En quoi l’eau peut-elle être conçue comme un bien commun ? En partant de la faculté de l’eau à mettre en rapport des individus et des territoires, cet essai caractérise différentes formes de communalité formées par et autour de l’eau.
En quoi l’eau peut-elle être conçue comme un bien commun ? En partant de la faculté de l’eau à mettre en rapport des individus et des territoires, cet essai caractérise différentes formes de communalité formées par et autour de l’eau.
Le concept de bien commun est omniprésent dans le discours contemporain sur l’eau. Il est mobilisé aussi bien dans des appels consensuels à la préservation d’une ressource vitale que pour penser des alternatives au modèle gestionnaire libéral dominant (Cangelosi, 2012). Pour mieux comprendre ce qui se joue autour de ce concept très « malléable » (Broca, 2016), on propose ici de partir de la faculté générale de l’eau à interconnecter des individus, des groupes sociaux et des territoires (Molle, 2012), réunis dans ce qu’on peut qualifier d’agencements ou de collectifs hydrosociaux [1].
Pour désigner cette faculté d’interconnexion et le type de collectif qui en résulte, nous proposons de recourir au terme de communalité, qui est utilisé aujourd’hui dans le discours juridique pour envisager la part de commun d’un bien [2]. Comme nous le verrons, cette communalité peut être d’origine matérielle (car l’eau s’écoule), fonctionnelle (car elle est une ressource aux multiples usages) et normative (car elle est l’objet d’investissements juridiques ou politiques). Nous pensons que ce détour peut permettre à « l’eau bien commun » de ne pas rester à un slogan passe-partout, mais de contribuer à des transformations plus effectives des relations que nous entretenons avec l’eau.
Le cas français étudié ici montre que la situation de communalité précède les mobilisations actuelles autour du thème de l’eau bien commun, qu’elle contient des dimensions coopératives mais également conflictuelles et qu’elle est autant une affaire d’État que de mobilisations sociales. Enfin, l’exemple de l’eau peut contribuer efficacement à forger un imaginaire post-individualiste adapté aux défis écologiques actuels.
L’eau est fondamentalement une matière « fugitive », dont l’écoulement ne peut être interrompu provisoirement que par des retenues ou des barrages. Il en résulte une série d’interdépendances matérielles qui se manifestent à plusieurs échelles, du ruissellement pluvial entre deux parcelles contiguës à la riveraineté partagée des eaux courantes traversant une série de propriétés [3]. Ces interdépendances mettent aux prises des intérêts particuliers, mais également ceux-ci et l’intérêt collectif, ou encore « général », par et sur lequel l’État moderne a cherché à légitimer son action. Tout un arsenal juridique a donc été forgé pour régler ces situations de communalité matérielle.
Le droit civil a ainsi reconnu l’appropriation privée des eaux de pluie ou de source : elles appartiennent au propriétaire du terrain sur lequel elles tombent ou d’où elles jaillissent. Il a parallèlement instauré des servitudes pour les propriétaires ainsi interconnectés [4], posé des limites (ne pas nuire intentionnellement…) et confié aux tribunaux le soin d’arbitrer d’éventuels conflits entre intérêts privés, ou entre ceux-ci et l’intérêt collectif (par exemple l’alimentation d’un hameau par une source privée…).
La régulation des interdépendances autour de l’eau des rivières obéit pour sa part à une autre logique, car cette eau est d’emblée accessible à de multiples riverains. Le statut juridique des eaux courantes a été l’objet de longs débats en France tout au long du XIXe siècle. On a envisagé leur inclusion totale dans la domanialité publique – comme c’est le cas aujourd’hui en Espagne par exemple. Mais l’État français n’a finalement conservé dans le domaine public que les rivières dont il s’était historiquement réservé le monopole d’usage en raison de leur caractère navigable et flottable, alors essentiel à l’économie du pays. L’eau des rivières non domaniales a pour sa part été intégrée dans la catégorie des choses communes, au sens de l’article 714 du Code civil : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». Le Conseil d’État écrivait en 2010 que cet article avait été adopté en lointain écho au principe de droit romain selon lequel « par droit naturel sont le bien commun de tous : l’air, l’eau s’écoulant, la mer, et, pour cela, les rivages de la mer ».
Cependant, à défaut de droit de propriété, un droit de jouissance préférentiel sur l’eau des rivières a été reconnu au propriétaire riverain [5]. Ce droit d’usage fondé sur la propriété foncière, partagé avec d’autres par la force des choses, ne peut toutefois être excessif au risque de tomber dans l’abus et le conflit. Riveraineté et rivalité partagent d’ailleurs la même étymologie. Ainsi, comme avec l’eau de pluie, le droit français construit ici la communalité hydrosociale comme une collection d’individus solidaires d’une eau qui les relie malgré eux, tout en étant source d’obligations réciproques.
La régulation de ce collectif est prise en charge, comme on vient de le voir, par le droit et les tribunaux, mais également par l’administration à travers la police de l’eau qui fait partie de la police de l’environnement. À cet égard, comme l’a montré A. Ingold (2011), depuis le XIXe siècle, le pouvoir de l’administration n’a cessé de s’affirmer vis-à-vis du pouvoir judiciaire. En France, ce pouvoir règlementaire s’est construit sur un imaginaire d’abondance de l’eau. Il s’est aussi toujours caractérisé par la faiblesse des moyens dédiés aux dispositifs de contrôle (Magnin & al., 2024). La communalité matérielle a été remodelée par l’affirmation de la primauté d’un intérêt général, dont l’État serait le garant. Cet intérêt général a été défini initialement par la nécessité de « mettre en valeur » la ressource en eau. Il a intégré par la suite des contraintes comme le partage de la ressource en situation de pénurie et les besoins des milieux.
La loi sur l’eau de 1992 a marqué à cet égard une double inflexion : elle a érigé l’eau en patrimoine commun de la nation, porteur d’un intérêt commun supérieur s’imposant aux titulaires de droits. Dans le même mouvement, cette loi a doté l’État des moyens lui permettant de mieux contrôler les prélèvements et de restreindre les usages si nécessaire.
En pratique cette affirmation continue du contrôle exercé par un État garant se heurte à de nombreuses difficultés. Elles sont en partie liées à la matérialité même de l’eau : les contrôles sur les volumes prélevés ou les écoulements y sont par exemple complexes et coûteux [6]. Mais la difficulté vient aussi de la force des droits acquis sur une ressource longtemps en situation de quasi libre accès, notamment pour les usages agricoles.
La mise en commun opérée par l’eau provient également de son caractère de ressource facile d’accès et indispensable pour des usages potentiellement rivaux. Pour le dire autrement, c’est aussi un bien commun au sens économique [7]. Selon la célèbre théorie de G. Hardin, de telles ressources partagées et libres d’accès seraient vouées à la destruction et cette « tragédie » ne pourrait être conjurée que par la privatisation ou l’étatisation. Depuis sa publication en 1968, sa thèse a été à la fois largement mobilisée et critiquée (Locher, 2013). Ses détracteurs ont en particulier montré que ces situations avaient plutôt donné naissance à des organisations permettant de répartir durablement la ressource au sein des communautés d’usagers.
Ces organisations ont élaboré un « droit spontané », au sens de règles issues de pratiques sociales, sans la médiation d’une instance spécialisée et étatique (Bailly, 2017). Ce droit a généralement intégré « la nécessité d’exploiter cette ressource de manière résiliente » (ibid.), et a eu un effet implicite de préservation. En outre, l’exploitation de la ressource nécessite généralement des ouvrages (canaux…) dont la construction et l’entretien ne sont possibles que collectivement [8].
Cette communalité fonctionnelle née de l’usage partagé de la ressource et des ouvrages associés peut être qualifiée d’ascendante : elle n’a pas besoin de l’intervention de l’État pour naître et fonctionner. Son analyse renvoie aux processus et mécanismes de la gestion en commun, qui doivent leur reconnaissance aux travaux très connus d’E. Ostrom. En s’appuyant sur une grande diversité de cas, Ostrom a défini des critères qui, s’ils sont respectés, permettent selon elle aux communs d’échapper généralement à la surexploitation. Le collectif hydrosocial en jeu ici a bien les traits d’une communauté d’usagers, qui forge ses règles mais qui est également traversée par des tensions internes, rapports de pouvoir et de genre, et soumise à des relations potentiellement déstabilisantes avec des acteurs externes comme les autorités étatiques ou des acteurs économiques.
Même si elle est souvent efficace pour préserver la ressource, l’auto-organisation présente cependant trois limites :
– D’abord, lorsque les acteurs concernés deviennent plus nombreux, dispersés et diversifiés sur un territoire lui-même plus important et fragmenté politiquement, l’action collective visant à instaurer des règles et infrastructures communes devient plus complexe à instaurer et à maintenir, et les contrôles contre les resquilleurs plus difficiles à exercer.
– Ensuite, le « droit spontané » façonné par les usagers peut s’avérer insuffisant pour tenir compte d’enjeux normatifs nouveaux et/ou dépassant son cadre territorial d’application, par exemple ceux relatifs à la solidarité amont/aval.
– Enfin, les ouvrages nécessaires font souvent appel à des solidarités financières pour leur construction ou leur fonctionnement qui sollicitent des entités extérieures aux communautés, qu’il s’agisse de la fiscalité ou en France des redevances des Agences de l’eau.
Ces trois limites peuvent être dépassées par une communalité fonctionnelle qu’on qualifiera a contrario de descendante. Elle repose sur la création par la puissance publique d’un cadre institutionnel dédié à la mise en relation des usagers de la ressource, à une échelle hydrographique adaptée [9]. Cela prend en France la forme des Commissions locales de l’eau (CLE), créées par la loi de 1992 afin de planifier et de réglementer une « gestion durable et équilibrée » sur leur territoire. Ces instances réunissent des agents de l’État, des élus (majoritaires), ainsi que des représentants des usagers et de l’environnement (associations de consommateurs, de protection de l’environnement, de pêcheurs…). Elles s’inscrivent elles-mêmes dans un système de gouvernance plus large structuré historiquement autour des Agences de l’eau et des Comités de bassin. Elles étaient initialement d’initiative locale, jusqu’à ce que la loi sur l’eau de 2006 donne aux Comités de bassin le pouvoir de les rendre obligatoires en cas de défaillance de l’initiative collective dans un contexte reconnu comme problématique [10].
Ce dispositif présente de nombreuses limites : durée et complexité de la procédure ; investissements différenciés et rapports inégaux entre acteurs [11] ; capacité à porter l’enjeu sectoriel de l’eau vis-à-vis des autres filières de gestion de l’espace (aménagement, urbanisme, agriculture). Toutefois, plusieurs auteurs ont montré qu’il avait la capacité à ériger progressivement l’eau en « bien commun territorial » (Lascoumes et Le Bourhis, 1998), au terme d’un processus de communalisation susceptible de déboucher sur un « ordre négocié » pris en charge par une « communauté démocratique de gestion » (Allain, 2012).
Un tel processus permet en effet aux identités et intérêts de se confronter, d’évoluer, et de s’ajuster au bénéfice d’un projet commun pour l’eau. Les réflexions actuelles sur les Commissions locales de l’eau portent notamment sur une meilleure articulation avec d’autres filières telles que l’urbanisme et l’agriculture, ainsi que sur le renforcement de leur caractère démocratique par une participation citoyenne complémentaire de celle des associations (Hassenforder et Ferrand, 2021). Cela rejoint des appels à une gouvernance plus démocratique de l’eau bien commun.
Une dernière forme de communalité se joue sur un plan normatif, et plus précisément sur le terrain des modes d’existence juridique ou politique de l’eau. Dans le prolongement (ou en rupture) avec l’héritage des droits de propriété et d’usage, il s’agit ici d’affirmer qu’une part commune de l’eau transcende les intérêts particuliers ou sectoriels (Rochfeld et al., 2021), voire d’inventer de nouveaux modes d’existence.
Comme on l’a vu, une première innovation normative avait érigé l’eau en « patrimoine commun de la nation » à l’occasion de la loi de 1992 [12]. L’impact de cette mesure a fait l’objet d’interprétations différentes. Pour certains, ses effets sont limités. Selon le juriste P. Billet (2017), « l’eau [est] déclarée patrimoine commun de la nation sans autre ambition que proclamatoire ». Pour le Conseil d’État (2010), il s’agit d’une « notion ambiguë » qui « vise seulement à créer des devoirs de préservation à la charge des citoyens actuels et des droits au profit des générations futures ».
Sans en passer par la patrimonialisation, des juristes s’efforcent pour leur part de revivifier des formes résiduelles de propriété commune, voire de repenser les notions mêmes de bien et de propriété afin de débarrasser celle-ci de son caractère exclusif et absolutiste. J. Rochfeld (ibid.) propose ainsi, à travers la notion d’échelle de communalité, de reconnaître explicitement la part de commun présente dans tout bien et justifiant un encadrement du droit des propriétaires. S. Vanuxem (2018) propose d’y parvenir en renversant le rapport habituel de domination du sujet sur les choses, et en pensant celles-ci comme des milieux habités par une pluralité de personnes ayant vocation à cogérer, à des degrés divers et avec des droits différenciés, l’habitabilité de leur milieu commun. D’autres juristes façonnent de nouvelles catégories, comme celle de « commun naturel » fondé sur la solidarité écologique (Camproux Duffrène, 2020) ou de « bien nature » dispensateur de services écosystémiques (Grimonprez, 2018).
Enfin, de nombreuses réflexions et initiatives sont actuellement engagées autour de la personnification morale d’éléments de nature, en particulier de fleuves et de rivières. Ces propositions témoignent du foisonnement intellectuel sur le statut des choses et des biens, sur un rééquilibrage entre leurs parts individuelle et commune et sur les types de relations souhaitables entre des sociétés humaines et leurs milieux. C’est dans ce domaine que de nombreux points de jonction s’établissent avec le mouvement social et politique autour du commun.
Une communalité normative plus politique chemine en effet à travers de multiples mobilisations, qu’il s’agisse de lutter contre « l’accaparement » de la ressource par des intérêts privés, ou en faveur de l’accès et du droit à l’eau et d’une gestion publique des services d’eau. Ce sont ces luttes qui ont donné naissance à la notion d’eau bien commun, en lien avec un mouvement plus global autour du commun érigé en levier de transition, voire – pour reprendre un sous-titre marquant - de révolution (Dardot et Laval, 2015). Le recours au commun prend acte également des limites de la propriété publique, qui ne garantirait pas (ou pas suffisamment) la mise hors marché ou la recherche de l’intérêt général, en particulier lorsqu’il s’agit de répondre à des crises environnementales majeures (Lucarelli, 2010).
Le mouvement international pour l’eau bien commun a été particulièrement actif en Italie, en particulier lors du référendum de 2011 qui a fait échouer le projet de privatisation de la gestion des services d’eau. En France, il est marqué par l’émergence, à la fin des années 2000, des coordinations eau bien commun en Île-de-France ou encore en Rhône-Alpes, dans le prolongement des luttes contre la gestion privée des services publics et en faveur de la reconnaissance du droit à l’eau. Il s’est concrétisé localement par des formes de « régulation civique » des services (Tindon, Barbier, 2018), adossées à la contre-expertise militante, ou encore par l’engagement citoyen en faveur de la reconnaissance du droit à l’eau pour tous.
Le mode d’existence de l’eau bien commun s’affirme ici autour de quatre piliers :
– un accès garanti à l’eau ;
– une gouvernance démocratique ;
– la mise hors profit de l’eau et donc l’exclusion de la gestion privée ;
– la préservation de la ressource et son usage solidaire, dans l’intérêt de tous et le respect des équilibres du milieu.
Il a déjà trouvé un débouché partiel avec la reconnaissance en France, et désormais en Europe, d’un droit à l’eau pour tous, le refus de la privatisation des services en Italie ou encore l’affirmation du caractère public et non lucratif de sa distribution en Slovénie.
Parmi les arguments fréquemment évoqués : le caractère vital de l’eau, et la référence aux droits humains fondamentaux. Ainsi pour la Commission Rodota (2008), qui a joué un rôle essentiel en Italie dans la réflexion sur les communs, l’eau relève des biens communs dont l’accès devrait être garanti à tous car elle conditionne « l’exercice des droits fondamentaux » et le « libre développement des personnes ». Le droit à l’eau reconnu par les Nations unies (28/07/2010) est pour sa part défini comme un « droit essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». L’accès universel à ce « bien socle » participerait plus généralement de la dignité humaine, reconnue comme aspiration fondamentale des individus et fondement de la notion de citoyenneté par la tradition sociologique (Boudon, 2010).
Mais on peut très bien concrétiser ce droit en ne modifiant qu’à la marge le fonctionnement des services, grâce à des dispositifs comme la tarification sociale qui rendront la facture « abordable » pour tous les usagers. La réalisation du programme fort de l’EBC nécessite d’aller plus loin et c’est pourquoi certains auteurs en appellent à une politique de « l’en-commun » (Blouin, Genest et Paquerot, 2016), visant à faire émerger une alternative au modèle de l’individualisme libéral négociant ses droits et délégant son pouvoir de décision.
François Flahault (2011) ouvre à cet égard une piste stimulante pour conforter cette proposition. Le philosophe part en effet d’un principe opposé à l’ontologie libérale, selon lequel « la coexistence précède l’existence ». Pour lui, nous ne nous individuons qu’à partir, et à hauteur, de ce que nous procure une matrice collective qu’il nomme « l’espace commun de coexistence », qu’on peut également qualifier de milieu commun (Taylan, 2022). Celui-ci comprend des composantes à la fois immatérielles (la langue, des institutions…) et matérielles (des infrastructures collectives comme le réseau d’eau). Sa composition, pour partie façonnée par des processus diffus, résulte également de projets politiques explicites relatifs à des qualités spécifiques de société, et donc d’individus.
Dans cette perspective, l’intégration du service d’eau dans l’espace commun de coexistence se justifie non seulement par sa contribution au sentiment de dignité mais également par la possibilité qu’il offre « à la subjectivité de faire l’expérience de sa réalité » à travers le rapport à soi construit autour de l’hygiène personnelle (Kaika, 2014). Et cette subjectivité confortée et enrichie ne peut s’exercer que par la médiation d’un réseau solidarisant l’ensemble des habitants, autrement dit grâce au milieu commun par lequel elle prend forme. Celui-ci doit en conséquence être mis hors profit et faire l’objet de soins attentifs, sous l’égide d’une gouvernance ouverte à des usagers-citoyens.
La communalité hydrosociale apparaît ainsi dans toute sa diversité et complexité comme le produit de phénomènes matériels, de luttes et de compromis relatifs à différentes conceptions de la société. Elle peut venir renforcer un modèle libéral fondé sur une représentation de la société en tant qu’addition d’intérêts individuels régulés par le droit et le marché. Elle peut aussi contribuer à activer d’autres formes de solidarités, fondées sur des dispositifs, des catégories juridiques ou encore des concepts innovants.
Il reste toutefois encore beaucoup de défis à relever pour transformer à cette aune et en profondeur les pratiques sociales. En particulier, la gestion du commun mobilise des équipements (réseaux, forages…) qui, s’ils peuvent servir de matrice collective pour activer ou faire vivre des interdépendances matérielles et sociales, fixent également du capital et peuvent aussi nourrir des mécanismes d’accumulation. Ils contribuent alors à renforcer des rentes historiques qui nourrissent des logiques extractives, déterritorialisent le rapport à l’eau et limitent le débat démocratique. Les dispositifs locaux déployés pour convenir du partage de l’eau peuvent alors difficilement contrer des accords bien plus structurants passés dans des arènes plus discrètes et pas toujours coordonnées, alors que l’État lui-même n’investit pas significativement dans la régulation effective des usages de l’eau.
par & , le 16 avril
Bibliographie
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Rémi Barbier & Sara Fernandez, « L’eau en commun », La Vie des idées , 16 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-eau-en-commun
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[1] Sans préjuger de leur fonctionnement interne ni de leur régulation externe au sens de B. Latour, un collectif désigne un assemblage d’humains et de non-humains. L’adjectif hydrosocial a été introduit en géographie pour insister sur le lien indissociable entre les dimensions biophysiques et anthropiques des circulations et usages de l’eau (Swynguedouw, 2009).
[2] La notion de communalité a été remobilisée dans la réflexion juridique contemporaine pour désigner la part de commun présente dans un bien afin de repenser son usage, sa gestion et sa gouvernance (Rochfeld et al., 2021). Nous l’utilisons ici non pour désigner des degrés mais des modalités spécifiques de mise en commun.
[3] Ou encore de frontières nationales, situation qui ne sera pas abordée ici mais qui repose globalement sur la tentative de concilier souveraineté nationale, usage raisonnable et équitable et obligation de coopérer.
[4] Il ne faut pas empêcher un écoulement issu du fond supérieur pour le propriétaire du fond inférieur, et symétriquement ne pas aggraver l’effet de cette servitude pour le propriétaire supérieur.
[5] Article 644 du code civil « Celui dont la propriété borde une eau courante (…) peut s’en servir à son passage pour l’irrigation de ses propriétés. Celui dont cette eau traverse l’héritage peut même en user dans l’intervalle qu’elle y parcourt, mais à la charge de la rendre, à la sortie de ses fonds, à son cours ordinaire ».
[6] De plus, la complexité de sa circulation rend délicate la détermination des volumes prélevables sans porter atteinte au milieu.
[7] C’est-à-dire rival et non exclusif (Barraqué, 2021).
[8] Autrement dit, « la solidarité est réciproque et obligée car la communauté est nécessaire pour satisfaire les intérêts individuels, comme la communauté ne peut pas se passer de l’individu et de son investissement matériel » (Billet, 2017). On trouve de nombreux exemples de telles organisations, par exemple en Suisse avec les canaux d’irrigation appelées bisses (Schweizer, 2013). Un autre exemple est celui des associations syndicales d’irrigation, organisées et placées sous le contrôle de l’Etat depuis la loi de 1865 en substitution des anciens modes de gestion communautaire. Voir Billet (2017) à ce sujet et sur la différence avec la Suisse.
[9] Bassin-versant (territoire dont l’eau s’écoule vers un exutoire unique) ou aquifère (eau souterraine).
[10] De fait, l’essentiel des Commissions locales de l’eau post-2006 sont obligatoires, ce qui illustre les difficultés d’enclenchement endogène d’une telle dynamique.
[11] Entre catégories d’usagers, élus, mais également entre ceux-ci et l’État qui demeure très présent, par exemple dans l’écriture du règlement (Barbier et al., 2022).
[12] Cela prolongeait l’article 10 de la « Charte européenne de l’eau » adoptée par le Conseil de l’Europe le 6 mai 1968, selon lequel l’eau, « bien précieux » d’importance vitale, constitue un patrimoine commun dont la valeur devait être reconnue par tous.