Recensé : Alice Crary, Inside Ethics. On the Demands of Moral Thought, Harvard University Press, 2016, 304 p.
Un soir de l’été 1967, alors qu’il visite le Nocturama du Zoo d’Anvers, le narrateur d’Austerlitz aperçoit un raton laveur assis derrière sa vitre « la mine sérieuse au bord d’un ruisselet, occupé à laver et relaver sans cesse la même tranche de pomme […] » [1]. Le narrateur quitte ensuite le Zoo pour rejoindre la Gare Centrale d’Anvers, où il rencontre pour la première fois Jacques Austerlitz, le personnage principal du roman, occupé à rédiger frénétiquement des notes sur l’architecture du bâtiment au milieu de la foule. La ressemblance des situations frappe le narrateur : le raton laveur semble espérer « par ce nettoyage d’une méticulosité outrancière, échapper au monde factice dans lequel il s’était retrouvé, à son insu en quelque sorte » [2] ; l’obsession de Jacques Austerlitz pour l’architecture trouve son origine dans son histoire personnelle faite d’exils et de pertes, causés par la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Jacques Austerlitz n’est évidemment pas un raton laveur et inversement, mais W. G. Sebald semble suggérer que le narrateur n’aurait peut-être tout simplement pas vu la détresse de Jacques Austerlitz s’il n’avait pas d’abord été sensible à celle du raton laveur.
Alice Crary, professeure associée à la New School for Social Research, propose un commentaire philosophique magistral de l’ouverture d’Austerlitz dans son nouvel ouvrage, Inside Ethics. On the Demands of Moral Thought (p. 246-247). Selon elle, cet exemple littéraire mettrait d’une part en avant le fait que les humains et les animaux se situent « à l’intérieur de l’éthique », c’est-à-dire qu’ils possèdent « des qualités morales qui sont, à strictement parler, empiriquement visibles » (p. 10). D’autre part, il montrerait que la littérature, en opérant des rapprochements inédits, nous permet de mieux percevoir ces qualités morales. La détresse de l’humain et de l’animal constituerait dès lors, dans le vocabulaire d’A. Crary, une « valeur », lisible à même leurs comportements, qui remplirait à la fois les critères d’objectivité, puisque cette détresse morale serait une composante du monde directement observable ; et d’internalité, puisque la considération de cette détresse serait reliée de manière interne à l’action, au sens où elle fournirait d’elle-même à l’agent une raison d’agir pour tenter d’y remédier (p. 14-16). Un tel geste, qui fait rentrer les humains et les animaux à l’intérieur de l’éthique a en outre des implications normatives en ce qu’il nous oblige à considérer les animaux autrement, en leur reconnaissant une « vie morale » qui leur est propre et qu’il faut prendre en compte.
Du naturalisme au spécisme ?
Comment voir qu’une créature, humaine ou non, mène une bonne (ou une mauvaise) vie ? Une des thèses naturalistes majeures d’Inside Ethics est qu’une telle perception n’est possible qu’à la condition d’apprécier l’individu qui nous fait face à la lumière de certaines caractéristiques importantes de son espèce. Comme A. Crary l’écrit :
La compréhension des expressions d’une créature humaine ou non humaine est impossible indépendamment d’une conception de ce qui est important dans la vie des créatures de cette espèce. (p. 68)
Ainsi, la façon dont un individu humain doit être considéré et traité dépend en grande partie du fait que c’est un être humain, c’est-à-dire un être né de deux parents humains, pour qui il est important de pouvoir communiquer avec ses semblables, de conserver une intégrité corporelle, de pouvoir jouir d’une liberté physique, du langage, de la mémoire, etc. (p. 135).
Une telle conception, qui accorde une importance morale au fait de faire partie de l’espèce humaine, se démarque de la position du plus célèbre des philosophes ayant défendu le bien-être animal, Peter Singer, pour qui accorder une valeur morale au simple fait d’être humain est le signe d’un spécisme injustifié (p. 128). En effet, à la suite du psychologue Richard Ryder, Peter Singer dans les années 1970 utilise le terme « spécisme », forgé sur le modèle des termes « racisme » et « sexisme », pour désigner « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces » [3].
D’après P. Singer, si la vie humaine a une valeur morale du simple fait qu’elle est humaine, alors il s’ensuit que toutes les vies humaines, quelles qu’elles soient, ont une valeur morale égale, et cette égalité implique nécessairement que n’importe quelle vie humaine est supérieure et préférable, du point de vue d’un humain, à tout autre forme de vie animale. Or, si l’on veut reconnaître et favoriser les « intérêts » des animaux « à vivre et à ne pas souffrir », il faut abandonner purement et simplement cette idée que le simple fait d’être humain revêt une importance morale particulière. Nous devrions ainsi « abandonner la croyance dans la valeur égale des vies humaines pour la remplacer par une conception plus graduée qui s’appliquerait autant aux animaux qu’aux êtres humains » [4] et ce de façon d’autant plus justifiée qu’il existe de nombreux animaux dépassant, en termes de capacité cognitive, des humains atteints d’un retard mental sévère.
La vie des animaux
L’un des intérêts majeurs d’Inside Ethics réside dans le fait que son auteure propose un certain nombre d’arguments contre la thèse de l’inégalité des vies humaines, tout en conservant la possibilité d’inclure les animaux dans l’éthique. En effet, selon A. Crary, si P. Singer en arrive à des conclusions aussi radicales, que certains trouvent même moralement répugnantes, c’est justement parce qu’à l’instar de la majorité des philosophes de la morale, il place les humains et les animaux « hors de l’éthique » (« outside ethics ») : selon lui l’action morale doit être uniquement guidée par la prise en compte impartiale, et « species-blind » pourrait-on dire, des intérêts des individus. Or ces intérêts ne sont pas, en tant que tels, des caractéristiques morales observables (p. 19-35). À l’inverse, loin de rejeter les animaux hors de l’éthique, la position naturaliste qu’adopte Crary s’applique en réalité aussi aux animaux car « le simple fait d’être un animal d’une certaine espèce est moralement important » (p. 128). Mettre l’accent comme le fait l’auteure d’Inside Ethics sur les espèces auxquelles appartiennent les individus qui nous font face ne fait donc pas d’elle une philosophe spéciste qui aurait le projet de discriminer les animaux, mais lui permet bien plutôt de décrire plus finement la vie de ces animaux et ce qui compte pour eux.
Les descriptions d’Inside Ethics nous permettent ainsi de nous éloigner des formules abstraites de Peter Singer, qui fait de n’importe quel homme ou animal un individu quelconque toujours porteur d’intérêts extrêmement basiques – vivre, ne pas souffrir –, alors qu’en réalité nous ne pouvons pas respecter ces intérêts si nous ne savons pas ce que c’est pour un chien, pour un cheval ou pour une poule de vivre et de ne pas souffrir. Comme l’écrit très justement la philosophe américaine Cora Diamond, dont A. Crary fut l’élève : « Nous ne pouvons pas pointer du doigt et dire : “Cette chose (quels que soient les concepts sous lesquels elle peut tomber) est au moins capable de souffrance, nous devons donc ne pas la faire souffrir” » [5], tout simplement parce qu’en disant « cette chose » nous ne savons pas encore de quoi nous parlons exactement.
Appliquant le programme fixé par C. Diamond, A. Crary développe ainsi une longue analyse de la vie canine, pour tenter de montrer que le simple fait d’être un chien a, en soi, une valeur, tout simplement parce qu’il y a des choses importantes pour cette espèce dont l’absence, par exemple d’un compagnon humain, lui rendent la vie moins bonne (p. 150-160). A. Crary va même plus loin, prétendant que si les chiens sont à l’intérieur de l’éthique, alors il est possible de les évaluer moralement (p. 120), par exemple en considérant que certains « chiens peuvent être dignes de confiance et pas seulement prévisibles » (p. 191). À l’objection d’anthropomorphisme que l’on ne manquerait pas de faire à une telle remarque, nous pourrions essayer de répondre qu’il ne s’agit pas de dire que les chiens sont vertueux ou vicieux comme les hommes, mais simplement qu’une relation de confiance peut s’établir entre un chien et son maître, et que cette relation compte désormais pour ce chien et cet homme. Cependant, et telle est notre première réserve vis-à-vis des thèses défendues dans cet ouvrage, si l’on ne doit pas employer le vocabulaire des vertus et des vices pour décrire les comportements animaux, n’est-ce pas le signe que les animaux, justement, ne sont pas à l’intérieur de l’éthique, ou à tout le moins, qu’ils ne le sont pas à la manière des humains ?
La philosophie de l’esprit au service de l’éthique
Le travail philosophique proprement dit d’Inside Ethics n’est cependant pas encore fait car il reste à A. Crary à apporter des arguments en faveur de l’idée que les humains et les animaux possèdent bien des qualités morales qui sont « à strictement parler, empiriquement visibles » (p. 10). Cette thèse, sur laquelle repose l’intégralité du propos du livre, ne va pas du tout de soi et c’est bien là où les choses se compliquent. La stratégie originale, mais parfois un peu laborieuse, d’A. Crary consiste à proposer à son lecteur un long détour par la philosophie de l’esprit contemporaine en défendant la thèse selon laquelle, par exemple :
Si on dit à raison que quelqu’un perçoit un chien – une sorte de chose – alors doit appartenir à sa perception la pensée d’une connexion avec d’autres représentations actuelles ou possibles de chiens et sa perception doit en ce sens avoir une structure universelle. (p. 97)
Autrement dit, selon cette thèse dite « conceptualiste », le contenu de notre perception du chien est toujours déjà conceptuel puisque nous ne pourrions pas percevoir ce chien sans posséder un tel concept : ce que l’on perçoit ne nous est jamais « donné » sans médiations.
D’après A. Crary, non seulement nous avons besoin de concepts pour percevoir des individus vivants d’une certaine sorte (kind) mais ces concepts peuvent être, dans certains cas, dits « éthiques » (p. 68), en particulier quand il s’agit de saisir « la signification psychologique du comportement d’un individu » (p. 68) [6]. Ainsi, selon A. Crary, pour se donner les moyens d’expliquer correctement le comportement d’un chien il est strictement impossible de ne pas lui attribuer certaines capacités conceptuelles (p. 113-118), par exemple celle de pouvoir distinguer, parmi les individus qu’il perçoit, ceux qui tombent sous l’espèce humaine. Or, et tel est le cœur de l’argument, puisque cela compte, pour le chien, d’être en rapport avec l’homme, alors cette conception qu’a le chien est « éthique » au sens d’A. Crary : il manquerait quelque chose à notre description de son comportement si nous nous passions d’une telle conception (p. 113).
Par conséquent, s’il est impossible de comprendre le comportement d’un individu, humain ou animal, sans l’usage de concepts éthiques d’une part et sans considérer que lui-même s’en sert d’autre part, alors, de même qu’il y a des qualités psychologiques qui sont visibles empiriquement – comme lorsqu’on dit d’un chien qu’il est visiblement en train de « chercher une solution » [7] –, cela prouve que les qualités morales des individus sont perceptibles empiriquement, et que les hommes et les animaux sont bien à l’intérieur de l’éthique.
Cependant, il est peut-être regrettable qu’A. Crary n’aille pas jusqu’au bout de son raisonnement naturaliste et veuille à tout prix continuer de parler de valeurs morales objectives que l’on pourrait percevoir dans le cadre de la « conception élargie de l’objectivité » (p. 34) qu’elle fait sienne et qui inclut des émotions, des sensations, des valeurs. Il nous semble en effet qu’il est tout à fait possible de reconnaître au simple fait d’être un homme, un chien ou un cheval, une importance morale en soi – mais évidemment différente –, sans avoir à endosser la position philosophique, extrêmement lourde sur le plan ontologique, selon laquelle nous pourrions percevoir des valeurs.
La littérature pour quoi faire ?
Si les arguments philosophiques d’A. Crary en faveur de l’idée que les humains et les animaux évoluent à l’intérieur de l’éthique sont à prendre avec précaution, restent les descriptions littéraires qui les appuient et qui font une grande part de l’intérêt du livre. Les deux aspects du livre sont d’ailleurs fortement liés : si la littérature a un rôle à jouer en éthique, c’est justement parce qu’elle nous met littéralement sous les yeux les caractéristiques morales observables des hommes et des animaux, d’une manière plus frappante que ne le peuvent notre perception ordinaire d’une part, et l’appréhension scientifique du monde d’autre part.
A. Crary analyse ainsi avec une grande finesse trois œuvres littéraires de première importance, dont la construction narrative fait jouer un rôle crucial au rapport entre les humains et les animaux : la nouvelle « Le Cheval » de Léon Tolstoï, Disgrâce de J. M. Coetzee et Austerlitz de W. G. Sebald (p. 213-252). Dans « Le Cheval », Tolstoï compare ainsi le destin d’un vieil hongre pie nommé « Arpenteur » et celui d’un de ses anciens propriétaires, Serpoukhovskoï : tous deux ont connu la gloire et, pour tous les deux, cette gloire est définitivement passée. A. Crary insiste à juste titre sur la fin de la nouvelle, où ces destins sont mis en parallèle à l’occasion d’un détail « vestimentaire » : une selle qui reste sur le dos du cheval à cause de la négligence des hommes, une botte qui reste sur le pied de Serpoukhovskoï au moment de s’endormir, à cause de sa propre négligence, montrent l’égale décrépitude des deux personnages – même si Arpenteur est dans cet état à cause des hommes, alors que Serpoukhovskoï en est arrivé là par ses propres faiblesses [8]. La nouvelle est en fait en grande partie construite par le récit, fait par Arpenteur lui-même, de son histoire, jadis utilisé et « cassé » par ce cavalier, et qui l’empêche désormais d’être à la hauteur d’une certaine « éthique chevaline », comme on parlerait d’une « éthique aristocratique », où la force est une valeur cruciale (p. 215).
Un cheval qui parle, donc. A. Crary note à juste titre « qu’au niveau du récit il y [a] effectivement un “mauvais anthropomorphisme”, [mais] cela se révèle faire partie d’une stratégie littéraire destinée à attirer l’attention sur la vie d’un cheval » (p. 218). Tosltoï fait donc parler le cheval dans un but avant tout rhétorique : pour émouvoir le lecteur sur son sort. Et telle est bien la limite de l’usage de la littérature en philosophie morale : on ne sait jamais si celle-ci parvient à nous apporter véritablement un gain de connaissance sur la vie des hommes et des animaux, ou bien si elle n’est, en définitive, qu’un dispositif de persuasion qui joue sur nos émotions et fait l’économie de tout argument. A. Crary est bien évidemment consciente de ce problème, mais sa réponse ne nous semble pas tout à fait satisfaisante (p. 204-213) puisqu’elle la fait dépendre de ce qu’elle nomme une « conception élargie de la rationalité » (p. 211) qui repose elle-même sur cette « conception élargie de l’objectivité », où des valeurs seraient visibles, et qui est loin, nous l’avons dit, d’aller de soi.
Inside Ethics illustre ainsi, premièrement, le grand intérêt et les limites des études littéraires en philosophie – nous convainquant que la lecture de romans peut rendre les hommes meilleurs car plus attentifs à d’autres formes de vie –, et propose, deuxièmement, des pistes extrêmement intéressantes et originales pour s’éloigner des positions antispécistes, bien trop souvent laissées ininterrogées en éthique animale contemporaine.