Que peut-on encore écrire de neuf sur la vie de Robespierre, figure obsédante de l’imaginaire politique français ? L’historien australien Peter McPhee a relevé le défi, tentant de retrouver l’homme derrière les mythes qu’il a suscités.
Que peut-on encore écrire de neuf sur la vie de Robespierre, figure obsédante de l’imaginaire politique français ? L’historien australien Peter McPhee a relevé le défi, tentant de retrouver l’homme derrière les mythes qu’il a suscités.
Peter McPhee, professeur d’histoire à l’Université de Melbourne, a consacré sa vie à l’histoire de France. Il a amorcé sa carrière par une thèse sur les Pyrénées-Orientales et la Deuxième République, avant de se lancer dans l’histoire de la Révolution française, et notamment dans celle d’une ville du Midi, Collioure. Son intérêt pour l’histoire sociale et provinciale s’est ensuite traduit par une publication sur la Révolution dans les Corbières et un ouvrage non moins remarqué sur la vie des Français sous la Révolution [1]. C’est dire qu’il aborde ici un genre tout nouveau pour lui : la biographie politique. L’initiative était hardie. Non seulement l’auteur change de genre, mais il traite d’un personnage complexe autour duquel aucun consensus n’a jamais su se faire. Tour à tour idolâtré ou abhorré, Maximilien Robespierre n’a cessé d’être la cible des historiens comme s’il incarnait à lui seul la Révolution française. Sur ce point, du moins, les historiens se retrouvent. Pour les uns, l’Incorruptible symbolise la Révolution dans ce qu’elle a de plus pur et de plus prometteur ; pour les autres, il est l’emblème d’une idéologie totalitaire et d’un utopisme meurtrier, annonçant les horreurs du XXe siècle. D’où une interrogation légitime : que peut-on ajouter de nos jours à la masse d’informations et d’interprétations qu’ont procurées les quelque milliers de biographies parues sur cet homme ? La même question se pose évidemment pour d’autres grandes figures du passé — de Louis XIV à De Gaulle, en passant par Napoléon.
Il est vrai par ailleurs que, depuis plusieurs décennies, la biographie historique s’est fort renouvelée : elle s’est délivrée du récit linéaire et accumulatif, de l’explication mono-causale, de la rationalité anachronique et absolue. Désormais, elle restitue aux acteurs leur complexité, aux actes leurs incohérences et au contexte son dynamisme. Sans doute doit-elle également tenir compte de l’écart entre perceptions, intentions, décisions et réalisations concrètes, et réévaluer le rôle de l’acteur et ses facultés de calcul stratégique, de même que ses erreurs de jugement. Qui plus est, l’acteur doit y être traité en relation avec son environnement ou son contexte, entendu comme un réseau sophistiqué de facteurs humains et non-humains [2]. Tout comme nous, les personnages historiques sont confrontés à des stimuli divers et variés et réagissent en conséquence. La part interrelationnelle est des plus importante et motive pour beaucoup les discours, opinions, convictions, et actions. De tout cela, le biographe doit tenir compte. Peter McPhee s’y prête volontiers. Ou, pour reprendre ses termes, le genre biographique doit décrire le passé comme si c’était le présent, et non de façon téléologique — en partant de la fin pour reconstruire et interpréter les débuts. Suivre les étapes de la vie de Robespierre dès sa naissance, en feignant ne pas savoir ce qui va lui advenir et en insistant sur son enfance et son apprentissage, c’est en somme le défi lancé ici par l’auteur. Cela suffit-il à renouveler le genre ? Et surtout à dévoiler des faits nouveaux sur la vie tragique du personnage et sur l’histoire de la Révolution ? Un aperçu de l’ouvrage et de ses conclusions devrait permettre d’élucider ces questions.
Faute de nouveaux documents et de nouvelles archives [3], le biographe est bien souvent contraint de marcher sur les traces de ses prédécesseurs et de lire et relire les sources imprimées ou non, les journaux, les pamphlets, les mémoires, et les procès-verbaux des assemblées et des comités. La nouveauté de l’approche réside donc dans sa relecture, elle-même forcément orientée par ses questionnements personnels et subjectifs — mais non moins pertinents. Celle de Peter McPhee consiste notamment à approfondir les témoignages du docteur de Robespierre, Joseph Souberbielle, recueillis par Louis Blanc dans les années 1840 ou conservés aux archives de l’Institut national de Médecine de Paris, auxquels il prête une grande attention, comme on le verra ci-dessous.
Pour comprendre une vie, force est évidemment de suivre l’homme depuis sa petite enfance. L’auteur dresse donc en premier lieu un portrait de sa famille, de son éducation, de ses déceptions, mais aussi de ses amitiés et tendresses. On le sait, Robespierre fut un frère attentif et délicat, un ami des animaux, un poète amateur, un compagnon agréable. Difficile de déceler dans cette enfance provinciale, marquée certes par la mort précoce de la mère, la fuite du père et le décès de sa jeune sœur Henriette, autre chose qu’une inclinaison certaine à la mélancolie [4]. Dans la période qui s’ensuit et qui le mène à Louis-le-Grand, Maximilien Robespierre est confronté à un environnement agréable et studieux, où il fait ses preuves et acquiert la reconnaissance qui jusque-là lui faisait sans doute défaut. Un de ses professeurs, l’abbé Proyart, témoigne dans un ouvrage autrement très négatif des dons et des succès d’un écolier fort appliqué (p. 21-22). Le retour à Arras et les premiers pas dans la carrière d’avocat n’ont pas non plus de quoi frustrer un jeune homme. Il y trouve de quoi exercer ses talents et affiner ses convictions politiques et sociales. En 1786, il a même l’honneur d’être élu directeur de l’Académie d’Arras. Il y rencontrera Lazare Carnot qui en devient membre en 1787. Dans cette jeunesse tout à fait ordinaire, McPhee découvre avant tout le respect pour les valeurs du mariage et de la famille et la certitude que les enfants — bâtards ou non — ont des droits comme tout être humain.
Certes, contrairement à Jacques-Pierre Brissot qui, à la même époque, voyageait en Suisse, en Hollande, en Angleterre et aux États-Unis, qui s’était engagé dans la Société des Amis des Noirs, et qui, aux côtés de son ami genevois Clavière, multipliait les écrits engagés, Robespierre fait figure de petit provincial. Toute dimension cosmopolitique lui fait défaut, point sur lequel il eût sans doute été utile d’insister. Il semblerait en effet que les prétendus Girondins aient été plus ouverts sur l’étranger que ne le furent les Jacobins. Les patriotes étrangers fréquentaient ainsi les cercles de ceux-là, et non ceux des futurs Robespierristes. Dans la bibliothèque parisienne de Robespierre confisquée après Thermidor, on ne trouve pas non plus beaucoup d’écrits anglais ou américains — si ce n’est l’Essai sur l’entendement humain de M. Locke et une publication en 2 volumes de la Constitution de l’Angleterre par Delolme. Rien sur Adam Smith, Richard Price ou Joseph Priestley qui avaient tant influencé Condorcet, Mirabeau, Clavière et Brissot. De quel poids pèse en politique une expérience provinciale par rapport à une existence parisienne et cosmopolitique, c’est une question qui mérite d’être posée. Ce qui ne veut pas dire non plus que les conclusions en soient spectaculaires pour ce qui est de l’histoire de la Révolution et de ses acteurs. Mais c’est un point intriguant, sur lequel on peut tout au moins réfléchir.
L’homme n’était pas sans succès et partageait les convictions de son siècle. Il n’avait pas de raison à en vouloir à la terre entière. Il n’était pas non plus solitaire. Outre son frère et sa sœur, il avait des amis dont Antoine-Joseph et Charlotte Buissart, qui lui demeurèrent attachés jusqu’au 9 Thermidor. Une fois député à Paris, Maximilien n’est pas non plus isolé. Il fréquente Brissot, les Roland, et Camille Desmoulins. Tout cela est bien connu. Jusqu’en décembre 1791, ses contacts avec les Brissotins sont excellents. Ils se détériorent quand Brissot appelle à la guerre, et ils s’enveniment durant le printemps 1792 au sujet des places « briguées » auprès du roi — les Brissotins en effet s’accaparent les ministères et les comités. La rupture avec les Girondins ne laisse pas Robespierre démuni. D’autres coupent également avec eux. Georges Couthon notamment rejoint le camp des Robespierristes, à la grande déception de Mme Roland. Au cours des ans, l’Incorruptible se lie avec les Duplay, avec les Deschamps, etc. Mais ce dont Peter McPhee nous parle peu, ce sont des relations ou des dialogues qu’il entretient avec ses collègues, notamment avec Couthon [5]. On aimerait en savoir plus long sur ce qui se passait à l’intérieur des comités après l’entrée de Robespierre dans celui de Salut public en juillet 1793 jusqu’à la rupture de fin juin 1794, quand il déserte son poste. Sans doute est-il difficile de retrouver l’origine du conflit, puisque les protagonistes en ont détruit les preuves. Mais outre les procès-verbaux officiels et les commentaires publiés par la presse contemporaine, les longues discussions qui ponctuent le procès des anciens membres des comités entre décembre 1794 et avril 1795 laissent échapper des éléments qui éclairent quelque peu le mystère, et surtout, qui dévoilent la complexité du système mis en place par la Convention. Sur cette complexité, l’ouvrage ne nous apprend pas grand-chose de nouveau. Il demeure focalisé sur Robespierre.
Robespierre incarne-t-il à lui seul la Terreur, telle qu’elle a été mise en place en septembre 1793, avec ses lois répressives et son gouvernement révolutionnaire ? Selon McPhee, l’Incorruptible n’a jamais souhaité la supprimer. Il l’a même amplifiée en faisant voter la loi du 22 prairial qui simplifiait à outrance la procédure judiciaire. Qui plus est, le discours du 8 Thermidor annonçait de nouvelles arrestations, et, sans doute, des exécutions. Mais le plus curieux, c’est que ces exécutions se sont accélérées, alors même que Robespierre était malade, et donc absent. Une enquête minutieuse sur les motifs secrets de cette accélération fait encore défaut. Dans ses attaques de Fructidor an II contre les membres des comités, le Dantoniste Lecointre était le premier à la faire observer — chiffres à l’appui. Tout cela a été repris par Saladin dans son rapport au nom de la Commission des Vingt-et-Un contre les quatre « grands coupables », condamnés en germinal à la déportation [6]. Ces témoignages pourraient suggérer quelques nouveaux éléments de réponse, bien qu’ils soient publiés après la mort de Robespierre. Tout en notant la recrudescence des exécutions, McPhee ne met peut-être pas assez à profit ces témoignages de l’an III, de même que les résultats des recherches de Jean-Clément Martin et de Michel Biard sur le fait que la Convention n’a jamais mis « la Terreur à l’ordre du jour ». À y regarder de plus près, il s’avère que, le 2 germinal an II, la Convention a officiellement proclamé « la justice et la probité à l’ordre du jour » [7]. Ces études nouvelles devraient permettre de tirer d’autres conclusions, et de mettre fin au mythe de la Terreur, sans pour autant minorer les violences propres à la guerre civile et à l’affrontement des factions [8]. L’auteur n’insiste pas non plus suffisamment sur le fait que le 9 Thermidor ne clôt pas la période qu’il est convenu de nommer la Terreur — et il est vrai que là n’était pas son sujet.
Le fait est qu’à la mort de Robespierre le tribunal révolutionnaire se perpétue, et avec lui, le gouvernement du même nom. Celui-ci se maintient en vérité jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de l’an III et celui-là jusqu’au 12 prairial an III, tandis que le 1er Germinal de la même année, Sieyès présente une nouvelle loi de police générale, aussi sévère que celles qui avaient précédé : elle prononce la peine de mort, la déportation, les fers et la mise-hors-la-loi « sous le misérable prétexte de rassemblement » — elle sera appliquée dès les journées de Germinal et de Prairial an III par une commission militaire — alors même que plusieurs des Girondins de retour appellent à « jeter la terreur au sein des nouveaux conspirateurs » [9]. Et de fait, des hommes qui passent pour modérés, Cambacérès et Merlin de Douai en particulier, sont à l’origine de la plupart des lois dites terroristes, que ce soit celle des suspects du 17 septembre 1793 (Merlin) ou celle du tribunal révolutionnaire de mars 1793 (Cambacérès), y compris la catégorie hors-la-loi conçue alors par ce même Cambacérès. Les deux éminents juristes se sont perpétués à la présidence du Comité de Législation et refusaient même après Thermidor qu’on abolisse les lois susnommées. Lors de sa détention en l’an III, l’ancien membre du Comité de Salut public, Robert Lindet, ne craint pas du reste d’attribuer à Merlin de Douai la responsabilité de ce qu’il appelle les « assassinats judiciaires » commis dans les départements [10]. Parmi les lois répressives seule celle du 22 prairial an II, présentée à la tribune par Couthon, a été rédigée et imposée par le petit cercle robespierriste [11]. Une étude sérieuse et motivée juridiquement serait nécessaire pour comprendre ce qu’elle impliquait réellement. Les critiques unanimes qui s’élevèrent alors contre cette loi concernaient avant tout l’article XX (par lequel était stipulé que la Convention dérogeait à toutes celles des lois précédentes — ce qui suggérait que l’Assemblée n’aurait plus à statuer sur le sort de ses membres suspects) et l’article XI (les suspects seraient directement traduits devant les deux grands comités). Ainsi apparaît, me semble-t-il, une configuration bien plus complexe que ce que veut bien le dire l’historiographie traditionnelle — soit marxiste, soit révisionniste. Dans cette configuration figurent donc des acteurs secondaires qui au 9 Thermidor sont restés prudemment à l’arrière-plan, mais auxquels est due la plus grande partie de la législation révolutionnaire que l’on reproche si violemment aux seuls Robespierristes. Qu’ils n’aient jamais été inquiétés démontre certes qu’ils étaient vus comme des ‘technocrates’ — Merlin de Douai fut le plus grand juriste de son temps, et, banni en 1815, poursuivit sa carrière à Bruxelles — et non comme des idéologues. Cela suffit-il à faire porter toute la responsabilité à Robespierre, Barère, Billaud-Varenne et Collot d’Herbois ? Robert Lindet en tout cas y répugnait.
Robespierre est devenu le bouc émissaire de la Révolution française, parce qu’il avait perdu son sens politique (p. 206) : il a été assassiné par des hommes qui craignaient pour leur vie, mais aussi et surtout par ceux qui avaient exercé une répression sanglante durant leurs missions de commissaire. Eux n’étaient pas restés confinés dans un bureau comme Robespierre. L’auteur en est conscient et le note explicitement. Mais en tire-t-il toutes les conclusions qu’il conviendrait ? Car ce que suggèrent les remarques relatives à Merlin et à Cambacérès et la politique de l’an III, c’est que le gouvernement révolutionnaire était sincèrement accepté par une grande partie de la Convention — y compris par des hommes qui passent encore et toujours pour modérés.
Peter McPhee est également attentif au nombre de signatures apposées par Robespierre et au nombre de discours qu’il a prononcés. Régulièrement, il les cite soit comme preuves de l’innocence de son personnage — absent notamment lors des exécutions en masse du printemps 1794 — soit comme signes de fatigue et de repli sur soi. Il étudie également l’œuvre accomplie par Robespierre au Bureau de Police générale entre mai et juin 1794, et découvre seuls trente décrets de sa main, mais rarement un ordre d’arrestation. L’Incorruptible exige plus de preuves, réfute l’anonymat, et renvoie les dénonciations à qui de droit (p. 192). Seule exception notoire : la Cabarrus, dont « il faut réunir toutes les pièces à conviction » [12]. L’auteur n’oublie pas non plus de noter les références privilégiées de Robespierre : 119 références à la vertu contre 28 seulement à la terreur (dans les discours de novembre 1793 à février 1794). Encore pourrait-on ajouter que son usage de la notion de terreur est rarement pris dans un sens « actif ». Par terreur il peut tout aussi bien indiquer la terreur infligée aux amis de la liberté par les contre-révolutionnaires ou celle que suscitent ses ennemis personnels aux députés de la Convention — notamment après messidor an II quand circule la liste de ses prétendues victimes à venir, stratégie que Robespierre qualifie lui-même de « système de terreur ». La Terreur mise en œuvre par la Révolution, à l’inverse, est pour lui synonyme de justice (comme dans le fameux discours du 5 février 1794 : une « justice prompte, sévère, inflexible »). Pour comprendre le sens précis du terme, force est d’examiner le contexte dans lequel il est employé. Rares sont les historiens qui s’y sont attachés. De là une confusion certaine.
À la suite de Sophie Wahnich, de Haïm Burstin et de Jean-Clément Martin, Peter McPhee interprète la répression du gouvernement révolutionnaire comme une réponse à l’anarchie et aux violences populaires, et non comme l’affirmation d’une idéologie précise. Dès septembre 1793, Billaud-Varenne appelait en effet à renforcer le gouvernement et à centraliser la justice. Mais il fallait encore que les lois soient connues de tous les départements et qu’elles soient fidèlement appliquées. Aussi McPhee conteste-t-il l’interprétation de Patrice Gueniffey sur « l’idéocratie » qu’aurait prônée Robespierre. Certes, et comme bon nombre de ses contemporains — et des nôtres ? — l’Incorruptible a tendance à penser en termes binaires de bien et de mal ou à imputer les maux de la Révolution à une vaste conspiration. Mais s’agit-il d’une conviction idéologique fixe et inaltérable, d’une rhétorique en vogue à l’époque ou d’une vision déformée due à l’épuisement — un burning-out ?
Le biographe penche pour la dernière solution. C’est que la Révolution épuise ses acteurs, ce qui a évidemment des conséquences sur leurs actes. Robespierre est ainsi tombé malade à maintes reprises : au printemps 1790, en novembre 1792 (plus de trois semaines) ; en septembre-octobre 1793 (deux semaines) ; en février/mars 1794 (plus d’un mois) ; en avril/mai (trois semaines environ) et en juin/juillet (plus de trois semaines). Non seulement ces maladies expliquent les absences répétées de Robespierre dans les comités et à la Convention durant des périodes importantes, et notamment en 1794 quand advient la Grande Terreur, mais encore le fait que sa faculté de jugement se détériore — tout comme ses humeurs. Le Conventionnel Robespierre n’est plus le jeune provincial, néophyte en politique et d’autant plus enthousiaste. Il est à bout de forces, irrité et irritable, peu enclin aux compromis, et de plus en plus, certain d’être seul contre tous. McPhee interprète ces maladies comme autant de crises nerveuses dues à des contrariétés politiques, mais ne se hasarde pas à tenter une analyse psychologique plus poussée. Ne pourrait-on pourtant en déduire que Maximilien supportait très mal la contradiction et le conflit ? Un comportement déjà perceptible lors de sa querelle avec Brissot — et dont il n’était pas le seul à pâtir. Dès lors, Madame Roland se plaignait que chacun suive sa marotte sans se soucier de celle d’autrui. Toute crise politique traduirait alors aux yeux de l’Incorruptible un échec personnel, mais aussi la présence d’une volonté mauvaise chez l’adversaire — ce qui aurait pour suite des accès de mélancolie maladive. McPhee y voit quant à lui une source d’erreurs de jugement.
Parmi les erreurs de jugement nées de la fatigue extrême de Robespierre, McPhee nomme la décision d’inclure Camille Desmoulins parmi les coupables d’exactions, ou bien celle de tenir la fête de l’Être Suprême alors qu’il préside la Convention, ce qui avait fort indisposé députés et visiteurs et avait conforté la rumeur d’un Robespierre dictateur ; et puis la décision d’imposer la loi du 22 prairial deux jours après les murmures désapprobateurs qui avaient fusé lors de la fête ; de ne pas avoir profité des victoires de juin pour annoncer un retour à l’ordre constitutionnel, et, enfin, de ne pas avoir nommé ceux qu’il accusait depuis plusieurs semaines, et dont il soupçonnait qu’ils conspiraient contre lui [13]. Tout cela permet à l’auteur de conclure très modestement que Maximilien Robespierre fut un homme comme il y en a tant. Ni dieu, ni diable, mais tout simplement homme avec ses qualités et ses défauts, placé dans un contexte historique éprouvant, comme il y en a rarement dans une vie. La grande différence en fin de période, c’est que, jusqu’en février-mars 1794, Robespierre avait su épouser ce contexte. Après, il fut dépassé par les événements et devint victime de ceux qui les provoquaient ou les manipulaient, parce qu’il était à bout de forces, et partant, incapable de démêler les fils des intrigues qui le visaient (p. 206 et p. 215).
Une fois tournée la dernière page, cette biographie laisse un double sentiment. Il n’y a rien à lui reprocher. Bien au contraire, puisqu’elle corrige les caricatures telles celles colportées par Ruth Scurr dans Fatal Purity : Robespierre and the French Revolution (Londres, 2006) ou les interprétations mono-causales telles celles de Joël Schmidt, Robespierre (Paris, Folio, 2011) [14]. Les faits y sont patiemment exposés et expliqués ; les idées et opinions de même. Le style en est agréable et l’effort d’objectivité très sensible. Mais qu’apporte-t-elle de vraiment neuf sur le sujet, sinon un témoignage de l’humanité indéniable d’un homme outrageusement et durablement défiguré ?
Les résultats de cette enquête peuvent donc laisser sur leur faim des lecteurs avides de grandes thèses ou de grandes découvertes. Ils ont en tout cas pour mérite une grande honnêteté doublée d’un désir de justice indéniable. Les témoignages des contemporains et des anciens collègues de Robespierre qui, plus tard, ont eu le courage de s’exprimer sincèrement sur le bouc émissaire qu’était devenu l’Incorruptible donneraient raison à l’auteur. Tous avouent regretter leur soutien au 9 Thermidor, avant de conclure malgré tout que le système de Robespierre avait pour défaut d’être trop rigoureux [15]. Dans les années 1830, plusieurs régicides lui rendirent donc justice, tout en regrettant encore et toujours sa trop grande sévérité.
par , le 23 juillet 2012
Annie Jourdan, « L’épuisement de Robespierre », La Vie des idées , 23 juillet 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-epuisement-de-Robespierre
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[1] Collioure et la Révolution Française, 1789-1815, Perpignan, 1989 ; Revolution and Environment in Southern France. Peasants, Lords and Murder in the Corbières, 1780-1830, Oxford, 1999 ; Living the French Revolution, 1789-1799, London & New York, 2006.
[2] Voir les écrits de Bruno Latour et de John Law sur l’Actor-Network Theory, dit ANT, et pensons aux contingences, aux maladies, absences, retards, etc.
[3] On le sait sans doute. Grâce à des dons divers et à l’État, les Archives nationales ont certes acquis un fonds d’archives contenant des manuscrits inédits de Robespierre conservés par Lebas. Mais ce sont pour la plupart les versions primitives de ses discours. On ne sait donc pas avec certitude si elles contiennent des éléments, permettant d’affiner ou de modifier l’interprétation à son propos.
[4] Je me permets de renvoyer à un ancien article qui traite en un sens du sujet, A. Jourdan, « La Guerre des Dieux ou l’héroïsme révolutionnaire chez Madame Roland et Robespierre », Romantisme, n° 85, 3, 1994, p. 19-26.
[5] Notamment ses rapports avec Couthon dont on sait en réalité peu de choses, alors que ce dernier présente à plusieurs reprises des lois importantes, il est chargé de la rédaction du code révolutionnaire et il gère le Bureau de Police générale quand Robespierre s’absente.
[6] Billaud-Varenne et Collot d’Herbois sont effectivement conduits en exil. Barère parvient à se cacher, tout comme Vadier, mais ils ne retrouveront plus une place politique de premier plan. En fait, ils eurent de la chance, car après les journées de prairial, les Thermidoriens désiraient les faire exécuter. C’était trop tard. Deux avaient disparu, les autres étaient déjà en mer. En réalité, une fois les Girondins réintégrés, les Thermidoriens poursuivront tous les Montagnards qui seront emprisonnés à un moment ou à un autre. Seront seuls exceptés : Carnot, Louis du Bas-Rhin et Prieur de la Côte d’Or. Ceci mérite d’être noté. Edgar Quinet était un des premiers à le faire remarquer. La Révolution, réédition, Belin, 1987.
[7] Le tome X des Oeuvres de Maximilien Robespierre, sous la direction de Marc Bouloiseau et d’Albert Soboul, PUF, 1967, p. 519, note 3, mentionne le 18 floréal, mais le véritable décret date du 2 germinal et est demandé par Barère, Le Moniteur, t. XX, p. 22.
[8] Sur ce point, je renvoie aux travaux récents de Jean-Clément Martin, notamment Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Seuil, 2006.
[9] Toutes ces données seront publiées avec les références dans French Historical Studies, 36, I, 2012 : « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1798). Étude comparative sur une notion ambiguë ».
[10] Robert Lindet a joué un rôle primordial sous la Convention, car il était responsable des subsistances et des approvisionnements. C’est à lui et aux marchands qu’il employait que la France doit de ne pas être morte de faim. La Grande-Bretagne en effet cherchait par tous les moyens à affamer la population. Elle arrêtait les convois, etc. Lindet s’était lié avec James Swan, un Américain résidant à Paris, qui était devenu l’agent de commerce d’importation et d’exportation de la Convention. Il voyageait sous pavillon neutre (AN, F11 205).
[11] Certes, quelques semaines auparavant, sur proposition de Robespierre, le Comité de Salut public avait pris un arrêté très sévère pour accélérer la justice dans le Midi. Cet arrêté du 21 floréal, qui créait une commission populaire à Orange était signé par divers membres du Comité : Billaud-Varenne, Carnot, Collot d’Herbois, Couthon, Lindet et Prieur. Mais il n’avait pas été présenté à la Convention. F. Brunel, Thermidor. La chute de Robespierre, éditions Complexe, 1989, p. 65-66.
[12] En vérité, le volume consacré aux affaires de police générale est nettement plus épais en prairial qu’en messidor. Voir AN F7 4437. À partir du 12 messidor, Couthon s’occupe de plus en plus du Bureau et renvoie régulièrement aux commissions populaires qui demeurent au nombre de deux. Les deux commissions supplémentaires décrétées début thermidor ne furent jamais constituées.
[13] Voir notamment les attaques indirectes de Barère des 2 et 5 thermidor an II, ou bien celles de Vadier du 27 prairial et du 21 messidor an II. Le Moniteur, t. 21, p. 183 et Archives Parlementaires, t.93, p. 368-370 et p. 451.
[14] En insistant trop sur les références de Robespierre à l’Antiquité, l’auteur donne un portrait tout aussi caricatural du personnage. En fait, il prend trop au sérieux ce qui est avant tout une rhétorique à la mode.
[15] Parmi ces témoins : Baudot, David, Cambon, Barère et même Vadier ou Amar, sans oublier Buonarotti et Babeuf.