Fin avril 2012, l’aveugle Chen Guangcheng, une icône de la résistance par le droit en Chine, s’échappe de son domicile où il était maintenu en réclusion après avoir purgé sa peine. L’affaire attire de nouveau l’attention sur le rôle des avocats dans les mouvements sociaux en Chine. Une étude américaine [1], inspirée de la théorie du cause lawyering, tend à démontrer qu’ils en constituent l’avant-garde en proposant une typologie de juristes militants chinois. Ses résultats sont peut-être à nuancer : d’une part, le lien entre métier d’avocat et libéralisme politique, traditionnellement établi, n’est pas avéré, y compris en Occident [2] ; d’autre part, dans le cas chinois, il faut d’abord s’interroger sur la position que l’avocat occupe dans la sphère judiciaire.
De fait, la profession est strictement encadrée dans un régime qui revendique ses caractéristiques socialistes, la tutelle du Parti et l’absence de séparation des pouvoirs. Cet encadrement passe par un système de révision annuelle des licences d’exercice, qui sont accordées ou non aux avocats et à leurs cabinets, et par la limitation des prérogatives de la défense essentiellement à la phase de jugement.
Surtout, la Chine n’a pas de tradition d’avocature. Le métier d’avocat apparaît à la fin du XIXe siècle dans les concessions occidentales avant de se développer dans les grandes villes sous la République, un développement nécessairement heurté en temps de guerre. Avant 1979, la Chine populaire ne compte pas d’avocats, sinon durant une brève expérimentation entre 1954 et 1957. La profession est disqualifiée d’emblée dans un système marxiste fondé sur le rejet de la neutralité du droit et de ses serviteurs : défendre un ennemi du peuple, c’est être soi-même un ennemi du peuple. La plupart des avocats sont classées droitiers après le Mouvement des cent fleurs de 1957. Il faut attendre août 1980 pour que soit instituée la défense par un règlement provisoire.
Avant cette date, aucune place n’est donc faite aux avocats en Chine populaire. Et ce, d’autant plus que le procès judiciaire y constitue un événement rare. L’essentiel du pouvoir de jugement est délégué aux activistes et aux dirigeants locaux du Parti. Il s’exerce lors des séances de critique et des séances de lutte durant lesquelles, expliquent les chercheurs Isabelle Thireau et Hua Linshan, la population est mobilisée contre des accusés qui n’ont ni le droit de se défendre ni celui d’être défendus. La seule possibilité qui leur est donnée est d’avouer [3]. Dans ces circonstances, comment les avocats chinois réinvestissent-ils cette parole confisquée pour inventer une parole de la défense au début des années 1980 ?
Pour y voir clair, il faut revenir au procès de la Bande des quatre et des généraux de Lin Biao de l’hiver 1980-1981. Souvent considéré en Occident comme une fiction de procès, il n’en constitue pas moins l’acte fondateur de la défense en Chine. Durant ce procès, l’avocat Zhang Sizhi [4] coordonne les travaux de l’équipe de la défense. Le personnage est central dans l’histoire des avocats chinois : son manuel La profession d’avocat et l’avocature en Chine, publié en 1985, ainsi que sa revue Avocats chinois, créée en 1988, sont des références incontournables pour des générations de jeunes avocats. Surtout, Zhang Sizhi a ouvert un chemin en défendant la Bande des quatre et les généraux de Lin Biao, puis les victimes politiques du mouvement de 1989.
À partir de son témoignage, recueilli entre septembre 2009 et avril 2012, on peut identifier trois grandes étapes dans l’invention de la défense, dont la première est de consentir à défendre l’indéfendable.
La difficile formation de l’équipe de la défense
Par ce procès, Deng Xiaoping, qui a repris les rênes du pouvoir en décembre 1978, veut clore, solennellement, les luttes au sein du Parti pour la succession de Mao Zedong. Son but est de traduire en justice, sans ternir l’image du Président défunt, sa veuve et ses partisans : Mme Jiang Qing, Wang Hongwen, Yao Wenyuan et Zhang Chunqiao, communément appelés la Bande des quatre. À ce groupe initial, il faut ajouter les victimes du plénum de Lushan en 1969 tombées en disgrâce pour avoir défendu le maintien du poste de Président de la République dans la Constitution. Il s’agit de Chen Boda, purgé en octobre 1970, ainsi que de cinq partisans du maréchal Lin Biao, dont le général Li Zuopeng, écartés après la fuite mortelle de leur champion en septembre 1971.
Ce procès, contrairement à celui de Nuremberg auquel on le compare souvent en Chine, vise à restaurer la crédibilité du système en s’arrogeant l’héritage du Mao Zedong d’avant la Révolution culturelle. Après le refus de toute règle qui caractérisait la révolution totale maoïste, il doit manifester le retour à la construction de l’Etat socialiste par l’instauration du monopole de la violence légitime. Désormais, le pouvoir de prononcer des peines, administratives ou judiciaires, relève des seules institutions étatiques.
Retour à la règle donc, mais par le biais d’une justice d’exception. Un tribunal spécial, dont la création est approuvée fin septembre 1980 par le comité permanent de l’Assemblée nationale populaire, est formé pour ce procès historique : son verdict sera définitif. La création d’un comité directeur, présidé par Peng Zhen [5], est décidée en mars 1980. La structure doit rassembler les fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement sous la coupe du Parti.
À la même date, la décision est prise de donner aux accusés le droit de « parler et de s’expliquer ». Voilà, après le procès, la seconde rupture avec les formes de justice antérieures. C’est Peng Zhen, d’après Zhang Sizhi, qui a l’idée, en août 1980, de prolonger le droit de se défendre par le droit à être défendu. Deux raisons motivent sa volonté de voir intervenir des avocats :
D’abord, Peng Zhen [avait] longtemps dirigé le travail politico-juridique en tant que secrétaire du Parti et maire de Pékin. Ensuite, il y avait un lien direct avec ce qu’il avait vécu durant la Révolution culturelle. Il est l’un des premiers à avoir connu les joies de la purge. (…) Lorsqu’il a pu rentrer à Pékin à la fin de la Révolution culturelle, il a confié : « Lorsque nous avons été arrêtés, s’il y avait eu des avocats pour nous défendre, on s’en serait mieux sortis, c’est certain ».
Août 1980, c’est la date à laquelle est adopté le règlement provisoire sur les avocats. Pékin compte alors une vingtaine d’avocats spécialisés en activité. Zhang Sizhi, qui vient d’être réhabilité, dirige le cabinet de conseil juridique n°1. Pour avoir exercé la profession durant quelques mois en 1956, il est l’un des avocats les plus expérimentés de la ville. Raison pour laquelle il est élu, durant l’été 1980, vice-président permanent de l’association locale des avocats.
Fin 1980, le public chinois ne sait donc pas ce qu’est un avocat. Il le découvrira lors du procès qui fait l’objet d’une publicité inédite : une salle pouvant accueillir 1 200 spectateurs et des audiences retransmises en direct à la radio et à la télévision avec un léger différé.
Ce soin accordé à la publicité signale le procès-spectacle. Mais encore faut-il trouver des personnes qui acceptent de remplir le rôle de défenseur. Or celui-ci est ingrat. Les accusés sont indéfendables non seulement parce qu’ils sont haïs par tout le pays mais aussi parce que leur condamnation ne fait aucun doute. La mission est dangereuse : la remplir, c’est s’exposer au risque de commettre une faute morale vis-à-vis de la population et une faute politique envers le Parti. Le ministère de la justice doit réviser ses prétentions devant la série de refus qu’il essuie :
[L’idée du ministère de la justice] était qu’il fallait ménager un équilibre. Qu’entendait-il par là ? Qu’il fallait trouver des juristes dont la célébrité soit à la hauteur du statut de mandarin rouge des dix accusés et à la hauteur de la réputation des magistrats, tous des vieux révolutionnaires. (…) En clair, les fonctionnaires de la justice voulaient des noms, des grands personnages. (…) Les fonctionnaires de la justice n’avaient pas imaginé qu’aucun de ces personnages n’accepterait la mission. Tous leur ont servi le même discours : « Plaider ? Je le ferai avec plaisir pour n’importe qui, sauf pour la Bande des quatre. Pour eux, non, c’est vraiment impossible. Si je m’en charge, ma réputation en sera salie pendant dix mille ans, sans parler du danger que cela me fera courir. Si je commets la moindre erreur, ce sera reparti pour les ennuis politiques.
Le ministère de la justice se résout à placer des avocats spécialisés en première ligne. La profession venant juste d’être rétablie, il lui faut compléter les rangs de l’équipe par des enseignants en droit. Là encore, il se heurte à des résistances. La négociation est rude pour obtenir le détachement des enseignants :
Ce à quoi n’avaient pas pensé les gens de la justice, c’est que chaque université devrait donner son accord. L’université des sciences politiques et juridiques, l’université du peuple, l’université de Pékin, toutes ont voulu mettre leur grain de sel. Pourquoi choisir M. Zhang ? M. Li ferait mieux l’affaire. Et ainsi de suite…
Dix-sept personnes sont finalement réunies à la pension n°2 du Conseil d’Etat le 12 octobre 1980, date à laquelle est officiellement formée l’équipe de la défense. En raison d’une défection, Zhang Sizhi se voit confier la direction de l’équipe. Il accepte cette tâche par devoir et surtout par conscience professionnelle :
J’étais le vice-président permanent de l’association des avocats. En tant que tel, je devais donner l’exemple, montrer que tous les accusés, y compris les mauvais éléments et les contre-révolutionnaires, avaient droit à être défendus.
Avec le droit de la défense, la nouvelle direction du PCC choisit de tourner le dos à la séance de lutte. La mise en œuvre de cette décision se révèle laborieuse mais une première étape est franchie : un petit groupe de personnes a finalement accepté de défendre l’indéfendable. Reste à savoir comment.
La mise au point d’une stratégie de la neutralité
Les négociations autour de la formation de l’équipe de la défense ont présenté un avantage essentiel pour Zhang Sizhi : les grands personnages ont été écartés, il ne reste que des professionnels du droit pénal au sein de l’équipe.
Nous, les avocats, nous étions tous des juristes, des professionnels, contrairement à la plupart des magistrats qui ne connaissaient rien au droit. Ces gens-là avaient l’habitude de la lutte des classes, pas des salles d’audience.
Si les magistrats ont été choisis pour leurs lettres de créance révolutionnaire, les avocats, eux, peuvent faire valoir leur compétence technique ; une rareté alors que l’enseignement du droit vient de reprendre après sa dislocation à partir de 1958. D’ailleurs, leur expertise n’est guère contestée à considérer les « Recommandations sur le travail de la défense ».
Ce texte, à l’examen duquel est consacrée la première réunion de l’équipe de la défense le 17 octobre 1980, émane de la cellule du Parti du ministère de la justice ; Peng Zhen l’a contresigné. Celui-ci confie aux avocats un rôle de conseiller technique. L’équipe a vocation à faciliter le déroulement de l’audience auprès des accusés :
L’avocat, lorsqu’il rencontrera l’accusé, devra lui donner des explications juridiques, prévenir toute tentative de sa part de faire de l’obstruction et de perturber l’ordre à l’audience.
Cet office de conseiller, l’équipe le remplit également auprès des magistrats, des procureurs comme des juges. On lui transmet pour révision un avant-projet d’acte d’accusation le 18 octobre 1980 et un projet d’acte de condamnation mi-décembre. Dans les « Recommandations », on trouve également la définition de la défense, telle qu’elle est inscrite dans la loi, et sa déclinaison pratique pour le procès.
La défense devra s’appuyer sur les faits en prenant la loi pour guide. Les dossiers d’accusation ont été vérifiés à de nombreuses reprises, les faits criminels rapportés dans l’acte d’accusation sont clairs et les preuves nombreuses et solides. L’avocat à l’audience ne pourra pas plaider non coupable.
Cette règle vide la fonction de défenseur de son sens, indique Zhang Sizhi.
Tout l’art de la défense est de discuter les faits et leur qualification juridique. Si l’on déclare le débat clos sur ces deux points avant même de l’avoir ouvert, à quoi bon faire intervenir des avocats ? (…) Demander, en fonction du chef d’accusation et du comportement de l’accusé, une sentence plus légère, cela, n’importe qui pouvait le faire.
C’est sur le fondement de leur légitimité technique que les avocats vont s’employer à redonner sens à leur intervention dans le procès. Après la réunion du 17 octobre et jusqu’au 10 novembre, les avocats n’ont pas accès aux pièces du dossier judiciaire. Zhang Sizhi décide d’utiliser ces journées d’attente au débat : faut-il s’en tenir au rôle de conseiller technique qui leur est assigné ?
Après des jours et des jours de débat, l’équipe conclut à la nécessité de se conformer, non aux consignes du Parti, mais aux obligations de la loi.
[Ce débat] était un impératif, parce que l’équipe était constituée d’instruits qui avaient souffert de la Révolution culturelle et en étaient à peine remis. Certains craignaient de commettre une erreur, qui pourrait nuire à l’image des avocats. D’autres craignaient que les masses ne leur reprochent d’avoir défendu ces gens-là. D’autres encore craignaient que les mêmes masses ne considèrent le travail de la défense insuffisant et l’avocat une potiche.
À partir de là, certains ont avancé que la solution consistait à coller strictement à la volonté du Centre (…). D’autres, au contraire, ont soutenu que, puisque nous avions été mandatés pour participer au procès, il convenait de remplir le rôle que nous assignait la loi : protéger les droits légaux des accusés.
La loi apparaît comme le moyen de conjurer le spectre de la faute politique. Quid de la faute morale ? Quelle distance maintenir avec les accusés pour se faire accepter d’eux tout en évitant la souillure ? Les avocats peinent à se détacher complètement de la justice de classe.
À la question : que faire si un accusé veut nous serrer la main ? Nous répondions : refuser pour bien montrer sa position de classe
Ils essaient d’imaginer les situations délicates auxquelles ils pourraient être confrontés et la manière dont il faut y réagir. Durant toute cette période, Zhang Sizhi prépare de nombreux mémos à l’intention du groupe. La proposition est, à chaque fois, de brandir le bouclier de la loi.
[Dans le Vade-mecum sur la rencontre avec les accusés], nous avions même prévu le cas où l’accusé se montrerait méprisant.
- À la question « Etes-vous capable de me défendre ? », on peut répondre : « En tant qu’avocat, je peux naturellement, en m’appuyant sur les faits et les droits légaux que vous confère la loi, vous défendre. »
- Si l’accusé s’exclame : « Vous êtes en service commandé ! », on peut répondre : « C’est une manière de voir les choses, à chacun sa façon. Pour ma part, je dirais que le tribunal spécial nous a mandatés, comme le veut la loi, pour vous défendre et protéger vos droits légaux. »
- Si l’accusé dit : « De toute façon, vous êtes les avocats du système. », il faut répondre en regardant l’accusé droit dans les yeux : « Les avocats chinois sont des travailleurs juridiques de l’Etat (…). »
- Si l’accusé dit : « A quoi bon cette défense purement formelle ? », il convient d’expliquer : « Le droit de la défense est inscrit dans la loi ; vous défendre, c’est agir selon la loi. »
Au-delà du cas de Jiang Qing et de ses compagnons, qui, Zhang Sizhi le reconnaît aujourd’hui, étaient considérés comme des « adversaires », c’est le positionnement de l’avocat vis-à-vis du client qui est en jeu. De fait, l’avocat ne peut pas suivre son mandant sur le terrain politique, à moins de se mettre lui-même en danger. D’où la mise en avant d’une impartialité absolue, qui découle de la qualité d’expert du droit. En somme, le débat judiciaire s’arrête là où commence l’affrontement politique.
Dans la pratique, la frontière est parfois floue. Début septembre 1980, lors d’une réunion du Bureau politique, Deng Xiaoping a déterminé l’axe du procès : l’acte d’accusation ne doit pas aborder les fautes commises par Mao Zedong ou Zhou Enlai. Les avocats réfléchissent à haute voix : cette ligne est-elle tenable ? Ils décident de s’y conformer, non par adhésion idéologique, mais par nécessité stratégique.
Un jour, un avocat me lance : « Hé, vieux Zhang, soyons sérieux, il faut être clair, s’agit-il de la Bande des quatre ou de la bande des cinq ? » Il parlait de Mao Zedong bien sûr. « Arrêtons-nous-en là car, entre nous, sinon, lors du procès, il ne s’agira ni de la Bande des quatre ni de la Bande des cinq, mais de toi et moi, la Bande des deux. On nous mettra tous dans le même sac ». Il n’empêche, je n’arrêtais pas d’y penser : comment peut-on condamner Jiang Qing pour crime contre-révolutionnaire sans que cela ne rejaillisse sur le Grand Timonier ?
Ces conversations révèlent l’état d’esprit qui préside au sein de l’équipe de la défense : on calcule les risques avant de les prendre. L’avocat, s’il veut avoir droit à la parole sans s’exposer au risque d’une condamnation morale ou politique, doit recourir à une stratégie de la neutralité : les avocats sont neutres, comme l’est la loi. Cette stratégie, que l’équipe de la défense met au point par tâtonnements successifs, s’appuie sur une double légitimité : une légitimité d’expertise et une légitimité d’impartialité. Résistera-t-elle à l’épreuve de la réalité ?
La stratégie de la neutralité à l’épreuve de réalité
Le 10 novembre 1980, lors de la remise de l’acte d’accusation, les accusés se voient rappeler leur droit de recourir à un avocat ; six sur dix déclarent vouloir en user. Reste à les répartir entre les avocats. Au sein de l’équipe, personne ne veut prendre la parole pour Jiang Qing. Le ministère de la justice doit trancher : l’avocat Zhang Sizhi et le professeur Zhu Huarong rencontreront la veuve de Mao Zedong. L’entretien a lieu le matin du 13 novembre, soit sept jours avant le procès. Zhang Sizhi a beau avoir rédigé de nombreux mémos, la rencontre tourne assez vite au dialogue de sourds : Jiang Qing refuse de signer le mandat.
- A l’audience, je serai sans doute agitée, j’aurai du mal à parler. Je vais avoir besoin d’un conseiller juridique qui parle pour moi. Je connais assez mal le droit. (…)
- Cette demande est dépourvue de fondement légal. Parler pour vous, ce n’est pas notre mission d’avocat, lui ai-je répondu.
- Moi, ce que je veux, c’est un conseiller ; pas un avocat qui fait de moi une accusée. (…) Si vous croyez ce qui est écrit dans l’acte d’accusation, comment pouvez-vous me défendre ? Vous êtes leurs hommes, vous ne pouvez pas être mes avocats !
La veuve de Mao Zedong, qui incarne l’élan révolutionnaire, nie d’emblée la possibilité d’une impartialité professionnelle, adossée à un système judiciaire d’Etat. Pour elle, tout est politique. Jiang Qing, à qui deux autres avocats ont été envoyés ensuite, préfère finalement se défendre seule.
Zhang Sizhi a une seconde chance d’éprouver son impartialité. Après l’échec de la rencontre avec Jiang Qing, on lui demande de défendre Li Zuopeng, le principal accusé de la clique de Lin Biao. Le 16 novembre, le vieux général ne fait pas de difficulté, il accepte immédiatement de signer le mandat.
Finalement, cinq accusés sur dix reçoivent l’assistance d’un avocat. Parmi eux, les principaux accusés, Yao Wenyuan et Li Zuopeng, sont défendus par les deux représentants des avocats de Pékin et de Shanghai : Zhang Sizhi et Mme Han Xuezhang. Le 21 novembre 1980, soit le lendemain de l’ouverture de l’audience, les avocats ont enfin accès aux quinze volumes de preuves. La chambre criminelle n°1 prend du retard dans l’instruction, ce qui leur laisse davantage de temps pour se préparer.
L’équipe s’attelle à la lecture des dossiers. Yao Wenyuan a nié, lorsqu’il a rencontré Mme Han Xuezhang, être mêlé à la tentative d’insurrection armée à Shanghai. Son avocate constate en épluchant les documents que les preuves manquent effectivement pour étayer cette accusation. Elle hésite cependant, raconte Zhang Sizhi, à réfuter une infraction aussi grave.
Han Xuezhang était une amie. En privé, je lui demande :
« – Au fond, qu’est-ce qui te gêne ?
– Si je soulève ce genre de questions, je vais commettre une faute, non ? En tout cas, ce serait aller contre les recommandations de la cellule du Parti du ministère de la justice.
– Voici ce que je te propose. Adressons, au nom de l’équipe, une note au Comité directeur indiquant notre conclusion et le raisonnement par lequel nous y sommes parvenus. Nous verrons bien comment il réagit.
Quelle a été la réponse du Comité directeur ? Bon pour accord. »
La méthode consiste à prévenir le risque de la faute politique en justifiant l’écart par des motifs techniques. Pour retrouver des marges de manœuvre, l’équipe s’adresse directement au Comité directeur afin de passer outre les règles édictées par la cellule du Parti du ministère de la Justice. La défense naît donc dans les interstices [6], elle se fonde sur l’exploitation du jeu entre deux émanations du Parti.
Dans sa plaidoirie pour le général Li Zuopeng, Zhang Sizhi, après avoir rappelé le rôle principal que tient l’accusé dans la clique contre-révolutionnaire de Lin Biao, demande à la cour de bien vouloir examiner le degré de responsabilité du général dans les agissements qui lui sont reprochés.
Zhang Sizhi décortique l’infraction de tentative d’assassinat contre Mao Zedong en deux temps : ignorant tout du complot, le général Li Zuopeng ne pouvait vouloir son déclenchement lorsqu’il a rapporté les propos de Mao Zedong annonçant la purge imminente de Lin Biao.
Dans ce crime collectif et commis en réunion, la responsabilité de Li Zuopeng est irréfutable. En revanche, à examiner les preuves, Li Zuopeng n’a pas participé à l’élaboration du complot, le « Projet 571 ». Aucune preuve ne démontre qu’il a directement participé et fomenté cette tentative de coup d’Etat contre-révolutionnaire.
D’après l’acte d’accusation, Li Zuopeng aurait commis le crime de rapporter à Huang Yongsheng les propos que le Président Mao Zedong aurait tenus lors de son voyage dans le Sud. Lors de l’instruction de l’affaire à l’audience, aucune preuve n’a démontré qu’il avait rapporté ces propos dans le but d’inciter Lin Biao à décider la mise à exécution du plan d’assassinat du Président Mao Zedong. Lors de l’instruction judiciaire, il n’a été rapporté aucune preuve démontrant que Li Zuopeng avait participé au complot d’assassinat du Président Mao Zedong
En fait, Zhang Sizhi revient aux faits pour miner la lecture qui est donnée de leur articulation. Certes, il n’affirme pas ouvertement que la version de l’accusation relève de l’interprétation a posteriori. Pour autant, il franchit clairement la limite posée par la cellule du Parti du ministère de la justice au début du procès : il met en question la solidité des preuves et des faits criminels.
La parole de la défense est sobre, technique. Il s’agit, non pas d’émouvoir des jurés par un discours fleuve faisant appel à l’émotion, mais de convaincre les juges et, surtout, le Comité directeur en rédigeant un texte bref qui ressemble davantage à un rapport technique. De fait, la décision se prend hors de la salle d’audience.
Pour autant, le procès reste une étape importante pour la profession. Zhang Sizhi en a conscience.
De toute façon, les officiels pouvaient dire ce qu’ils voulaient, c’est moi qui étais à la manœuvre. Oui, ce procès était historique, et il l’était aussi parce que des avocats allaient apparaître pour la première fois sur le petit écran en Chine. C’était l’image de la profession qui était en jeu.
Durant la préparation du procès, Zhang Sizhi saisit l’occasion de la répétition générale du 13 novembre, à laquelle les avocats sont conviés en simples spectateurs, pour obtenir que les rangs des avocats soient plus fournis.
Durant la répétition générale, la faiblesse de nos troupes par rapport à celle de l’accusation sautait aux yeux. Le rapport de force était franchement disproportionné, vingt-trois contre cinq. J’ai donc demandé et obtenu que dix avocats siègent à l’audience.
À l’audience, la peur de la faute politique provoque des dérapages : le professeur Gan accuse Chen Boda qu’il est censé défendre. Zhang Sizhi doit intervenir pour redresser la situation.
Dès que le professeur Gan arrivait dans la salle d’audience, il tremblait de peur. Au point de se transformer en procureur bis. Il a lancé des accusations à l’encontre de Chen Boda.
Bien sûr, cela a fait très mauvaise impression, c’était tout à fait contraire à la mission que nous avait confiée le Centre. (...) J’ai pris Gan à part et j’ai commencé à lui rappeler le rôle d’un avocat. Il a fondu en larmes, il était totalement paniqué, il n’arrêtait pas de dire : « J’ai commis une énorme erreur, je demande pardon au Parti. » Je précise qu’il n’a pas été sanctionné ensuite.
Finalement, explique Zhang Sizhi au professeur Gan, c’est par obéissance au Centre, qui leur a confié la mission de la défense, qu’il faut enfreindre les principes du Centre. On leur demande d’être avocats, ils le seront effectivement. Zhang Sizhi en fait une question strictement professionnelle, dégagée de toute considération morale ou politique.
Le verdict tombe le 25 janvier 1981. Les peines les plus lourdes sont prononcées à l’encontre des civils : la peine de mort assortie d’un sursis pour Jiang Qing, qui a continué de défendre la révolution maoïste envers et contre tout, et pour Zhang Chunqiao, qui est resté muré dans le silence. Wang Hongwen, pour son attitude coopérative est condamné à la détention à perpétuité. Yao Wenyuan et Chen Boda, défendus par des avocats, sont respectivement condamnés à 20 ans et 18 ans d’emprisonnement. Pour les généraux de Lin Biao, la différence n’est pas flagrante entre ceux qui ont été défendus par les avocats et les autres : la condamnation oscille entre 17 et 18 ans d’emprisonnement.
L’équipe de la défense est parvenue à obtenir la suppression de 7 infractions sur 48. Pour Zhang Sizhi, le bilan est toutefois mitigé. D’abord, parce que l’équipe n’a pas su plaider pour Jiang Qing. Ensuite, parce que la défense était, selon le vieil avocat, bridée. Ce qui le conduit à considérer que ce procès était une forme intermédiaire entre la séance de lutte et le procès judiciaire, un procès politique.
Cependant, la fiction de procès a produit du réel : c’est durant le jugement de la Bande des quatre et des généraux de Lin Biao qu’a été inventée la défense en Chine. Une invention qui tient, pour une large part, à l’initiative personnelle des acteurs : en faisant des concessions, ils ont posé des principes. Zhang Sizhi affirme aujourd’hui :
Je ne crois pas avoir commis un acte héroïque en acceptant de porter la défense dans ce procès. En revanche, je sais ce que j’y ai gagné. Ce que j’y ai gagné, c’est une place pour les avocats chinois.
Cette place, ils l’ont trouvée en mettant au point une stratégie de la neutralité qui tranche avec la conception marxiste. Elle tranche aussi avec la conception occidentale qui oblige l’avocat à épouser le point de vue des clients qu’il défend. L’avocat chinois, lui, n’est pas tenu par la parole de son mandant ; il est, comme le dira la loi de 1996, au service de la société et, d’abord, au service de la loi.
Contrairement aux cause lawyers américains « dont l’objectif revendiqué est de politiser leur pratique professionnelle [7] », les avocats chinois spécialisés s’efforcent de repousser le débat politique hors de la sphère judiciaire. Pour autoriser le retournement du droit contre l’accusation, ils doivent en faire un instrument technique manié par un agent strictement impartial. Cette position d’experts, que les économistes, parmi d’autres spécialités, revendiquent au même moment, est fortement encouragée par un pouvoir qui souhaite rompre avec la violence et le volontarisme maoïste en marquant la prééminence des lois objectives et des institutions. La stratégie de la neutralité leur interdit de jouer un rôle prépondérant dans les mouvements sociaux : s’ils défendent ouvertement une cause autre que celle du droit, leur parole à l’audience sera discréditée, voire leur licence d’exercice retirée. En revanche, l’opération de neutralisation du droit qu’ils effectuent est déterminante pour l’émergence d’un usage militant du droit dans la Chine des années 2000 à l’extérieur des tribunaux. Le lancement de la Charte 08 par des intellectuels chinois en décembre 2008, sur le modèle de la Charte 77 de Václav Havel, en est le meilleur exemple : le droit, parce qu’il est un langage neutre, est un véhicule pour aborder de biais un terrain politique dont le Parti sature l’espace.
Je remercie Mme Thireau et M. Chevrier d’avoir relu une première version de ce texte, fruit d’une intervention dans le séminaire « Trajectoires du politique » que Mme Xiaohong Xiao-Planes et M. Chevrier animent à l’EHESS.