une économie performante même en période de crise et une image de havre de paix dans le monde contemporain.
Néanmoins, les évènements récents appellent à réexaminer cet exceptionnalisme nordique. Comment comprendre l’attentat et le massacre du 21 juillet 2011 à Oslo ? Dans quel contexte situer la victoire électorale historique des Vrais Finlandais ? Que montrent les émeutes et les actes de violence dans les banlieues suédoises ? Et qu’en est-il du Danemark, de la crise des images du prophète et de la mise en place de mesures de politique d’immigration qui figurent parmi les plus strictes d’Europe ?
Complying with colonialism. Gender, race and ethnicity in the Nordic region, paru en 2009 et dirigé par quatre chercheuses, Suvi Keskinen, Salla Tuori, Sari Irni et Diana Mulinari, fournit des clés pour comprendre les nouvelles fractures structurelles et symboliques que l’on observe dans les sociétés nordiques (ici Danemark, Finlande, Norvège et Suède). Le projet de recherche interdisciplinaire dont l’ouvrage est issu interroge l’égalité des résidents nordiques à l’ère de la mondialisation et du néo-libéralisme, ses conditions et ses limites. Les contributeurs proposent une relecture des relations entre les genres et entre la majorité nationale et les minorités ethniques depuis une perspective qu’ils définissent comme celle du Nordic postcolonial feminism. Bien que cette lecture puisse paraitre surprenante dans le contexte de sociétés se situant en marge du projet colonial, elle permet d’identifier des injustices non-appréhendées et de poser des questions nouvelles.
La complicité coloniale : entre culpabilité et innocence
Le concept de colonial complicity fonctionne comme le fil conducteur de l’ouvrage. Il « fait référence aux processus au cours desquels des imageries, des pratiques et des produits (post)coloniaux deviennent constitutifs de ce que l’on comprend comme la culture "nationale" ou "traditionnelle" des pays nordiques » (p. 1-2). Ulla Vuorela, anthropologue sociale finlandaise, fait de la complicité un outil d’analyse de la situation ambigüe des pays nordiques : à la fois à la périphérie du projet colonial (des différences entre les pays existent) et adhérant entièrement à l’idéologie « universelle » issue de la philosophie des Lumières et traversée par une hiérarchie raciale implicite. Elle mobilise les exemples de la littérature pour enfants, des aventures des premiers anthropologues et des projets de développement dans les pays du tiers monde pour illustrer comment la Finlande a participé à la production d’un savoir sur le monde imprégné par la pensée colonialiste, permettant ainsi aux Finlandais de se définir comme supérieurs aux non-Européens, et comme leurs civilisateurs.
L’ouvrage contient des contributions importantes qui rappellent l’histoire coloniale peu connue des pays nordiques. Ces derniers ont en effet oscillé entre le centre colonial et sa périphérie, entre participation active et acceptation tacite du projet colonial, et par conséquent, entre une culpabilité de colonialiste et une prétendue innocence liée à leur position extérieure. Mai Palmberg, politologue suédoise, évoque les territoires danois au Ghana, les colonies suédoises aux Caraïbes et la présence des Scandinaves au Congo belge. Que ces entreprises aient été moins longues et moins pérennes que celles de certains autres pays occidentaux n’élimine pas leurs conséquences sur les rencontres au XXe siècle entre les habitants des pays du Nord et les autres, que cela soit dans le cadre des missions religieuses, de projets de développement en Afrique, ou bien sur le sol nordique avec les nouveaux arrivants.
Si la supériorité nordique s’est construite dans les activités et les rencontres à l’étranger, elle a aussi été perpétuée à l’intérieur des frontières nordiques. L’ouvrage ne cherche pas les causes de l’ethnicisation et de la racialisation actuelle des relations sociales dans des phénomènes exogènes, mais les étudie dans les processus même de nation-building et d’auto-identification. Bollette B. Blaagaard, spécialiste danoise de genre et d’ethnicité, traite dans son article un sujet complexe et controversé : la blancheur comme norme et comme fondement de l’homogénéité nordique. Elle analyse la représentation des Scandinaves en tant que « race pure » dans les domaines de la recherche génétique, l’imagerie visuelle et la narration de l’histoire des Vikings. Le succès mondial de la banque de sperme danoise et l’histoire de l’eugénisme dans les pays nordiques (voir aussi les articles de Palmberg et de Touri) sont des exemples flagrants de la manière dont une hiérarchie raciale marque les mentalités nordiques. Les chercheurs montrent que ces représentations et les positionnements qui en découlent continuent à marquer les relations interethniques et les pratiques institutionnelles. En mobilisant le concept de complicité, ils introduisent la question du pouvoir à l’étude des inégalités.
À propos du welfare state nationalism
De la même façon que la France se représente comme le défenseur des droits de l’homme et de la démocratie, les pays nordiques se proclament champions de l’égalité. La maxime de l’égalité a guidé aussi bien la mise en place d’institutions de l’État-providence que la construction de la nation. Par conséquent, les Nordiques se définissent comme plus égalitaires que les autres. Une situation troublante découle pourtant de la réification de l’égalité comme pierre angulaire de ces sociétés : d’un côté, l’éthos de l’égalité risque de dépourvoir de la capacité d’identifier des inégalités, d’un autre côté, l’inégalitaire devient associé à ceux qui sont étrangers à la communauté nationale.
Les auteurs de l’ouvrage identifient les politiques sociales comme le moyen privilégié de maintenir l’intégration de l’État-nation dans le contexte nordique. Pour que l’égalité, et ainsi l’intégration, puissent être reproduites, des catégories « normales » et « pathologiques » doivent être établies. Dans ces sociétés, les politiques sociales ciblent particulièrement la sphère familiale et l’intégration des immigrées et des minorités. Les contributeurs de l’ouvrage définissent ainsi comme du welfare state nationalism (p. 5) la manière dont les institutions de welfare produisent les catégories normatives de la famille, du genre et de la nation, et y appliquent des politiques standardisées. Critiquant les effets de ce type de nationalisme sur les groupes dominés, les chercheurs analysent les traitements institutionnels et les marges d’action des immigrés, des femmes et des hommes.
L’ouvrage s’inscrit dans la lignée de travaux qui remettent en cause l’aspect bénéfique aux femmes des politiques sociales nordiques. Les contributeurs offrent un apport original en identifiant l’égalité des genres comme un discours central dans la construction des nations nordiques. L’article de Salla Tuori, docteur en études de genre finlandaise, appelle à reconsidérer la vision de l’égalité des genres officielle, le state feminism. Elle démontre la forte tendance en Finlande à représenter les familles immigrées comme des sources de problèmes car s’écartant de la norme familiale définie (implicitement) par les politiques sociales. Contrairement à la famille finlandaise, la famille immigrée apparait soit comme absente soit comme dangereuse car patriarcale. Elle est ainsi considérée comme une source de souffrance potentielle pour la femme, mais aussi comme une menace pour la survivance de l’égalité dans la société finlandaise. L’État-providence nordique, catégorise-t-il pour exclure ou dialogue-t-il pour inclure ?
De la suprématie épistémologique au dialogue multiculturaliste ?
En analysant les fractures sociales observables dans les pays nordiques, Complying with colonialism avance la question du pouvoir de produire du savoir. Nanna Brink Larsen, chercheuse en sciences sociales danoise, souligne l’importance d’éviter les écueils de l’institutional nationalism dans le contexte nordique. Elle définit ce concept comme un mode de contrôle de la communauté nationale exercé par l’intermédiaire des institutions telles que les politiques sociales et l’école. Larsen nous avertit du danger d’associer des valeurs institutionnelles à la majorité nationale et de laisser cette dernière dominer les institutions publiques. Son exemple d’éducation parentale destinée aux mères immigrées des élèves dévoile la facilité de transformer un forum de « dialogue interculturel » en un outil de régulation de l’altérité. Malgré les intentions initiales des travailleurs sociaux, le projet à échoué à prendre en compte le savoir des marginalisés, ce qui vient à contredire le principe même d’égalitarisme.
À plusieurs reprises, les auteurs critiquent la suprématie épistémologique de la majorité nationale (nordique, blanche et hétérosexuelle) et les résultats des politiques sociales dites multiculturelles. Le lecteur aurait d’ailleurs apprécié, et cela conformément aux velléités des auteurs, de trouver dans cet ouvrage un plus grand nombre de textes écrits par des personnes partageant la condition des minorités. Toutefois, l’ouvrage montre que malgré leur position périphérique par rapport au projet colonial, les chercheurs nordiques produisent du savoir stimulant sur le monde (post)colonial. Analogiquement, les personnes issues des minorités ethniques, raciales ou de genre devraient pouvoir être entendus au sujet des sociétés dont ils sont membres.