Recensé : Fredric Jameson, L’Inconscient politique. Le Récit comme acte socialement symbolique, Paris, Questions Théoriques, collection « Saggio Casino », 2012. Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Postface d’Olivier Quintyn. 480 p., 23 €.
La traduction de The Political Unconscious facilitera heureusement au lectorat francophone l’accès à un ouvrage difficile, jalon notable dans l’œuvre majeure de Fredric Jameson, repère important dans le développement protéiforme de « l’esthétique marxiste » ou, selon une formule qui tend aujourd’hui à supplanter la précédente, du « marxisme culturel ».
La difficulté de l’ouvrage provient de la position acrobatique et donc sophistiquée que l’auteur essaie de défendre et d’illustrer. On a toujours raison, affirme-t-il en gros, de chercher à appréhender socialement l’œuvre d’art, de l’interpréter en fonction des contextes historiques et des rapports sociaux déterminés situés dans son arrière-plan. Mais, aujourd’hui, la fécondité d’une telle approche ne peut être défendue que sur la base d’une prise en compte sérieuse de théorisations alternatives, psychanalytiques, par exemple, mais surtout structuralistes (l’auteur cite Barthes et Greimas), parce que ce sont elles qui ont radicalisé la problématique légitime de l’autonomie du texte. On semble donc proche, quant à l’inspiration fondamentale, du Ricœur de Temps et récit (1985), celui qui cherchait à sauver le motif herméneutique – le lien du texte à la vie via l’interprétation – au prix d’une intégration prudemment critique de l’immanentisme anti-narrativiste des auteurs structuralistes. À ceci près que la « vie », à laquelle continue de renvoyer médiatement le texte, se trouve chez Jameson conçue de façon politique et exige aussi un travail de dévoilement critique pour être retrouvée. Pour lui, l’œuvre est même à concevoir à partir du mouvement possible de la transformation active de l’histoire, lequel nous invite à identifier son inconscient politique, c’est-à-dire ce vers quoi l’Histoire veut aller, même si ce n’est pas de bon gré. « C’est de la détection des traces de ce récit interrompu, c’est de la restauration, à la surface du texte, de la réalité refoulée et enfouie de cette histoire fondamentale, que la doctrine d’un inconscient politique tire et sa fonction et sa nécessité » (p. 19). Il résulte de tout cela une position particulièrement complexe qui, en cherchant à ne presque rien perdre des sciences humaines contemporaines, frôle parfois le syncrétisme ou la synthèse un peu fuyante.
Entre l’œuvre et l’idéologie
D’un côté, il faut en effet maintenir une certaine primauté épistémologique de la culture et du récit. Aucune philosophie de l’histoire, aucune théorie englobante (comme le « matérialisme historique ») ne semble pouvoir anticiper autoritairement les effets d’une interprétation des traces singulières dans lesquelles les conflits et les tendances se sont exprimées. « L’histoire, écrit ainsi Jameson, n’est pas un texte, ni un récit, maître ou autre, mais, en tant que cause absente, elle nous est inaccessible, sauf sous forme textuelle ; notre approche de l’histoire et du réel lui-même passe nécessairement par une textualisation préalable, par une narrativisation dans l’inconscient politique » (p. 39). Bref, c’est seulement à partir de la littérature que les sens de l’Histoire se dévoilent. Mais, de l’autre côté, Jameson ne veut pas renoncer à l’idée d’une légitimité du marxisme, et ce spécialiste de Sartre n’aurait pas renié la fameuse formule de l’auteur de la Critique de la raison dialectique à propos de « l’horizon indépassable de notre temps ». Dans ces conditions, le jeu de langage marxiste (lutte des classes, transformations induites par les évolutions économiques, révolution) se voit redéfini comme une structure d’accueil pour les autres idiomes théoriques, qu’ils proviennent de la psychanalyse ou des approches issues du structuralisme linguistique. Il constituerait leur vérité immanente. « Traditionnellement, c’est par le concept de médiation que la philosophie dialectique et le marxisme lui-même ont formulé leur vocation à s’extraire des compartiments spécialisés des disciplines (bourgeoises) et à établir des connexions entre des phénomènes apparemment disparates de la vie sociale en général. S’il faut donner à la médiation une caractérisation plus moderne, alors nous dirons que cette opération est comprise comme un procès de transcodage : comme invention d’un ensemble de termes, choix stratégique d’un code de langage particulier, qui permettra d’utiliser la même terminologie pour analyser et articuler deux types d’objets ou de "textes" tout à fait distincts, ou de niveaux de la réalité structurellement très différents » (p. 45).
Le résultat principal de cette position consiste en une nouvelle conception de l’idéologie. Plutôt qu’au domaine des idées, elle se voit désormais associée à celui des œuvres d’art. L’art, en particulier dans la littérature, ne surplombe pas la société, n’exprime pas seulement des états de fait préexistants ; selon un thème dont, là encore, les nuances sartriennes sont très nettes, il constitue une tentative pour trouver une solution fictive, par la voie oblique de la représentation, à des problèmes que la vie sociale elle-même semble incapable de résoudre. L’illusion n’est donc pas le contraire de la réalité, mais un espace propre à la vie sociale d’un présent historique qui manifeste plus que les autres ses ambiguïtés, ses richesses inexploitées, ses potentiels réprimés, la puissance des énergies qui la parcourt et qu’elle dément en même temps. « L’idéologie n’est pas quelque chose qui vient informer ou investir la production symbolique ; au contraire, l’acte esthétique est lui-même de nature idéologique, et la production de formes esthétiques ou narratives doit être perçue comme un acte proprement idéologique, ayant pour fonction d’inventer des "solutions" imaginaires ou formelles à d’insolubles contradictions sociales » (p. 97).
Une littérature dans l’histoire
Ainsi, l’œuvre d’art, plutôt que le reflet même déformé d’une époque, devrait plutôt être comprise comme l’expression de ses disharmonies et de ses contradictions – ce que la tradition marxiste a conçu à sa façon en évoquant les « retards » de la superstructure idéelle et institutionnelle sur l’infrastructure formée par les moyens de production. « Le moment où coexistent historiquement plusieurs modes de production n’est pas synchronique, insiste Jameson : il est dialectiquement ouvert à l’histoire. Aussi voit-on s’évanouir la tentation de classer les textes en fonction du mode de production qui leur conviendrait, les textes apparaissant dans un espace où l’on peut penser qu’ils croisent et recoupent des tendances hétéroclites, issues de modes de production culturelle contradictoires » (p. 117). Tout le travail ultérieur de Jameson (et en particulier ses grands travaux sur le cinéma [1] et la science-fiction [2]) témoignera d’une volonté d’explorer cette intuition d’une façon qui, sans renier une sorte de vague affinité sympathique avec le marxisme, prendra largement ses distances par rapport au vocabulaire des causes et des anachronismes « structurels ». Il est vrai, en un sens, que notre monde est écrasé sous le poids d’un système tendant (et parvenant) à l’absolu, à l’absorption de toutes choses, dira alors Jameson. Mais l’analyse des contenus de la culture de masse (car il n’y en pas pratiquement plus d’autre qui soit intéressante) montre qu’une telle situation ne signifie pas la fin de l’Histoire et l’extinction glaciaire de la vitalité [3]. En effet, le fait d’habiter ce monde intégralement aliéné et réifié demande encore aux individus et aux collectivités de l’investir, c’est-à-dire d’agir, de penser, de parler, d’imaginer, de créer. Et ces activités comportent une part d’imprévisibilité qui peut conduire ceux qui les mettent en œuvre aux confins d’une attention aux troubles ambiguïtés du réel ou à la recherche utopique d’alternatives. En fait, il y aurait même, au fond de toute cela, une sorte de productivité du monde réifié qui se reflète dans sa culture (qui peut-être s’identifie avec elle, cette ambiguïté formant d’ailleurs une vraie difficulté de la pensée récente de l’auteur de L’Inconscient politique). En 1981, nous n’en sommes pas encore là. Mais Jameson, qui n’a pas encore trouvé dans le postmodernisme alors en cours de développement son objet, cherche déjà manifestement à échapper à l’alternative classiquement constitutive de l’esthétique marxiste depuis Lukacs : l’œuvre d’art comme reflet sociologique, l’œuvre d’art comme promesse travestie d’une transformation de l’histoire, manifestation d’une subjectivité entravée, annonce d’une subversion politique du présent. « Ce moment de triomphe, écrit-il par exemple, qui voit une nouvelle dominante systémique prendre le dessus, n’est, par conséquent, que la manifestation diachronique d’une lutte constante pour la perpétuation et la reproduction de sa dominance, une lutte qui doit se poursuivre tout au long de son existence, accompagnée à tout moment par l’antagonisme systémique ou structural de ces modes de production anciens et plus récents qui résistent à l’assimilation ou cherchent à s’en délivrer. Au sein de ce dernier horizon, la tâche de l’analyse culturelle et sociale ainsi conçue sera clairement de réécrire ses matériaux de telle façon qu’il deviendra possible d’appréhender et de lire cette révolution culturelle perpétuelle comme la structure constitutive, profonde et permanente, grâce à laquelle les objets textuels empiriques accèdent à l’intelligibilité » (p. 120). La littérature, témoin privilégiée, mais surtout espace de manifestation spécifique, des tensions, des survivances et des contingences qui affectent inévitablement un processus historique sans linéarité…
Quel réel ? Quel réalisme ?
Dans L’Inconscient politique, le champ historique sur lequel le penseur états-unien met à l’épreuve ses hypothèses est celui de la littérature occidentale classique du « long » dix-neuvième siècle, celui de l’ascension puis du déclin culturel de la bourgeoisie. Étant entendu, bien sûr, que les potentiels de crise n’ont jamais été complètement absents de cette trajectoire : « Le romanesque semble nous permettre de ressentir d’autres rythmes historiques, et offrir les transformations démoniques ou utopiques d’un réel désormais inébranlablement en place » (p. 129). Dans l’ensemble, Jameson suit ici le « grand récit » lukacsien (le réalisme social exemplifié par Balzac comme sommet, puis son abandon au profit d’un formalisme, évidemment synonyme de décadence), mais en désarmant la critique du modernisme qu’il impliquait et qui avait déjà rebuté Adorno. En ce sens, arracher Balzac au cliché du « réalisme » s’avère même crucial. Il faut dire par exemple que l’auteur de La Comédie humaine n’est pas seulement un observateur « marxiste » des mœurs et des rapports sociaux de son temps ; c’est aussi un penseur « freudien », voire « lacanien », de la contradiction tragique entre l’individu et les contraintes sociales : « Lukacs a raison au sujet de Balzac, mais pour de mauvaises raisons : ce n’est pas parce qu’il possède un sens profond des réalités politiques et historiques, mais au contraire d’incorrigibles exigences fantasmatiques, que Balzac soulève l’Histoire contre lui, comme cause absente, ce contre quoi le désir va s’échouer. Le Réel est donc - presque par définition, dans le monde déchu du capitalisme -, ce qui résiste au désir, le lit de rochers sur lequel le sujet désirant voit se fracasser l’espoir » (p. 230).
À l’autre bout de la trajectoire, il y a lieu de valoriser le modernisme littéraire, qui forme bien une tentative de révéler un monde que la réification marchande et ses dispositifs typiques (à commencer par la grande ville moderne) a rendu définitivement opaque. « Au cours de la première période de l’hégémonie bourgeoise, la réinvention du romanesque fonde sa stratégie sur la substitution des positivités nouvelles (théologie, psychologie, métaphore dramatique) à l’ancien contenu magique. Lorsque, à la fin du XIXe siècle, la recherche d’équivalents profanes paraîtra s’épuiser, avec l’obliquité qui le caractérise, le modernisme naissant (de Kafka à Cortázar) circonscrira le lieu du fantastique en tant qu’absence déterminée et marquée, logée au cœur même du monde profane. […] La neutralité fort peu naturelle de ce paysage urbain vide peut tenir lieu d’emblème du fantastique contemporain en général, ce paysage, qui, par son silence expectant, révèle un objet-monde à jamais suspendu au bord de la signification, à jamais prêt à recevoir une révélation du mal ou de la grâce qui ne viendra jamais » (p. 168).
À la différence d’Adorno, Jameson insiste sur le fait que la pleine affirmation de cette modernité impliquait que se défasse la distinction entre la littérature d’avant-garde et la littérature populaire. La nostalgie n’a pas sa place. « Les modalités que sont l’Imaginaire et l’accomplissement de souhait ou de désir vont trouver de nouveaux modes d’institutionnalisation dans les sous-genres produits par l’émergence de la culture de masse : le gothique, l’aventure et le mythique, la science-fiction et le policier » (p. 247). Jameson lit ainsi Conrad, auquel un long chapitre de l’ouvrage est consacré, à la fois comme un auteur typiquement moderniste et comme un précurseur des genres populaires du vingtième siècle. « On pourrait défendre l’idée qu’il faut lire Conrad non comme l’un des premiers modernistes, mais au contraire comme l’anticipation d’un phénomène tout à fait différent auquel nous avons récemment donné divers noms : textualité, écriture, postmodernisme ou écriture schizophrénique. La première moitié de Lord Jim est sans conteste l’un des plus époustouflants exercices de production textuelle en flux tendu que nous offre notre littérature, un enchaînement auto-génératif de phrases où récit et narrateur ne sont que des prétextes, la réalisation presque aveugle d’un mécanisme de libre association narrative » (p. 278).
Pourtant, Jameson, à ce moment de son itinéraire théorique, ne semble pas vouloir revenir sur l’idée selon laquelle la vocation de la littérature et de la culture en général consiste, en quelque manière, à représenter le réel social, plus précisément à rendre compte des progrès de la réification capitaliste et de ses effets pervers. Ni le modernisme expérimentaliste ni le structuralisme linguistique ne semblent de nature à mettre en cause cette orientation, que l’ouvrage cherche plus à complexifier qu’à abolir. C’est pourquoi les principaux écrivains qui font l’objet d’analyses développées dans L’Inconscient politique (Balzac, Conrad, Gissing) ont été d’abord d’habiles observateurs de leur période, même si leur intérêt provient justement de leur capacité à fondre cet intérêt dans un contexte plus large, à l’alourdir d’autres déterminations propres à le complexifier. « Il est à l’évidence faux de s’imaginer, comme Lukacs semble parfois le faire, que le modernisme est une simple diversion idéologique, un moyen de détourner systématiquement l’attention du lecteur de l’histoire et de la société pour la reporter sur la forme pure, la métaphysique et les expériences de la monade individuelle […] Il serait plus adéquat d’envisager le projet moderniste comme une intention de "canaliser" […] des élans historiques et sociaux profondément politiques, c’est-à-dire de les diluer, de leur substituer d’autres types de gratification, et ainsi de suite. Mais il faut ajouter que de tels élans ne sauraient être canalisés avant d’avoir été produits ; on touche là à la partie délicate du projet moderniste, au point où il doit se montrer réaliste afin de pouvoir re-contenir ultérieurement le réalisme qu’il a suscité » (p. 339). À partir des années 1980, Jameson adoptera avec passion le thème postmoderne de base, celui de l’évaporation du réel, de l’éclipse du référent, du nivellement de la représentation et de l’objet ; plus précisément, il développera une stratégie complexe dans laquelle la critique « marxiste » de ce motif (le postmodernisme comme conséquence « idéologique » du néocapitalisme) et son acceptation résolue s’interpénétreront de façon troublante. Peut-être cette évolution trouve-t-elle l’une de ses origines dans l’instabilité, voire l’inscrutabilité de ce « réalisme » tellement valorisé, censé être propre à la littérature moderne/moderniste – un réalisme à la fois indispensable à la stratégie jamesonnienne de l’époque et impossible à définir précisément.