Recensé :
Lucien Karpik, L’économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007, 384 p., 26 euros.
La théorie économique qui veut que chaque produit puisse, en situation de concurrence, se différencier par un prix et que chacun puisse effectuer ses choix en conséquence, s’applique-t-elle quand nous recherchons une bonne interprétation de la 7e symphonie de Beethoven, quand nous hésitons entre deux Beaune 1er cru, quand nous devons choisir un bon restaurant, un bon avocat, un bon psychanalyste ou encore le meilleur cours du soir pour nos enfants ? Dans la réponse négative que donne Lucien Karpik à cette question en apparence triviale, réside l’ambition de L’économie des singularités : proposer un cadre théorique capable de rendre compte de toutes les transactions portant sur des biens multidimensionnels et de qualité incertaine et que Karpik appelle les biens singuliers. Une des propositions de départ de l’ouvrage est que, pour ces biens spécifiques et à la différence des biens standards, la concurrence par les prix est moins déterminante qu’une concurrence par la qualité. Pour comprendre comment, face à l’opacité de ces marchés, nous parvenons tout de même, dans la vie quotidienne, à trouver les bons produits, il nous faut une boîte à outil. C’est ce que nous propose Lucien Karpik dans ce livre quand il nous parle des de connaissance, de jugement de confiance, de qualification. Mais Karpik nous livre ici plus que cela, puisqu’il entend construire un cadre théorique général : une typologie des régimes de coordination susceptibles de rendre compte de toutes les situations relatives aux biens singuliers observables à ce jour. Cette typologie étant indissociable d’un ensemble de mises à l’épreuve empiriques sur des marchés concrets (les grands vins, les produits de luxe, la musique de variétés, les services des professions libérales, etc.), l’ouvrage est tout sauf abstrait. D’autre part, il illustre ce que la sociologie économique est en mesure de répondre à l’impérialisme de la théorie économique : construire une théorie générale et empiriquement fondée des transactions marchandes. Voilà ce qu’est l’économie des singularités.
Pour qui a suivi les nombreux travaux qui ont porté l’attention, non seulement sur la construction sociale du marché et son encastrement, mais aussi sur les conditions de possibilité de relations marchandes marquées par l’incertitude sur la qualité des biens (qu’il s’agisse des personnes sur le marché du travail ou des produits), ces questions ne sont pas totalement nouvelles. Depuis vingt ans, en effet, des chercheurs en économie (hétérodoxe) et en sociologie (économique) se demandent, à propos de toutes les situations où subsistent une hétérogénéité des biens et une incertitude sur leur qualité, comment des dispositifs parviennent-ils à assurer la confiance sur les marchés ? Comment se réalise l’accord sur la qualité des produits ? Quels sont les équipements, matériels, juridiques et cognitifs nécessaires pour surmonter l’incertitude ou pour organiser la rencontre entre le consommateur et le produit ? Qui sont les professionnels qui, dans cette perspective, travaillent le marché ? Geertz a posé ces questions à propos de l’économie de bazar ; Karpik lui-même a apporté une contribution décisive en travaillant sur les avocats d’abord puis en étendant sa réflexion à des objets comme le guide Michelin ; des conventionnalistes comme Robert Salais, François Eymard-Duvernay ou Christian Bessy ont construit un cadre de réflexion sur la coordination marchande, tout comme les sociologues étudiant les professionnels du marchés et les médiations socio-techniques (Franck Cochoy) ou des historiens de la qualité (Alessandro Stanziani). En choisissant de remettre ces travaux divers sur les qualités sous la bannière d’une économie des singularités, Karpik propose donc de rassembler dans un cadre théorique synthétique un courant de recherche fécond. Voyons comment.
Première étape de l’ouvrage : Karpik avance que si on parcourt attentivement les théories du marché (en partant de la théorie néoclassique et en examinant ses développements de Chamberlin à Lancaster en passant par Akerlof), on doit constater que celles-ci butent toutes, non pas tant (comme on le répète à l’envi) sur l’irréalisme de la concurrence pure et parfaite que sur l’hypothèse d’homogénéité des biens et donc sur les problèmes d’incertitude radicale sur la qualité. En sorte qu’il existe bien un univers spécifique d’échanges, celui des biens singuliers, que la théorie économique ne peut pas analyser. La sociologie économique doit donc proposer les outils pour traiter toutes ces situations où la transaction repose sur l’existence de dispositifs de connaissance (ce sont les appellations, les labels, les marques, les critiques, les hit-parades, les réseaux) et où une concurrence par la qualité prime celle par les prix. La démonstration de Karpik s’appuie, tout au long de l’ouvrage, sur des mise à l’épreuve empiriques successives au cours desquels les outils vont devoir prouver leur capacité à expliquer le fonctionnement de marchés concrets ; le livre est donc émaillé d’exemples, du marché de la psychanalyse à celui de la musique de variétés, du marché des grands vins à celui des chemises Lacoste.
Deuxième étape : Karpik constitue sa boîte à outils avec les notions suivantes : le jugement (par opposition à la décision qui suppose un calcul dans un univers d’équivalences, le jugement permet de faire des choix entre des entités incommensurables), les dispositifs de jugement et de confiance (ils peuvent prendre la formes de « délégués des consommateurs » et vont attacher le consommateur et le produit : ce sont par exemple les réseaux, les appellations, les guides et autres cicérones, les classements) et les régimes de coordination. Ainsi, par exemple, les guides Parker ou Michelin sont-ils décrits comme de véritables « machines de papier » qui font fonctionner leur marché respectif dans des régimes de coordination qui sont appelés régime de l’authenticité ou de l’opinion experte. Face à la prolifération des produits (liée à leur différenciation et au développement des marchés de niches) et à l’activisme réflexif des consommateurs (mais Karpik a la prudence de ne pas prendre pour argent comptant la prophétie historiciste du nouveau consommateur actif), ces dispositifs sont des dispositifs de raréfaction. L’économie des singularités renverse donc la perspective des économistes en partant du principe que les problèmes à régler sur le marché ne sont pas exclusivement des problèmes de rareté, mais souvent des problèmes de prolifération et de construction de la rareté (en somme, les industriels du luxe font, quotidiennement, du Karpik sans le savoir).
Troisième étape : Karpik expose longuement sa construction d’une typologie des régimes de coordination, avec précision et là encore avec de nombreux exemples, mobilisés non point comme des illustrations mais comme de véritables mises à l’épreuve de la force explicative de ces outils sur des marchés concrets. En distinguant les dispositifs impersonnels (qui ne nécessitent pas de connaître personnellement quelqu’un pour acquérir la connaissance nécessaire pour trouver le bon produit, mais peut reposer sur une connaissance à distance, par la lecture d’un guide par exemple) des dispositifs personnels (à l’inverse, quand accéder à cette connaissance nécessite de passer par des relations personnelles), puis en distinguant selon l’étendue du marché (un marché restreint comme celui des grands vins de Bourgogne ne repose pas sur les mêmes dispositifs qu’un marché étendu comme celui du prêt-à-porter de luxe), en distinguant ensuite des dispositifs qui analysent le contenu des singularités (le guide Hachette des vins) et ceux qui classent les singularités entre elles (les prix littéraires, les hit-parades), en distinguant enfin les formes d’engagement des consommateurs (selon que celui-ci, actif et autonome cherche à satisfaire des goûts personnels affirmés ou, inactif, suit les tendances proposés par les dispositifs), Lucien Karpik aboutit ainsi à une typologie en sept régimes de coordination. Soit : le régime de l’authenticité (exemple : la marché des grands vins, marché restreint et consommateur actif), le régime méga (exemple l’industrie du luxe ou celle du cinéma des blockbusters qui doivent intégrer les contraires que sont le volume et la rareté, faire tenir ensemble critères esthétiques et de rentabilité), le régime de l’opinion experte (quand sur un marché restreint, un consommateur s’en remet à des dispositifs de prescription comme les prix littéraires ou les choix du concept store comme Collette), un autre de l’opinion commune (le hit-parade dans l’industrie des variétés ou comment une industrie avec plus de 300 000 titres peut construire sa rentabilité sur 4 % de son catalogue…). Enfin les trois régimes de coordination à dispositifs personnels reposent tous sur l’inscription du consommateur dans un marché-réseau qu’il s’agisse du régime des convictions (je choisis mon violon parce que je partage les mêmes passions que mon luthier…), de celui de la coordination professionnelle (étudié par Karpik avec les avocats) ou de la coordination inter-firme.
L’ouvrage s’achève sur deux questions. La première consiste à se demander si une sociologie qui s’intéresse à des marchés où la concurrence par la qualité prime la concurrence par les prix n’a, dès lors, rien à dire sur ces derniers, laissant la question des prix aux seuls économistes ? En répondant par l’affirmative, on risquerait d’instaurer un nouveau Yalta entre économistes et sociologues —une pax karpikiana ?— : aux uns les biens standards, aux autres les biens singuliers. Or, Karpik s’efforce de nous convaincre que l’économie des singularités ne repose pas sur une partition entre les biens. Choisir son guide, c’est choisir son dispositif de jugement ; ainsi selon qu’on suit les guides Diapason (basé sur des critères de musicalité) ou celui de la Fnac (basé sur des mesures techniques) pour acheter une chaîne hifi, on choisit une logique d’action différente. Il faut donc entendre que diverses représentations d’un produit peuvent s’assimiler à des produits différents. En outre, l’économie des singularités a bien des choses à dire sur les prix chaque fois que les travaux empiriques sont capables de rattacher des formes d’équilibre par le prix avec la hiérarchie des qualités. A titre d’exemple (instructif pour un universitaire), tirer de travaux empiriques sur les stars un « principe de disproportion » qui énonce que la différence entre le prix des singularités est d’autant plus grand qu’on se trouve au sommet de la hiérarchie des qualités, est un résultat général qui, sans nécessiter de longues monographies, s’applique aussi bien aux grands vins de Bourgogne, aux footballeurs ou aux professeurs surpayés de certaines universités américaines. En somme, Karpik nous rappelle à cette occasion que la sociologie ne doit pas se limiter à des interprétations particulières de faits singuliers, mais viser des théorisations compréhensives, c’est-à-dire générales, empiriquement fondées et ajustées à des questions spécifiques et, comme dirait Weber, intéressantes.
La seconde question consiste à se demander si les biens singuliers, en tant que biens non standards (avec comme archétype les biens culturels) sont nécessairement menacés par la culture de masse, l’extension de la sphère marchande et la globalisation des marchés ? Karpik apporte une réponse nuancée dont le grand mérite est de nous sortir d’un pessimisme critique hérité d’Adorno et Horkheimer (la culture nécessairement tuée par le marché) sans pour autant tomber dans le prophétisme d’un post-fordisme nous annonçant abondance de biens singuliers pour tous du fait de la différenciation indéfinie des produits.
Voilà donc un ouvrage important, notamment pour oser nous proposer un cadre théorique fort sans nous contraindre par une théorie générale du marché à d’ambitieux projets de réunification des sciences sociales. Dans un contexte de redéfinition de celles-ci au profit de l’économie, certains ne manqueront pas, d’ailleurs, de le lui reprocher. Sur ce point, Karpik s’applique d’ailleurs dans un bref et incisif interlude en forme de réponse aux critiques récentes des tenants de l’économie des conventions à la sociologie économique (abus de la notion d’encastrement, programme dispersé, absence d’ambition théorique générale, acceptation de fait de la validité du paradigme néoclassique) à défendre les vertus des théorisations sociologiques compréhensives. Un peu de réalisme wébérien ne fait jamais de mal.
L’économie des singularités ne dessine t-elle pas, du coup, un cadre un peu trop… singulier ? On pourrait se demander si le passage d’une économie des qualités à une économie des singularités ne s’est pas payé par une attention trop grande à certains types de biens alors même que Karpik entend référer la singularité à des dispositifs et non à des qualités intrinsèques des produits. De même, on pourrait se demander si, à trop se focaliser sur la question de l’échange et des dispositifs organisant la rencontre entre une offre et une demande marchande, on ne risque pas d’évacuer les questions du travail, de la production et du commerce ? Reste que l’ouvrage, en plus du cadre théorique novateur proposé, ouvre aux chercheurs de nombreuses pistes, à commencer par l’étude de la genèse des dispositifs de jugement, ouvrant ainsi la voie à une histoire du marché qui se décentrerait à la fois de l’étude de l’encastrement et de la dénonciation critique et pessimiste de la marchandisation du monde. En insistant sur la centralité du jugement (par rapport à la décision), Karpik ouvre également la voie à un retour sur la notion même de préférence : prendre au sérieux cette question c’est non seulement s’opposer aux offensives des économistes (néo-beckeriens et autres) mais aussi ouvrir à une économie de la pluralité des mondes (avec les entrepreneurs, les équipements et les métriques nécessaires pour faire circuler les biens entre ces mondes). L’optimisme de Karpik quant à l’avenir des singularités (et donc de la culture) n’en dissimule pas moins les craintes que peut avoir un mélomane averti face aux effets que les pouvoirs économiques et politiques ont sur la liberté réelle des consommateurs les plus authentiques : « Faut-il contempler dans l’indifférence cet événement inouï : la disparition des possibilités d’enregistrement, sauf pour quelques stars, des musiciens de notre époque et l’éventuelle disparition de la possibilité d’accéder par le disque, au nom d’intérêts privés, à l’une des plus précieuses créations de l’humanité » (p. 338).