Pourquoi le régime démocratique est-il si souvent une entrave aux politiques qui bénéficieraient au plus grand nombre ? Telle est la question que tente de résoudre l’économiste Bryan Caplan.
Pourquoi le régime démocratique est-il si souvent une entrave aux politiques qui bénéficieraient au plus grand nombre ? Telle est la question que tente de résoudre l’économiste Bryan Caplan.
Bryan Caplan, The Myth of the Rational Voter : Why Democracies Choose Bad Policies, Princeton & Oxford, Princeton University Press, 2007, 276 p., 22, 15 euros.
Bryan Caplan, jeune professeur d’économie à l’université George Mason (Washington DC) publie en 2007 un ouvrage provocateur qui est déjà la source d’une polémique outre-Atlantique. La pertinence de son interrogation – pourquoi les démocraties prennent de mauvaises décisions ? – ne fait pas de doute dans le contexte d’une Amérique engagée dans une guerre sans fin en Irak, mais elle pourrait intéresser bien d’autres contextes. La proposition centrale de l’ouvrage est la suivante : « la démocratie, étant le pouvoir du peuple, est donc le pouvoir des fous. »
L’auteur part d’un paradoxe bien connu en science économique : le régime démocratique ne permet pas nécessairement de mettre en œuvre des politiques qui bénéficient au plus grand nombre alors même que le plus grand nombre possède le droit de vote. L’économie politique (political economics) a développé l’analyse et la résolution de ce paradoxe de deux manières divergentes.
Selon l’école de Virginie, le système électoral et institutionnel qui définit la démocratie est inefficace, en particulier en raison de l’importance qu’y prennent les groupes de pression. Ceux-ci parviennent mieux à se faire entendre que la majorité silencieuse. L’action collective est d’autant plus efficace dans une démocratie qu’elle est menée par de petits groupes de pression qui investissent suffisamment de temps et de ressources financières pour obtenir la mise en place de la politique qu’ils soutiennent, même si cette dernière est néfaste au plus grand nombre, qui échoue à s’organiser. L’école de Chicago, elle, défend une position symétriquement opposée. Certes, le jeu démocratique donne naissance aux groupes de pression mais c’est pour le mieux. La concurrence de ces groupes sur le marché politique permet, sous certaines conditions, de dissiper la rente acquise par chacun d’entre eux – comme sur le marché des biens, c’est la concurrence réalise la situation optimale.
Les deux courants, aboutissant à des propositions normatives différentes, ont néanmoins un point en commun : ils reposent tous deux sur l’hypothèse de l’électeur rationnel. L’électeur est peut-être mal informé, mais il demeure rationnel (c’est-à-dire, pour retenir une définition consensuelle, cohérent avec ses préférences). Il est même « rationnellement mal informé », comme le disait Downs : il faudrait être irrationnel pour payer le coût de s’informer parfaitement en politique, vu le faible rendement qu’on en retirerait. En effet, le vote individuel modifie très marginalement la décision publique, son utilité marginale est donc très faible au regard du coût d’acquisition d’une information pléthorique.
C’est précisément cette hypothèse fondamentale d’électeurs rationnels mais mal informés que conteste Caplan. En effet, selon les théories de l’électeur rationnel, l’information imparfaite n’est pas un défaut majeur pour une démocratie car les erreurs commises par un électeur mal informé sont aléatoires – celles des uns compensent celles des autres. La loi des grands nombres s’applique, et il suffit de quelques électeurs bien informés pour que la décision collective soit optimale ; comme le dit Caplan, pour ces théories classiques, « la démocratie donne la voix au sage et au fou, mais c’est le sage qui détermine la politique suivie. » Pour Caplan, ce « miracle de l’agrégation » est tout simplement faux car, selon lui, les erreurs ne sont pas aléatoires mais systématiques. Les agents ont des croyances fondamentales et des préférences sur leurs croyances. Pour le dire autrement, alors que les consommateurs choisissent en fonction de leur préférence et des prix des biens, les électeurs choisissent en fonction de leurs croyances et de leurs valeurs.
Les erreurs systématiques des électeurs relèvent pour Caplan de quatre catégories ou « biais » par rapport à ce que la rationalité économique devrait leur faire préférer : le biais anti-marché, c’est-à-dire une tendance à sous-estimer les bénéfices économiques du fonctionnement du marché ; le bais anti-étranger, c’est-à-dire une tendance à se méfier de l’ouverture commerciale et de l’échange international ; le biais travail, soit l’importance accordée à la valeur travail et à l’emploi ; et enfin le biais pessimiste, soit la croyance en la décadence des civilisations occidentales actuelles. L’auteur s’appuie sur une enquête réalisée en 1996 auprès, d’une part, de 1500 Américains et, de l’autre, de 250 doctorants en économie, pour étayer la réalité de ces différences de croyance entre économistes et citoyens lambda. Contrairement aux économistes, les citoyens croient dans leur ensemble que les prix ne suivent pas les lois de l’offre et de la demande, que le protectionnisme est bon, que la croissance se confond avec le nombre d’emplois, et que la décadence est en marche.
En raison de ces erreurs systématiques, l’électeur n’est pas une tabula rasa, mais bien un être irrationnel avec des opinions qui n’ont rien d’aléatoires, qui sont simplement fausses. Ainsi, si les démocraties échouent régulièrement à prendre démocratiquement la décision économiquement pertinente compte tenu de leurs maux, ce n’est pas la faute des groupes de pression ou d’électeurs mal informés, mais parce que les hommes politiques font ce que des électeurs fous leur demandent.
L’originalité de l’auteur est donc de renverser le débat traditionnel de l’économie politique et de procéder à l’examen critique de l’hypothèse jusqu’ici centrale dans la discussion : pour Caplan, l’électeur n’est pas rationnel, il vote avec ses émotions. La démocratie échoue non parce qu’elle ne permet pas de faire émerger la volonté générale, mais bien au contraire parce qu’elle la réalise !
Le paradigme de la science économique telle qu’elle se développe depuis la fin du XIXe siècle et plus encore depuis la théorie des anticipations rationnelles, autour de Muth [1] en particulier, est bien la rationalité. Son pari – insensé selon Caplan – est de tenter de tout expliquer par le recours à la raison. L’aversion des économistes pour l’hypothèse d’irrationalité est le prix de la survie de ce paradigme. Pour un économiste, il faut d’abord aller jusqu’au bout du paradigme de la rationalité et, si vraiment on se trouve encore confronté à une énigme insoluble, il sera toujours temps de changer de paradigme ; mais d’ici là, aucune exception, même partielle, ne doit être envisagée. Cette peur du vide, Caplan tente de la dépasser par l’hypothèse d’une irrationalité partielle, réduite au domaine des valeurs et de l’idéologie. La définition de l’irrationalité chez Caplan est complémentaire de celle de la rationalité chez Muth : est irrationnel celui qui fait des erreurs systématiques, comme est rationnel, dans le paradigme classique, celui qui n’en fait pas.
Caplan fait cependant le pari qu’il existe une « logique de cette irrationalité. » Les électeurs ont des préférences sur les croyances comme les consommateurs en ont sur les biens. Les erreurs de croyance ont un coût. « L’irrationalité rationnelle » implique que les électeurs vont essayer d’éviter la vérité car la vérité est coûteuse. En d’autres termes, au moment du vote, on met la rationalité et la vérité en « mode pause » quand il s’agit des valeurs.
La force de l’argumentation de Caplan tient dans le renversement du paradoxe de l’action collective : ce qui est paradoxal, ce n’est pas que l’électeur vote alors que son choix est coûteux et sans retour, mais qu’il vote rationnellement alors qu’il est irrationnel. Il est en réalité rationnel de voter irrationnellement, c’est-à-dire pour des options politiques conformes à des valeurs et non à un intérêt économique.
Caplan insiste sur le fait que le parallélisme entre le consommateur et l’électeur est source de confusion. Le consommateur a une incitation à être rationnel car, s’il se trompe, il le paie cher. Au contraire, l’électeur n’a pas d’incitation à être rationnel car, s’il se trompe, sa voix ne compte presque pas et ce n’est donc pas très grave. On retrouve la structure d’un classique dilemme du prisonnier : le vote est un bien commun et chacun a intérêt à dévier du vote rationnel. Pour Caplan, être rationnel est un choix, tout comme s’informer était un choix dans la théorie classique.
Caplan fait donc un sort à l’hypothèse « de l’électeur égoïste ». On ne vote pas en maximisant son bien-être individuel mais le bien-être collectif. Ici, Caplan reprend avec originalité l’hypothèse du voile de l’ignorance. Lorsqu’un électeur vote, ce n’est pas tant qu’il se pose dans une abstraction rawlsienne (je me place dans l’ignorance de ma situation socio-économique réelle), ni dans une abstraction harsanyienne (j’anticipe toutes les situations économiques possibles avec leur probabilité d’occurrence) : il postule simplement une préférence pour le bien commun. L’originalité vient de ce que Caplan fonde le principe du voile d’ignorance sur un calcul rationnel : comme mon vote n’est pas décisif, il n’est pas coûteux pour moi d’être généreux. On pourrait dire qu’il est d’autant plus facile de voter à gauche qu’on est riche : on s’achète ainsi une bonne conscience à peu de frais. L’altruisme devient un bien qu’on peut s’acheter à bas prix dans les urnes.
La question est dès lors de savoir quel est le fondement ou l’explication des idéologies. Il manque à la théorie de Caplan de rendre endogènes les préférences. En effet, l’histoire nous enseigne que même les idéologies évoluent. Il faudrait donc proposer une théorie de leur changement. Caplan se pose cette question à la fin de l’ouvrage mais ne trouve pas de réponse convaincante : qu’est-ce qui conduit certains à penser comme les économistes, c’est-à-dire rationnellement ? Caplan indique que l’éducation, la croissance du revenu, la sécurité professionnelle et le sexe masculin sont des déterminants de la rationalité économique. Mais c’est probablement là que le projet de Caplan échoue, car l’information imparfaite revient par la fenêtre de l’éducation après avoir été chassée par la porte des croyances. Ce n’est plus l’idéologie, mais l’information imparfaite, sous la forme d’une absence d’éducation, qui expliquerait le « mauvais vote ». Pour faire court, si les électeurs étaient tous des économistes alors, oui, la démocratie serait un bon système. Cette incohérence conduit l’auteur à des prescriptions pour le moins discutables. Il regrette ainsi le suffrage censitaire, à défaut duquel il valorise l’abstention, car les électeurs qui s’abstiennent sont les moins rationnels. Certes, Caplan le reconnaît, une solution serait d’éduquer tout le monde mais, selon lui, cela coûterait trop cher. Trop cher par rapport à quoi, d’ailleurs ?
Dans ces conditions, reste à expliquer pourquoi, la plupart du temps, les décisions politiques ne conduisent pas à des catastrophes. Pour lever ce mystère, Caplan fait valoir qu’au total, les électeurs qui votent effectivement sont plus éduqués que les autres. Par ailleurs, les électeurs jugent aussi les politiques sur les résultats et ces derniers ne font donc pas ce que leurs électeurs fous affirmaient souhaiter, mais ce que ces électeurs vont percevoir de l’action et de ses effets. Bref, selon Caplan, heureusement que les hommes politiques ne tiennent pas leurs promesses !
Pourtant si l’apport du livre s’arrêtait là, tout serait dit et on serait ramené à un débat classique entre Aristotéliciens et Platoniciens sur la capacité des foules à s’éduquer et à dominer leurs passions pour atteindre la raison. Caplan ne mène pas une charge contre la démocratie pour vanter les mérites d’une dictature éclairée. Il montre les limites intrinsèques d’une démocratie fondée sur le vote irrationnel, pour mettre en avant les vertus d’une régulation des sociétés par le marché. En effet, la main invisible du marché, elle, est rationnelle. Le bon dosage entre le marché et le gouvernement ne dépend pas des défaillances du marché, mais des défaillances du marché relativement à celles du gouvernement. L’implication de cet argument en termes politiques est claire : si le consommateur est rationnel et non l’électeur, alors il vaut mieux se fier au marché qu’à la démocratie.
Que reste-t-il du raisonnement de Caplan ? Un sentiment à la fois de plaisir élitiste à trouver un fondement économique au sentiment confus que nos démocraties s’enfoncent dans la démagogie ; et un sentiment de gêne réelle à se laisser entraîner dans une vision libertarienne de l’Etat et du marché. Les décisions collectives ne fonctionnent pas, nous disait l’école autrichienne [2], car elles oppriment la liberté individuelle ; elles ne fonctionnent pas, nous disait la théorie du Public Choice [3], car le choix public fait la part belle aux groupes de pression et aux électeurs mal informés ; enfin, elles ne peuvent pas fonctionner, nous dit Caplan, car elles sont le fait de fous. Et pourtant la démonstration de Caplan n’est pas convaincante faute de parvenir à redéfinir précisément l’irrationalité. En effet, son hypothèse d’irrationalité du vote est réfutable en ce qu’elle ne se distingue pas, dans ses vérifications empiriques, de l’hypothèse de mauvaise information. C’est ce qui le conduit à en revenir à une vision platonicienne remaniée : on pourrait dire que, pour Caplan, la démocratie serait optimale si le vote était réservé aux économistes. On en est donc ramené à l’ancienne alternative : soit former les citoyens pour en faire des experts, soit accepter que le fondement du vote n’est pas l’efficacité mais la légitimité, et que les habitants de la maison sont de meilleurs experts de leur propre bien que les architectes.
Il n’en reste pas moins que de nombreux courants de la science économique sont à la recherche d’un nouveau fondement aux décisions individuelles et d’une sortie du paradigme étroit de la rationalité. Le développement de l’économie-psychologie, de la neuroéconomie, ou de l’économie expérimentale sont autant de pistes pour refonder les notions de valeurs, d’émotions, de comportements ou de décisions cognitives mixtes - à la fois rationnelles et prises dans l’émotion. L’étude des biais systématiques dans les décisions est une voix de recherche de plus en plus féconde qui a de nombreuses applications possibles en économie politique.
L’introduction du livre en texte intégral
Recension dans le New Yorker par Louis Menand.
par , le 16 octobre 2007
Maya Bacache-Beauvallet, « L’électeur irrationnel, ou la République de l’économiste-roi », La Vie des idées , 16 octobre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-electeur-irrationnel-ou-la
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] J. F. Muth, 1961, « Rational Expectations and the Theory of Price Movements », Econometrica 29, pp. 315-335.
[2] F. Hayek, The Road to Serfdom (1944), ed. 1994 University of Chicago Press.
[3] J. M. Buchanan et G. Tullock,1962, The Calculus of Consent : Logical Foundations of Constitutional Democracy, The University of MichiganPress, Ann Arbor paperbacks.