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Recension Histoire

L’identité nationale dans le laboratoire colonial

À propos de : Cécile Vidal (dir.), Français ? La nation en débat entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècle, EHESS


par Nicolas Roinsard , le 10 décembre 2014


Nationale, d’abord, impériale, ensuite ? Et si l’on avait pensé l’histoire de France à l’envers ? Un détour par les marges coloniales fait apparaître comment l’identité nationale s’est construite et précisée dans un travail constant de taxonomie visant à inclure les uns, et exclure les autres, sur une longue période allant de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine.

Recensé : Cécile Vidal (dir.), Français ? La nation en débat entre colonies et métropole, XVIe-XIXe siècle, Paris, éd. EHESS, 2014, 271 p.

Qu’est-ce qu’être français ? Qui peut se réclamer de cette identité nationale et, à l’inverse, qui doit en être exclu ? Sur quels critères opérer une distinction entre nationaux et citoyens ? Comment contenir l’unité identitaire et culturelle de la nation ? Parce que ces questions qui tentent de circonscrire l’identité et la citoyenneté françaises face à la diversité culturelle intéressent autant notre histoire impériale que notre présent national, on ne saurait trop conseiller la lecture de l’ouvrage dirigé par l’historienne Cécile Vidal, dont l’intérêt majeur est de restituer la complexité et la profondeur historique du débat sur la francité tel qu’il s’est déployé entre colonies et métropole du XVIe au XIXe siècle.

En invitant le lecteur à revivre ce dialogue entre la métropole et ses marges coloniales (Canada, Saint-Domingue, Louisiane, Mascareignes, comptoirs sénégalais de Saint-Louis et de Gorée), les huit contributions rassemblées ici restituent, par petite touches successives et dans le souci d’une écriture de l’histoire « par le bas », la construction sociale de la nation et de l’identité nationale. Une première partie, davantage centrée sur les XVIe et XVIIe siècles, décrit la difficulté éprouvée alors par le pouvoir royal pour définir et délimiter l’identité nationale au sein de l’espace impérial, éclaté et pluriethnique par nature (Paul Cohen, Thomas Wien, Cécile Vidal). La réponse qui se dessine au cours du XVIIIe siècle (2e partie) aboutit à une racialisation de la francité fondée sur une identité blanche, laquelle permet de rassembler autour de l’identité nationale (métropolitains et colons blancs) ce qui est séparé dans l’espace impérial (métropole et colonies) (Gilles Havard, Guillaume Aubert, John D. Garrius). Une troisième partie, centrée sur la période post révolutionnaire, interroge justement les effets de l’avènement de la souveraineté populaire et de la dissociation alors opérée entre nationalité et citoyenneté, sur la construction et la revendication de la francité (Vanessa Mongey, Sue Peabody).

Nation et francité : les apports d’une histoire située

Un des premiers intérêts de l’ouvrage réside incontestablement dans son parti pris méthodologique : celui d’une histoire située, d’une histoire « par le bas » ou – pour le dire encore autrement dans le cadre impérial qui nous intéresse ici – d’une histoire des marges (coloniales), a contrario d’une lecture souvent surplombante de la construction simultanée de la nation et de l’identité nationale. Alors que « le processus de nationalisation, soit le processus par lequel l’identité nationale devient signifiante, est fréquemment considéré comme un phénomène allant du haut vers le bas, de l’État vers la « société civile », (…) il semble au contraire nécessaire de montrer comment la « société civile » dans son ensemble participe tout autant que l’État à la discussion collective sur la nation, qui se déroule à différents niveaux, tant national que local » (p. 16). À partir de ce postulat, s’ouvrent deux nouvelles voies d’investigation sur la double construction de la nation et de l’identité nationale. La première, à la suite des travaux de David Bell en particulier, consiste à questionner et repenser l’historicisation de cette double construction en s’intéressant davantage à la période qui précède la Révolution française, considérée dans l’histoire classique comme le moment fondateur de la naissance politique des États-nation, de la nationalité et de la citoyenneté. La seconde voie d’investigation vise, à son tour, à élargir la focale, mais cette fois-ci sur une échelle spatiale. Dans les colonies du premier Empire, les revendications de francité sont en effet nombreuses et polymorphes. Les débats, les registres argumentaires et les batailles juridiques que ces revendications occasionnent participent, petit à petit, de la définition et de la délimitation de la francité dans le cadre, étendu, de l’Empire (XVIe-XIXe siècle). Ce détour par les marges coloniales est particulièrement utile pour faire apparaître comment l’identité nationale s’est construite et précisée dans un travail constant de taxonomie visant à inclure les uns, et exclure les autres, et ce sur une longue période allant de l’Ancien Régime à l’époque contemporaine [1].

Une construction de la nation en contre-point de l’Empire

De postulat méthodologique, le recours à l’histoire située devient, au fil des huit contributions, un postulat théorique aboutissant à une certaine réécriture de l’histoire de la nation française, comprise ici « comme un élément [et] non comme un conteneur de l’histoire impériale » (p. 12). L’étendue et le caractère protéiforme de l’Empire – pluralité de territoires (provinces et colonies), de modes de gouvernance (absolutisme centralisé ou à distance), de langues, de races (Européens, Amérindiens, Africains), de statuts juridiques (législation sur l’Exclusif et sur l’esclavage dans les colonies) – et ce dans un contexte de fortes rivalités impériales, vont amener les autorités françaises à définir plus avant la nation et ses critères d’appartenance. En opérant alors des inégalités de droit entre résidents des colonies et métropolitains, la France va progressivement définir le national en fonction et en contre-point du colonial. « Dans cette optique, le colonial n’est pas défini comme une relation de dépendance entre un centre et une périphérie, mais en termes de droit, d’inclusion ou d’exclusion » (p. 19). Se dessinent et se renforcent, ainsi, le caractère colonial de l’Empire et l’altérité des sujets résidant dans les territoires ultra-marins.

Une racialisation de la francité

Les multiples revendications de francité qui s’en suivent – portées principalement par des élites locales, des mulâtres et des colons – vont aboutir, à partir du XVIIIe siècle, à une racialisation blanche de l’identité française, laquelle permet alors de faire « le lien entre les dimensions externe et interne de la domination coloniale » (p. 23). Même si la dimension raciale ne saurait être suffisante pour déterminer les critères d’appartenance à la nation [2] (certains colons blancs pouvaient par exemple être jugés indésirables), elle devient cependant une propriété des plus opérantes, permettant de mettre plus particulièrement à distance les groupes noirs et amérindiens. Un signe de la différence d’autant plus important à marquer que ces derniers pouvaient être soupçonnés de davantage acculturer les colons blancs de la Nouvelle-France (via des unions mixtes notamment) que d’être acculturés eux-mêmes. Les échecs de l’assimilation culturelle contribueront, en retour, à renforcer l’idée d’une naturalité de la francité construite autour des mœurs français et, surtout, de la race blanche.

Aussi le débat conflictuel et changeant sur la francité est-il solidaire d’une réflexion politique plus large sur les rapports entre nation, empire et race. Un débat aux positions particulièrement tranchées pendant la Révolution avec, d’un côté, une volonté d’accorder la citoyenneté française au plus grand nombre (« libres de couleur » et esclaves) et, de l’autre, une volonté de conserver la distinction entre sujets et citoyens. Les tergiversations du pouvoir quant à l’abolition de l’esclavage – actée à la fin du XVIIIe siècle à Saint-Domingue et dans les Caraïbes pour être finalement défaite par Napoléon au début du XIXe siècle – attestent de la difficulté de penser l’identité nationale en dehors de la propriété raciale. De même, dans les sociétés de plantation de la Caraïbe et des Mascareignes, la question de la citoyenneté rencontre directement la question raciale : comment des « libres de couleur », propriétaires de terres et d’esclaves au même titre que les planteurs blancs, pourraient-ils être pour autant leurs égaux ?

Un long débat… d’actualité

Cette plongée historique dans le laboratoire colonial observé sous la Monarchie, l’Empire et la République, atteste – comme le souligne Frederick Cooper dans la postface de l’ouvrage – d’un long débat sur la francité, conflictuel, discontinu et polymorphe. Un long débat qui intéressera autant les historiens du colonial que les sociologues du postcolonial, de l’immigration et du politique car « une chose est claire : la signification de la francité n’était pas plus fixe en 1946 qu’en 1763, 1789 ou 1848. Elle est toujours débattue en 2014 » (p. 221). Le débat public sur « l’identité nationale » lancé sous la présidence de Nicolas Sarkozy ou encore le succès commercial de quelques essais récents concluant au déclin de la nation et de l’identité françaises, sont là pour en attester. Si le débat sur l’identité nationale est aujourd’hui majoritairement porté par des élites et autres leaders d’opinion du « centre » (métropole), il continue aussi d’opérer dans les « marges » postcoloniales. C’est le cas, par exemple, à Mayotte, société musulmane traditionnellement régie selon le droit coutumier islamique, devenue le 101e département français en 2011. La politique assimilationniste ainsi engagée interpelle la société civile qui prend la mesure de ce que recouvre l’intégration nationale, vécue ici sous la forme conflictuelle d’un choix entre francité et maorité.

Et c’est bien en ce sens que cet ouvrage d’histoire nous paraît être une pièce capitale pour nourrir et décloisonner le débat contemporain sur l’identité nationale. Si cette dernière s’est construite et définie en contre-point d’une histoire impériale qui, à partir du XVIIIe siècle, va progressivement racialiser les critères d’inclusion et d’exclusion de la nation, force est de constater que cette ligne de fracture raciale continue, en partie, d’opérer dans le débat contemporain sur l’identité française. En plaidant, en 1946, pour une citoyenneté ouverte aux peuples de l’Empire, Aimé Césaire et Léopold Senghor ouvraient alors une brèche dans la conception raciale de l’identité nationale. Au nom d’une égalisation et d’une assimilation juridique (qui ne recouvrait pas, ou pas totalement, une assimilation culturelle), la nation française s’apprêtait ainsi à accueillir en son sein la diversité culturelle représentative de ses conquêtes impériales, et plus particulièrement ici des quatre « vieilles colonies » (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) devenues à cette même époque des départements français. Près de 70 ans plus tard, dans une France marquée par la montée du nationalisme (peut-être moins marquée dans des comportements électoraux que dans des discours publiquement tenus par quelques leaders d’opinion : politiques, polémistes, essayistes), l’idée d’une « identité de souche » refait surface pour discuter sinon contester la francité à l’endroit, cette fois-ci, de populations issues de l’immigration [3], accusées de refuser l’assimilation républicaine au profit de logiques communautaristes. Leur poids démographique, supposé croissant, viendrait à son tour mettre en péril l’unité culturelle et identitaire de la nation.

En fin de compte, d’hier à aujourd’hui, le rapprochement est saisissant en ce que le débat sur l’identité nationale butte sur cette même question – a priori sensible – de l’intégration de l’ « Autre culturel » [4]. Si ce débat n’est à ce jour pas dépassé, on peut regretter que certains des arguments avancés soient, quant à eux, largement passéistes. Il en est de ceux, singulièrement, qui aboutissent de fait à une certaine réification de la nature historiquement raciale et culturaliste de l’identité française.

par Nicolas Roinsard, le 10 décembre 2014

Pour citer cet article :

Nicolas Roinsard, « L’identité nationale dans le laboratoire colonial », La Vie des idées , 10 décembre 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-identite-nationale-dans-le

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Une démarche généalogique qui n’est pas sans rappeler la sociologie de la question sociale développée par Robert Castel autour des questions d’intégration et d’exclusion, et de l’impératif d’observer les continuités et discontinuités sociologiques et historiques qui vont de la marge au centre, et du centre à la marge. Voir notamment : Castel R., Martin C. (dir.), Changements et pensées du changement. Échanges avec Robert Castel, Paris, La Découverte, 2012.

[2Voir, sur ce point, les nuances apportées par Frederick Cooper pour qui «  la relation entre la francité et la race était toujours incertaine et contestée sous l’Empire, la monarchie de Juillet et la République dans la première moitié du XIXe siècle  » (p. 217).

[3Populations dont on peut dire, pour une bonne part d’entre elles, qu’elles sont aussi issues de la colonisation. Voir, sur ce point : Bancel N., Blanchard P. et Lemaire S., La fracture coloniale. La société française au prisme de son héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.

[4Pour une lecture associant diversité culturelle et identité nationale, voir notamment : Weil P., Être français. Les quatre piliers de la nationalité, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2011.

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