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L’esclave-expert et le citoyen

À propos de : Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Seuil


par Paul Demont , le 25 novembre 2015


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À Athènes, dans l’Antiquité, les tâches d’expertise étaient confiées à des esclaves publics, que l’on honorait mais qu’on privait de tout pouvoir de décision. C’est ainsi, explique P. Ismard, que la démocratie parvenait à se préserver des spécialistes.

Recensé : Paulin Ismard, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 2015, 273 p., 20 €.

Dans la démocratie athénienne, avec la rotation de ses magistrats et de ses conseillers choisis pour un an, ceux qui, « à l’occasion », tenaient lieu d’experts stables, étaient, selon Paulin Ismard, les esclaves publics, mais ils n’incarnaient l’État que comme « pure négativité » (p. 30), car ils étaient, en tant qu’esclaves, exclus de la sphère politique. D’où le sous-titre du livre : Les esclaves publics en Grèce ancienne. Qui étaient ces esclaves publics (dêmosioi) et quel était leur rôle ? C’est le premier objet du livre.

Esclavages publics antiques et modernes

On lit d’abord de brillantes et utiles analyses sur l’historiographie de l’esclavage, que Paulin Ismard résume de façon extrêmement claire et convaincante, avec ses différentes « vagues » de comparaisons très idéologiques entre l’Antiquité et l’esclavage en Amérique, tantôt pour opposer l’humanité des Anciens à la cruauté des Modernes, tantôt pour légitimer l’esclavage moderne, tantôt pour le condamner comme on condamnait l’esclavage antique. Moses I. Finley y a ajouté la distinction entre sociétés à esclaves et les véritables sociétés esclavagistes (qui seraient apparues à dans l’Athènes classique). Cette historiographie laissait de côté de nombreux aspects du si divers et si massif « phénomène esclavagiste ». Les travaux des anthropologues permettent maintenant de mieux comprendre les différents types d’esclaves royaux, et plus généralement « les esclaves publics » qui sont l’objet du livre.

Mais la genèse des dêmosioi dans la Grèce archaïque est problématique. Paulin Ismard tente d’abord de suggérer (« un fil ténu », p. 32, « un sentier étroit », p. 42) une sorte de continuité entre les artisans (dêmiourgoi) de l’époque archaïque et les dêmosioi de l’âge classique. Il conduit agréablement le lecteur des aèdes et des héros attachés aux rois chez Homère à l’ingénieux Dédale, que son savoir a conduit à l’esclavage auprès des rois qui voulaient l’avoir à son service, selon un schéma traditionnel (attesté par exemple chez Hérodote pour le médecin Démocédès, au service du roi Darius) : sa mention par Xénophon, selon Paulin Ismard, « loin d’être innocente », ferait de Dédale « l’emblème du mal que le régime démocratique fait à celui qui sait » — une conclusion qui peut sembler faiblement étayée (p. 46-47). Quelques contrats conservés entre une cité et un dêmiourgos à l’époque archaïque dans diverses cités non démocratiques permettent de mieux observer les conditions concrètes de leur emploi : un archiviste en Crète, un scribe près d’Olympie. Dans un « constat » dont il reconnaît qu’il est « hypothétique », Paulin Ismard y voit « le statut de dêmosios confusément défini » (p. 53). Il est difficile cependant d’adhérer à la notion d’un « passage progressif du dêmiourgos de l’archaïsme au dêmosios de l’époque classique » : l’âge classique, bien sûr, et particulièrement à Athènes, continue d’avoir des dêmiourgoi libres et citoyens en abondance. Pour Aristote, il est vrai, dans une petite cité, on pourrait à la rigueur concevoir une équivalence entre esclaves publics et artisans effectuant des travaux publics (Politique, II, 7, 1267b15 : un texte difficile, qui pourrait être examiné). L’hypothèse traditionnelle lie le développement des esclaves publics aux progrès de la démocratie athénienne, avec ses institutions complexes et la rotation des charges qui limitait la continuité de l’action publique, et au développement, « main dans la main » (selon une célèbre formule de Finley associant démocratie et société esclavagiste, p. 58), de l’esclave-marchandise à Athènes.

Platon, dans un texte étonnant du Politique (290a), évoque « le groupe des esclaves et des serviteurs » dont on pourrait imaginer qu’ils constituent le véritable savoir politique de la cité. L’étude des esclaves publics éclaire la volonté platonicienne de séparer ceux que Paulin Ismard appelle joliment « les petites mains des institutions civiques » (p. 66) et le véritable homme politique. Pourtant, assistance aux juges, archivage, inventaires, comptabilité, surveillance de la monnaie, des poids et mesures, police, tout cela, que décrit très clairement et très utilement Paulin Ismard dans son chapitre « Serviteurs de la cité », était confié aux esclaves publics. Certaines tâches, rémunérées, attribuées le cas échéant par vote des citoyens, donnaient accès à des privilèges civiques ou religieux, comme la prêtrise de certains cultes. D’autres esclaves en revanche étaient affectés à divers chantiers, en grand nombre, si l’on pense à ceux qui exploitaient les mines du Laurion en Attique, qui ne sont pas examinés dans le livre, car ils ne rentrent guère dans la perspective adoptée. Par rapport à d’autres types d’esclaves publics, l’originalité grecque tiendrait à l’absence d’esclaves publics travaillant la terre (mais la documentation est limitée) ou enrôlés dans les armées (cela est corrigé p. 118 : il y avait de nombreux esclaves, en tout cas, dans la marine). Au total, les dêmosioi constituaient donc un ensemble extrêmement disparate, qui n’a jamais formé un corps, d’esclaves acquis surtout par achat.

Dans une inscription de la fin du IIe siècle, bien après la démocratie classique, à propos d’un préposé aux poids et mesures à Athènes, il est question d’une eleutheria (qu’il faudrait corriger en el[euth]era) leitourgia, un « service libre » : pour Paulin Ismard, un « service public » au sens où il assure la liberté des citoyens. Cette formule restituée, tardive et unique condenserait « le paradoxe qui réside au cœur du ‘miracle grec’, celui d’une expérience de la liberté politique dont le propre fut de reposer sur le travail des esclaves » (p. 92). Les esclaves publics grecs, bien que « corps-marchandises », étaient (ajoutons : parfois) d’« étranges esclaves » (chapitre 3), jouissant de certains privilèges des citoyens, dont l’accès à la propriété et peut-être à une certaine forme de parenté, ce qui pose quelquefois le problème de la distinction entre esclave et citoyen libre. L’emploi du mot dêmosios suffit-il en effet à établir la qualité servile ? L’épigraphiste Louis Robert mentionne un édit déplorant que des hommes libres exercent « une fonction d’esclaves publics », ainsi qu’une épitaphe commune à Imbros pour un citoyen de Ténédos et son fils qualifié de dêmosios, et conclut qu’un dêmosios avec patronyme doit désigner un homme libre exerçant des tâches publiques (BE 1981, 558). Le sens de ce type de patronyme est incertain. Pour le corpus assez comparable des actes d’affranchissements delphiques, où se pose aussi cette question, Dominique Mulliez observe que le nom au génitif renvoie au père naturel de l’affranchi, sans préjuger du statut juridique de la personne ainsi désignée ; il s’agit parfois de l’ancien maître de l’affranchi, lequel peut ou non se confondre avec le prostates. En ce qui concerne les dêmosioi, Paulin Ismard estime, lui, que « l’ensemble de la littérature antique (…) associe invariablement le statut de dêmosios au statut d’esclave » (p. 109). Il propose en ce sens une analyse nouvelle du statut d’un certain Pittalakos mentionné dans un plaidoyer d’Eschine, un dêmosios qu’il ne juge assimilé à un homme libre dans une procédure que faute d’un propriétaire individualisable. En Grèce, les esclaves publics pouvaient même recevoir des honneurs publics, ce qui interdit, note très justement Paulin Ismard, de faire de l’honneur une ligne de partage universelle entre liberté et esclavage (contrairement aux thèses de certains anthropologues).

Expertise, esclavage et démocratie

Paulin Ismard se situe résolument dans la perspective du « malheur politique » contemporain, la séparation entre le règne de l’opinion et le gouvernement des experts : un savoir politique utile ne peut plus naître « de la délibération égalitaire entre non-spécialistes ». L’État, défini comme « organisation savante » (p. 11), exclut le peuple. C’est le second objet du livre que de situer la démocratie athénienne (et non plus « la Grèce ancienne ») par rapport à cette perspective. « L’expertise servile » y serait « le produit de l’idéologie démocratique », « qui refusait que l’expertise d’un individu puisse légitimer sa prétention au pouvoir » et cantonnait donc les experts hors du champ politique (p. 133, répété avec insistance).

Mais la documentation ne permet d’atteindre que quelques experts esclaves : des vérificateurs des monnaies, ayant seuls le pouvoir et la capacité d’en garantir la validité, un greffier dans un sanctuaire. Le cas de Nicomachos, chargé par Athènes de la transcription des lois pendant plusieurs années consécutives, est différent : on le connaît par des sources hostiles, qui insistent sur le fait que c’est un fils de dêmosios, mais c’est un citoyen athénien, qui n’a un « statut incertain » que dans la polémique judiciaire : voici donc un citoyen expert. Ce n’est pas le seul. Paulin Ismard lui-même évoque une page plus tôt les cas célèbres d’Eubule et de Lycurgue en matière financière ; et que dire, en matière militaire et diplomatique, de Périclès, réélu 14 fois stratège consécutivement ? Ajoutons, à un moindre niveau, les secrétaires mentionnés par la Constitution d’Athènes aristotélicienne : leur contrôle ne peut guère avoir été seulement « formel ».

Sur le plan idéologique, le fameux mythe de Protagoras, dans le Protagoras de Platon, explique que, contrairement aux compétences techniques réservées chacune à un spécialiste (à un dêmiourgos), une forme de savoir politique, par l’intermédiaire des notions de pudeur (ou respect) et de justice, a été donnée à tous les hommes. On y trouverait donc « une épistémologie sociale qui valorise la circulation de savoirs, même incomplets, entre égaux », « une théorie associationniste de la compétence politique », comme celle que développe l’historien américain Josiah Ober dans ses ouvrages récents sur la démocratie athénienne. Protagoras veut pourtant montrer — c’est le raisonnement qui explique ensuite le mythe dans le dialogue de Platon — que si tous les citoyens doivent partager une compétence minimale, il y a des gens plus compétents que d’autres en politique, et des maîtres, comme lui, pour leur enseigner cette expertise. Signalons à ce propos la virulence de ce débat dans le libéralisme radical anglais du XIXe siècle. John Stuart Mill, rendant compte en 1853 de l’History of Greece du banquier et homme politique libéral George Grote, cite avec enthousiasme ses pages sur le régime populaire :

« The daily working of Athenian institutions (by means of which every citizen was accustomed to hear every sort of question, public and private, discussed by the ablest men of the time, with the earnestness of purpose and fulness of preparation belonging to actual business, deliberative or judicial) formed a course of political education, the equivalent of which modern nations have not known how to give even to those whom they educate for statesmen / Le fonctionnement journalier des institutions athéniennes (qui habituaient chaque citoyen à entendre la discussion de toute sorte de question publique ou privée par les hommes les plus capables de leur temps, avec le sérieux et la préparation que réclamaient les affaires politiques et judiciaires) formait un cursus d’éducation politique dont les nations modernes n’ont pas su donner un équivalent même à ceux qu’elles destinent à la conduite de l’État ».

En revanche, lorsqu’un peu plus tard, en 1866, il commente un autre livre célèbre de Grote, Plato and the other Companions of Socrates, il condamne le relativisme qui est selon lui la conséquence inéluctable de sa position, et affirme avec Platon « the demand for a Scientific Governor » (« l’exigence d’un gouvernant possédant la science »), c’est-à-dire, dans les conditions modernes du gouvernement représentatif, « a specially trained and experienced Few » (« Un petit nombre de spécialistes éduqués et entraînés »).

« La figure de l’expert, dont le savoir constituerait un titre à gouverner, (…) était inconnue aux Athéniens de l’époque classique » (p. 11, 16) : c’est la thèse centrale. Le mot « expert » est ambigu. Le « gouvernement » des Athéniens s’exerçait principalement par l’éloquence, sous le contrôle des citoyens, dans une démocratie directe : c’est donc dans la maîtrise de l’éloquence que se logeait pour une part l’expertise de ceux que Mill appelle « the ablest men of the time ». La question de la rhétorique, qui est sans cesse débattue à l’époque, est absente dans le livre de Paulin Ismard, car aucun esclave n’a accès à la tribune. Or, comme Aristote l’écrit (et comme Platon le pensait), même la formation technique de certains citoyens à la rhétorique devait inclure une expertise politique extérieure à la technique du langage : « les finances, la guerre et la paix, la protection du territoire, les importations et les exportations, la législation » (Rhétorique I, 4, 1359b).

« Polis », Cité, État

Le dernier chapitre aborde un autre point central de la réflexion sur l’Athènes classique, la notion de « Cité-État ». Après Fustel de Coulanges et sa « cité antique », a été inventé pour décrire les formes grecques d’organisation politique le concept de « Polis », ce « dummes Burckhardtsches Schlagwort » [1] (Wilamowitz), qu’on traduit ordinairement par « Cité-État ». Paulin Ismard, lui, prend ses distances à l’égard des travaux récents de l’historien danois Mogens H. Hansen, qui aboutissent à distinguer polis et koinônia, « cité » et « société » : il n’y a pas, selon lui, de polis distincte qui correspondrait peu ou prou à l’État moderne, la communauté athénienne « se rêvait transparente à elle-même » (p. 172). Dans cette perspective, confier l’administration, la bureaucratie (Max Weber est évoqué) aux esclaves publics permettait de « masquer l’écart inéluctable entre l’État et la société », dans une « tension irrésolue ».

L’esclave royal qui déclenche la tragédie d’Œdipe dans l’Œdipe-Roi de Sophocle détient le savoir qui met à bas les prétentions au savoir du Roi : voilà l’image que le « miroir brisé » de la tragédie tend pour finir, par l’intermédiaire de Michel Foucault, à Paulin Ismard. Le Phédon lui offre mieux encore : un dêmosios, le bourreau officiel d’Athènes, apportant le poison à Socrate, est accueilli par le philosophe comme le signe de l’effet qu’il suscite bien au-delà d’Athènes et des Athéniens, si bien que cet esclave se trouve placé dans la « position éminente » du « témoin ». De façon un peu étrange, le baptême du premier des Gentils, l’eunuque éthiopien des Actes des Apôtres complète ce « fil secret » (une métaphore récurrente) de « l’altérité radicale », « un ailleurs d’où peut se formuler la norme » (p. 200).

En fin de compte, la figure de l’esclave public, dont cet ouvrage remarquablement écrit propose une analyse très fouillée et neuve, sans toujours entraîner la conviction, permet à Paulin Ismard de mettre à distance le rêve de transparence qu’incarne pour beaucoup (par exemple pour Hannah Arendt) la démocratie athénienne classique.

par Paul Demont, le 25 novembre 2015

Aller plus loin

On pourra lire la controverse, brièvement évoquée dans ce compte rendu, entre Christophe Pébarthe (Revue des Etudes Anciennes, 117, 2015, p. 241-247) et Paulin Ismard).

Sur George Grote et John Stuart Mill, voir Malcolm Schofield, Plato. Political Philosophy, Oxford, 2006, 138-144.

Sur la question de la science politique et de la rhétorique, voir une première approche dans Paul Demont, « Y a-t-il une science du politique ? Les débats athéniens de l’époque classique », L’Homme et la Science, Actes du XVIe Congrès international de l’Association Guillaume Budé, Textes réunis par J. Jouanna, M. Fartzoff et B. Bakhouche, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 183-193.

Pour citer cet article :

Paul Demont, « L’esclave-expert et le citoyen », La Vie des idées , 25 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-esclave-expert-et-le-citoyen

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1«  Stupide slogan de Burckhardt  » (Jacob Burckhardt, qui fut le collègue de Nietzche à Bâle, est l’auteur d’une très influente Histoire de la civilisation grecque traduite en français aux Éditions de l’Aire en 2002  ; Wilamowitz était le maître incontesté des études grecques au début du XXe siècle).

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