Recensé : Paul Ricœur, Écrits et Conférences 1, Autour de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 2008, 329 p., 21 €.
La doctrine et la méthode
Cet ouvrage inaugure les publications du « Fonds Ricœur », dont la mission est de mettre au service du lecteur des articles et des conférences de Paul Ricœur, (la plupart n’avaient jamais été publiés en français). Pourquoi commencer avec des textes consacrés à la psychanalyse ? Dans sa présentation, Jean-Louis Schlegel montre bien que la discussion de Ricœur avec Freud a été constante, et qu’elle ne peut se limiter au grand ouvrage de 1965 (De l’interprétation, Essai sur Freud), qui est certainement une des plus importantes lectures philosophiques qui aient été entreprises sur l’œuvre du fondateur de la psychanalyse. Dans une excellente postface (« Le désir, l’identité, l’autre, La psychanalyse chez Paul Ricœur après l’Essai sur Freud »), Vinicio Busacchi expose clairement l’ampleur et la constance de l’intérêt de Ricœur pour Freud, qu’il fait même remonter à ses années de Lycée à Rennes, où Ricœur eut comme professeur Roland Dalbiez, l’auteur du premier livre philosophique important publié sur Freud (La Méthode psychanalytique et la Doctrine freudienne, 2 tomes, Desclée de Brouwer & Cie, 1936). Vinicio Busacchi ne commente pas davantage cette référence, alors qu’elle n’est pas sans intérêt. Dalbiez inaugure en effet dans son livre une thèse qui deviendra un véritable leitmotiv de la philosophie française aux prises avec la psychanalyse : la dissociation entre la « bonne méthode » qui permet de mettre au jour les mécanismes inconscients, et une doctrine inadaptée, car trop marquée par le scientisme de son auteur. Cette idée est notamment un lieu commun de toutes les critiques du freudisme des années 30 et 40 : pensons à Georges Politzer, mais aussi bien sûr à Sartre et Merleau-Ponty, qui reçoivent cette idée de Dalbiez, mais également du courant phénoménologique allemand : Jaspers, Heidegger, Binswanger etc. Or, par sa formation phénoménologique notamment, Ricœur reçoit les termes de ce débat, dont il fera un traitement original, sans se limiter précisément à la répétition assez stéréotypée de l’opposition entre la « bonne méthode » et la « mauvais doctrine ». Ce recueil d’articles couvrant les années 1962-1988, permet de saisir de manière particulièrement vive la façon dont Ricœur construit un débat riche et vivant avec l’œuvre de Freud, répondant bien entendu à l’évolution de ses propres intérêts philosophiques (l’épistémologie et l’herméneutique étant au premier plan).
Herméneutique et dynamique du désir
Il est particulièrement intéressant de lire ces textes aujourd’hui, alors que la position de Ricœur dans le champ polémique français semble si malcommode. Son approche herméneutique est tenue, aussi bien par les « anti-freudiens » (cf. Le Livre noir de la psychanalyse, Paris, 2005, et particulièrement parmi les articles les moins mal informés ceux de Mikkel Borch-Jacobsen et de Jacques Van Rillaer, passim) que par les lacaniens comme une forme d’évitement des problèmes propres au freudisme. Pour les premiers, l’herméneutique est un jeu philosophique gratuit, aveugle aux véritables enjeux posés par l’épistémologie freudienne, par les « mensonges » et les « erreurs » de Freud. Pour les autres, la méthode d’interprétation de Ricœur reste trop classique et idéaliste et ne tient pas compte de l’analyse linguistique propre à Lacan, qui fait du sujet du désir un effet de la « chaîne signifiante ».
Elisabeth Roudinesco raconte d’ailleurs assez bien la déception éprouvée par ce dernier lors de la parution de l’Essai sur Freud : il attendait de Ricœur une promotion philosophique de son approche linguistique, l’ouvrage reprochant au contraire à Lacan de s’en tenir à cette approche qui ne rend pas compte de la richesse de l’œuvre de Freud… [1]
Or, on ne peut justement qu’être sensible à la difficulté d’enfermer Ricœur dans telle ou telle position, fût-elle « herméneutique » (notion qu’il faudra d’ailleurs préciser). C’est justement sa sensibilité à la complexité de l’œuvre de Freud, et sa capacité à en rendre compte qui forment un des plaisirs de la lecture de ces textes, toujours clairs et souvent profonds. Ainsi, donc, de l’herméneutique. Contrairement à ce que l’on pense souvent, Ricœur ne réduit jamais l’approche freudienne à celle d’une interprétation de l’inconscient comme texte. En voici un exemple remarquable, dans le premier article, consacré à un des points d’achoppement majeur de l’épistémologie freudienne, la question de la preuve : « … la paire formée par le procédé d’investigation et la méthode de traitement occupe exactement la même place que les procédés opératoires qui, dans les sciences d’observation, relient le niveau des entités théoriques à celui des faits observables. Cette paire constitue la médiation spécifique entre théorie et ‘faits’ en psychanalyse. Et cette médiation opère de la façon suivante : en coordonnant l’interprétation et le maniement des résistances, la praxis analytique fait appel à une théorie où la psyché est représentée à la fois comme un texte à interpréter et comme un système de forces à manipuler » [2]. C’est précisément parce que Ricœur est sans cesse soucieux de la dimension pratique de la psychanalyse, qu’il ne la réduit pas à une herméneutique pure. Bien sûr, s’inscrivant dans la tradition phénoménologique que nous évoquions (ou dans la théorie proprement herméneutique de Gadamer ou d’Habermas), Ricœur ne se satisfait pas du langage énergétique utilisé par Freud pour expliquer métapsychologiquement les rapports de forces régissant les instances psychiques. Mais, et c’est assez remarquable pour être souligné, sa critique ne conduit nullement à considérer le discours de la force comme étant absolument périmé, dans la mesure où il est bien conscient de l’impossibilité de s’en passer pour rendre compte de ce qui fait précisément le propre des mécanismes auxquels à affaire le praticien : « Cela explique, pourquoi, en retour, le décodage interprétatif des symptômes va plus loin qu’une simple herméneutique philologique, dans la mesure où c’est la structure même de ce mécanismes de distorsion qui appelle l’explication. C’est pourquoi les métaphores économiques (résistance, répression, compromis, etc.) ne peuvent être remplacées par des métaphores philologiques (texte, signification, interprétation, etc.) » [3].
Les limites de l’approche narrative
Certes, on ne peut réduire naturellement l’approche de Ricœur à cette capacité à saisir les « deux faces » de la psychanalyse. Mais on ne peut qu’être frappé à cette extrême attention au texte de Freud lui-même, à ce souci de ne pas utiliser un discours philosophique surplombant qui viendrait aussitôt résoudre les apories du discours freudien. Ricœur demande au contraire à la psychanalyse d’éveiller le philosophe, de le rendre sensible à cette « désymbolisation » dont souffre l’homme livré aux mécanismes de refoulement. Et s’il voit dans la psychanalyse une pratique qui permet en quelque sorte une « resymbolisation », une récupération d’un discours perdu, c’est aussi parce qu’il est sensible à la proximité de la théorie et de la pratique freudiennes avec son intérêt de plus en plus grand au fil des années pour le problème de la narration. Plus que l’herméneutique proprement dite, ce que retrouve Ricœur dans la psychanalyse c’est la question majeure de la construction narrative de soi. Les deux derniers articles sont consacrés essentiellement à ce problème. [4]
On pourrait résumer l’intérêt de Ricœur pour cette question par cette phrase extraite du premier article : « Une vie n’est qu’un phénomène biologique tant qu’elle n’est pas interprétée ».[p. 268, phrase soulignée par Ricœur. Cette phrase est très proche de formulations d’Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne.]] Nous sommes ainsi les narrateurs de notre propre vie, mais Ricœur souligne la différence entre ce récit et la fiction proprement dite, la vie étant une œuvre ouverte par essence. Ricœur fait de la psychanalyse un des lieux où peut se construire cette narration de la vie : « Le patient qui s’adresse au psychanalyste lui apporte des bribes d’histoires vécues, des rêves, des ‘scènes primitives’, des épisodes conflictuels ; on peut dire à bon droit des séances d’analyse qu’elles ont pour but et pour effet que l’analysant tire de ces bribes d’histoire un récit qui serait à la fois plus supportable et plus intelligible. Cette interprétation narrative de la théorie psychanalytique implique que l’histoire d’une vie procède d’histoires non racontées et refoulées en direction d’histoires effectives que le sujet pourrait prendre en charge et tenir pour constitutives de son identité personnelle ». [5] Il n’est pas surprenant, au moment où Ricœur oriente de plus en plus son intérêt pour cette dimension narrative de la psychanalyse, qu’il se déclare particulièrement insatisfait par la métapsychologie. Or, contrairement aux articles des années 60 et 70, Ricœur semble perdre en partie de vue les spécificité du travail psychanalytique, et notamment le fait que l’élaboration d’un récit de vie puisse aussi bien apparaître comme une forme de rationalisation défensive. Sur ce point, on pourrait donner raison à Lacan, qui s’est éloigné de l’idéalisation de ce modèle narratif qui formait le centre du Discours de Rome de 1956.[ Cf. Jacques Lacan, Écrits, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Paris, 1966, p. 327-322.] Lacan a été en en effet de plus en plus sensible à ce qui fait « trou » dans ces bribes apportées par le patient. Ou, si l’on préfère, au fait que ce sont des fragments qui font sens, plus qu’une séquence bien agencée. On aurait aimé, sur cette question difficile, que Ricœur fût plus fidèle à une évolution de la psychanalyse : qui reprendrait aujourd’hui les propos de Freud dans Constructions dans l’analyse, émettant le souhait d’obtenir « une image fidèle des années oubliées par le patient, image complète dans toutes ses parties essentielles » ? [6]
La psychanalyse comme fantastique générale
On préfèrera, de ce point de vue, un article remarquable de finesse et d’originalité, dans lequel, en restant très près du texte de Freud, Ricœur est conduit à montrer les limites du modèle linguistique (et donc, en un sens, narratologique qu’il défendra plus tard). Dans ce texte intitulé « Image et langage en psychanalyse », publié en anglais en 1978, il montre à quel point Freud ne cesse de souligner la capacité de l’inconscient à s’exprimer sous forme imagée (le rêve, bien sûr, le fantasme etc.). Quoi de plus banal, dira-t-on. Mais Ricœur a le mérite de pousser la logique jusqu’à son terme, à travers cette judicieuse formule : « Mon hypothèse de travail est que l’univers de discours approprié à la découverte psychanalytique est moins une linguistique générale qu’une fantastique générale » (p. 124.). Ricœur montre de façon convaincante ce qui est une des difficultés majeures de la théorie et de la pratique de l’analyse : si l’élément de la cure est le langage, les modes d’expression de l’inconscient se situent bien plus au niveau d’une sémiotique des images, pour lequel il n’est pas de langage absolument adéquat. D’une certaine manière, c’est justement cette sémiotique qui nous échappe en grande partie. On ne peut en quelques lignes rendre justice aux richesses de ce petit texte, mais l’une d’elles me semble se trouver dans une critique implicite d’une opposition rigide qui est faite dans la vulgate lacanienne entre l’imaginaire et le symbolique. Ricœur montre, d’une certaine manière, que chaque cure doit se battre pour trouver un langage qui puisse donner sens à un système d’images qui a sa propre logique.
Si l’on ajoute à ces approches quelques articles très aigus sur l’analyse freudienne de la culture et de l’art en particulier, on ne peut que se réjouir d’avoir ainsi accès à des textes qui montrent à quel point la philosophie peut montrer les limites du discours psychanalytique (en quelque sorte, la religion et l’art peuvent-ils se comprendre uniquement en termes d’économie libidinale…) tout en acceptant de se laisser inquiéter par cette redoutable théorie du soupçon qu’est toujours restée l’œuvre de Freud pour Ricœur.