Après plusieurs mois de campagne, le nom du successeur de l’actuel Secrétaire général des Nations unies, le Sud-Coréen Ban Ki-moon, élu en 2006, devrait être connu ces prochains jours. L’enjeu n’est pas des moindres : il s’agit, ni plus ni moins, d’élire celui ou celle qui sera porté à la tête d’une institution septuagénaire (Césari et Maurel 2016) regroupant à ce jour la quasi-totalité des États du monde (193 États), censée garantir la paix et la sécurité collective. Alors qu’une élection est, dans un contexte démocratique, l’occasion d’un débat pluraliste sur les programmes et les visions des candidat(e)s qui briguent la fonction en jeu, on retiendra surtout de cette élection le débat sans précédent sur les conditions de désignation du ou de la futur(e) Secrétaire général(e). Par contraste, les programmes des différents candidats ont fait l’objet de très peu de discussions.
Comment expliquer ce surcroît d’attention pour la procédure au détriment d’un débat politique où différentes visions du rôle de l’ONU auraient pu être confrontées ? Pour répondre à cette question, nous reviendrons sur les enjeux que revêt le processus de désignation du Secrétaire général, dans le cadre d’un objectif plus large de démocratisation de l’ONU, avant de nous interroger sur les conditions de possibilité d’un débat démocratique, tant au regard de la publicité des débats que du traitement médiatique dont cette élection a fait l’objet.
Secrétaire général : une mission impossible ?
Celui que la Charte des Nations unies qualifie de « plus haut fonctionnaire de l’Organisation » (art. 97) occupant le poste « le plus difficile au monde », selon la formule du Norvégien Trygve Lie, premier Secrétaire général de l’ONU de 1946 à 1952, est chargé de définir, en concertation avec les États membres, les orientations de l’institution pour la décennie à venir (le mandat est de cinq ans renouvelable). C’est ainsi le charismatique Kofi Annan (originaire du Ghana), Secrétaire général de 1997 à 2006 et prix Nobel de la Paix en 2001, qui a lancé les Objectifs du Millénaire pour le Développement visant à revitaliser la coopération en matière économique et sociale conformément au mandat de l’institution. Ces objectifs, plus connus sous leur acronyme « OMD » fixent, en quelque sorte, l’agenda international en matière de développement : lutte contre l’extrême pauvreté et la faim, universalité de l’éducation primaire, promotion de la parité, réduction de la mortalité infantile, amélioration de la santé maternelle, lutte contre le VIH et le paludisme, protection de l’environnement, responsabilité sociale des entreprises. En matière de développement, Ban Ki-moon s’est d’ailleurs inscrit dans la continuité de Kofi Annan en lançant en 2015 les Objectifs de Développement Durable, désormais au nombre de 17 et qui mettent davantage l’accent sur la dimension environnementale.
Les Secrétaires généraux de l’ONU de 1946 à 2016
Trygve Lie (1946-1952), Norvège
Dag Hammarskjöld (1953-1961), Suède
U Thant (1961-1971), Myanmar
Kurt Waldheim (1972-1981), Autriche
Javier Pérez de Cuéllar (1982-1991), Pérou
Boutros Boutros Ghali (1992-1996), Égypte
Kofi Annan (1997-2006), Ghana
Ban Ki-moon (2006-2016), Corée du Sud
Le Secrétaire général est par ailleurs placé à la tête d’une institution censée coordonner une pléthore d’agences spécialisées, comme l’Organisation mondiale de la santé, le Programme des Nations unies pour le développement, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, l’Organisation internationale du travail, qui forment ce que l’on appelle le « système onusien », souvent à tort tant la coordination s’avère difficile (Devin 2016).
Mais le Secrétaire général peut surtout « attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales » (art. 99). Cette formule diplomatique s’est traduite très différemment dans la pratique, allant de la posture ouvertement critique de l’Égyptien Boutros Boutros Ghali, notamment à l’égard des États-Unis, au début des années 1990 (son mandat ne sera d’ailleurs pas reconduit), à l’attitude jugée plus passive de l’actuel Secrétaire général Ban Ki-moon. Interviewé en 2010 par The Guardian, Thomas Weiss, professeur de science politique à la City University de New York, estimait que Ban Ki-moon avait établi un nouveau standard dans l’art d’être invisible. Cette même année, le magazine Foreign Policy titrait sans équivoque « Good Night Ban Ki-Moon », exigeant la démission du Secrétaire général. C’est d’ailleurs ce qui a conduit certains membres à souhaiter que le prochain Secrétaire général assume davantage ses fonctions de leadership.
Visionnaire, manager d’une administration de plus de 40 000 personnes [1], leader (Kille 2006), le Secrétaire général est également censé intervenir comme médiateur doté d’une certaine autorité morale dans les conflits internationaux. C’est le Suédois Dag Hammarskjöld, Secrétaire général de 1953 à 1961, grand inconnu lors de son élection, qui a donné à cette fonction ses titres de noblesse. Il paie d’ailleurs cet engagement de sa vie puisqu’il meurt dans un accident d’avion le 18 septembre 1961 en route vers la Rhodésie du Nord (actuelle Zambie), alors en pleine guerre civile. Les circonstances de l’accident ne sont à ce jour que partiellement élucidées et une enquête est toujours en cours.
Sans adhérer au récit quasi-mythologique qui entoure la fonction de Secrétaire général de l’ONU, on pourra donc au moins s’accorder sur le fait que cette élection recouvre des enjeux importants.
Les candidat(e)s
Cette liste a été actualisée le 22 septembre 2016 sur la base du site internet de l’ONU qui publicise les CV des candidats, leurs programmes et leurs auditions (« vision statement » et « informal dialogue » dans le langage onusien)
En lice
M. Srgian Kerim (Macédoine)
M. Danilo Türk (Slovénie)
Mme Irina Bokova (Bulgarie)
Mme Natalia Gherman (Moldavie)
M. António Guterres (Portugal)
Mme Helen Clark (Nouvelle Zélande)
M. Vuk Jeremić (Serbie)
Mme Susana Malcorra (Argentine)
M. Miroslav Lajčák (Slovaquie)
Retiré(e)s
Mme Vesna Pusić (Croatie)
M. Igor Lukšić (Monténégro)
Mme Christiana Figueres (Costa Rica)
Une institution en pleine crise de légitimité
Il y a un corps de fonctionnaires internationaux admirables, dont le symbole fut le Secrétaire général Dag Hammarskjöld, mort au Congo. Pour le contenu politique, c’est le viol permanent d’un grand rêve humain [2].
Ces mots sévères de Romain Gary, qui fut représentant de la France à l’ONU dans les années 1950 (une expérience dont il s’inspirera pour dresser un portrait satirique de l’institution dans L’Homme à la colombe en 1958) résonnent encore aujourd’hui avec acuité. Au vu du mandat de l’institution qui ne cesse de s’étendre d’une décennie à l’autre, et du budget à la fois modeste et instable pour le réaliser (Larhant 2016), on ne s’étonnera pas que les critiques pointant l’inefficacité de l’ONU soient si nombreuses. À l’aune de l’actualité récente, l’institution semble pêcher soit par un interventionnisme inconséquent et néfaste, soit, au contraire, par attentisme. Dans le premier cas, on pense à la responsabilité des Casques bleus (les soldats missionnés par l’ONU) dans le déclenchement de l’épidémie de choléra en Haïti en 2010, ou encore aux cas d’abus sexuels sur les théâtres où se déploient les opérations de maintien de la paix. D’un autre côté, son immobilisme est fréquemment dénoncé : crise des réfugiés (qui fut régulièrement mentionnée lors de la campagne), chaos syrien, et ce malgré le mandat dont elle dispose pour intervenir, conformément au chapitre VII de sa Charte qui prévoit une action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agression.
Ce constat d’impuissance a d’ailleurs été relayé en mars dernier par le New York Times qui a ouvert ses colonnes à un haut fonctionnaire démissionnaire de l’ONU, Anthony Banbury, dans une tribune intitulée « I love the UN, but it is failing » [3] qui dénonçait, entre autres, un management à la fois politisé et sclérosé du personnel de l’ONU se traduisant par une absence de réactivité sur le terrain.
Si le bilan de Ban Ki-moon après dix ans semble donc pour le moins mitigé, notons que ces critiques ne datent toutefois pas d’hier, et qu’elles sont même concomitantes aux premières années de l’institution. Sont ainsi régulièrement dénoncées la déconnexion de l’ONU avec les préoccupations des citoyens, la dépendance de l’institution aux Cinq puissances que sont la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie (également appelées le « P5 ») et, surtout, la paralysie institutionnelle qui en découle.
Bien que de nombreux travaux aient contribué à corriger cette image qui ne tient pas compte des multiples réalisations de l’institution (Reinalda 2009, Devin et Smouts 2011, Maurel 2015), l’un des enjeux de cette élection réside dans la démonstration par l’ONU de sa capacité ou non à être à la hauteur des attentes qu’elle suscite. Par sa (relative) visibilité, l’élection du Secrétaire général des Nations unies est l’occasion pour l’institution de répondre à au moins une des critiques qui lui sont adressées : le caractère non démocratique de son processus décisionnel.
Comme cela aura été souvent rappelé dans la presse, c’est en effet le Conseil de Sécurité qui désigne de facto le Secrétaire général, l’Assemblée générale se contentant d’approuver la recommandation faite par le Conseil de Sécurité à la suite notamment des négociations entre les cinq membres permanents. En effet, si chacun des quinze membres qui composent à ce jour le Conseil de Sécurité dispose théoriquement d’une voix, les membres permanents sont en mesure de contrer un vote qui ne les satisferait pas, en usant de leur droit de veto. C’est donc le candidat qui ne fait l’objet d’aucun veto et qui récolte le plus de voix (neuf sur quinze au minimum) qui est choisi par le Conseil de Sécurité, avant d’être intronisé officiellement par l’Assemblée générale.
À défaut d’une vision claire sur l’orientation à donner à l’institution pour les dix années à venir, un consensus semble s’être dégagé quant à la nécessité de « démocratiser » ou, à tout le moins, de faire évoluer la prise de décision onusienne, à commencer par celle qui préside à la désignation du Secrétaire général, dans la quête perpétuelle d’exemplarité de l’institution. En témoignent les nombreuses notes et rapports internes à l’ONU (accessibles en ligne) qui décrivent, en détail, le déroulement de l’élection et l’historique des réformes du processus de désignation (Security Council Report 2016).
Les mots de la campagne : publicité, femmes, démocratie
Comme l’ont unanimement rappelé les journaux ayant couvert l’élection, la tenue d’auditions publiques des candidat(e)s par l’Assemblée générale constitue une innovation majeure dans le processus de désignation du Secrétaire général. Les articles les plus détaillés sur le sujet, publiés dans The Guardian et The International New York Times, décrivent le déroulement de ces auditions, la teneur des déclarations, les (contre)-performances de certains candidats lors de la séance de questions-réponses avec les États membres et les réactions suscitées sur les réseaux sociaux et relayées via Twitter, restituant autant que faire se peut l’atmosphère d’une campagne électorale classique. Les articles, qui sont parus pour l’essentiel dans la première quinzaine d’avril à l’issue des auditions publiques, sont donc marqués par un certain enthousiasme à l’égard de la première phase de cette élection, durant laquelle la presse se fait le porte-parole d’un espoir de renouveau des pratiques, censé résorber le déficit de légitimité de l’ONU.
Bien qu’un dispositif d’auditions publiques ait déjà été mis en place dans certaines agences spécialisées de l’ONU [4], cette innovation – que l’institution elle-même ne manque pas de mettre en avant – retient en priorité l’attention des médias, qui opposent la transparence des débats à l’Assemblée générale des Nations unies à l’opacité des critères de sélection des candidats par le Conseil de Sécurité et de ses règles non écrites.
Pour rappel, ces dernières impliquent notamment que le Secrétaire général ne doit pas être originaire d’un des États du « P5 » (les cinq membres permanents) et que l’élection doit respecter un principe de représentation géographique équitable. Cela devrait, en principe, favoriser un candidat d’Europe de l’Est, comme l’indique le grand nombre de candidats issus de cette région. Néanmoins, les récents votes blancs du Conseil de Sécurité qui visent à départager au fur et à mesure les candidats de manière informelle [5] (tenus à ce jour le 21 juillet, le 5 et le 29 août, et le 9 septembre) indiquent une première entorse à ces règles. Le principe d’une rotation régionale n’a en effet pas empêché le Portugais António Guterres, Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, d’arriver en tête du quatrième scrutin du 26 septembre dernier devant le Serbe Vuk Jeremić et le Slovaque Miroslav Lajčák, et ce pour la quatrième fois consécutive. Ceci le place normalement en position de favori pour le prochain tour de scrutin du 5 octobre.
L’éventualité qu’une femme soit le nouveau visage à la tête de l’institution a également été beaucoup relayée. Le magazine Challenges titrait ainsi : « Une femme à la tête des Nations unies ? ». Quelques portraits laudatifs ont été consacrés à la néo-zélandaise Helen Clark, la Bulgare Irina Bokova, la Croate Vesna Pusic ou la Costaricaine Christiana Figueres dans Le Monde et The Guardian. En avril dernier, Le Figaro faisait quant à lui état du statut de « grande favorite » de la Directrice générale de l’Unesco Irina Bokova, sans toutefois rappeler que le soutien qu’elle avait apporté à la reconnaissance de l’État palestinien par l’Unesco (d’ailleurs fortement médiatisé à l’époque) l’exposait très probablement à un désaveu des États-Unis. En outre, « l’espoir » (comme le titrait le dernier article en date de l’International New York Times) qu’une femme accède au rang de Secrétaire générale s’estompe de jour en jour au vu des derniers résultats des scrutins blancs tenus par le Conseil de Sécurité, Irina Bokova n’arrivant qu’en cinquième position, les trois autres fermant le peloton (Susana Malcorra septième, Helen Clark huitième Natalia Gherman neuvième). Si un retournement de situation n’est jamais à exclure, il semble pourtant que les dynamiques politiques l’emportent sur les considérations de genre dans les délibérations du Conseil de Sécurité.
Cette campagne a également été l’occasion de voir (ré-)émerger une autre critique : celle du déficit démocratique du Conseil de Sécurité par opposition à la plus grande légitimité de l’Assemblée Générale des Nations unies, où les 193 États sont représentés à égalité.
Cette critique est historiquement partagée par les pays anciennement colonisés de l’ONU, majoritaires à l’Assemblée mais minoritaires au Conseil, et par de nombreux spécialistes (Gastaut 2010, Maurel 2015) qui jugent ce mode de sélection anachronique au regard des critères actuels en matière de représentation démocratique. En effet, non seulement l’Assemblée générale n’a pas la main sur le processus de désignation du Secrétaire général – d’où l’accueil très favorable réservé aux auditions publiques des candidats – mais elle est également laissée dans l’ignorance des délibérations du Conseil de Sécurité : le règlement intérieur du Conseil de Sécurité entérine en effet le caractère secret des séances durant lesquelles les questions relatives à la nomination du Secrétaire général sont discutées. C’est une résolution adoptée en 1946 qui prévoit, jusqu’à ce jour, que le Conseil de Sécurité ne propose qu’un seul nom à l’Assemblée générale afin d’éviter un débat. Alors que la possibilité que le Conseil de Sécurité désigne plusieurs noms sous la forme d’une « short list » avait été évoquée, un rapport du Conseil mentionne « qu’il est hautement improbable » que cette requête soit satisfaite. La politique est donc volontairement contournée, au motif que cela nuirait au bon fonctionnement et à la continuité des travaux de l’ONU.
La dénonciation de ce processus prend également appui sur la réflexion d’un collectif composé de 750 organisations non gouvernementales comme Amnesty International ou encore la Fédération internationale des droits de l’Homme, qui a lancé une campagne intitulée « 1 for 7 billion » (1 pour 7 milliards) appelant à une réforme en profondeur du mode de désignation du Secrétaire général des Nations unies (voir encadré ci-dessous).
Réformer l’élection du Secrétaire général des Nations unies
Déjà mobilisées en 2006, de nombreuses organisations de la société civile se sont regroupées en une coalition qui mène, depuis plus d’un an et demi, une intense campagne intitulée « 1 for 7 billion », plaidant pour une réforme du processus de sélection du Secrétaire général. Leurs propositions sont les suivantes, certaines ayant été partiellement réalisées du fait de la tenue des auditions par l’Assemblée générale et de la publication des CV des candidats :
– un appel à candidature transparent comportant une date limite
– des critères formels de sélection
– un calendrier fixe
– la publication d’une liste officielle des candidats et de leurs CV
– des séances de débriefing régulières sur les auditions
– un programme pour chaque candidat, indiquant sa vision et ses objectifs de mandat
– la tenue d’auditions publiques
– l’arrêt des marchandages secrets avec les membres du Conseil de Sécurité
– la soumission d’au moins deux noms par le Conseil de Sécurité à l’Assemblée Générale
– la limitation du mandat du Secrétaire général à 7 ans non renouvelable
L’opposition entre la légitimité de l’Assemblée générale d’une part, et l’illégitimité du Conseil de Sécurité d’autre part, doit toutefois être nuancée. L’idée selon laquelle le Conseil de Sécurité serait fondamentalement anti-démocratique car aux mains des grandes puissances, là où l’Assemblée générale serait démocratique car tous les États y sont représentés sur un pied d’égalité (conformément au principe un État = une voix) est simpliste. En effet, en dépit du principe d’égalité des États, des différentiels de pouvoir importants persistent au sein de l’Assemblée générale (les représentations permanentes des États étant inégalement dotées). Par ailleurs, si l’on considère que c’est l’individu et non pas l’État qui est la source de la légitimité démocratique, le caractère démocratique d’un principe qui ne tient pas compte des écarts de population entre États et met à égalité le Luxembourg et le Brésil devient problématique. En outre, l’idée selon laquelle l’Assemblée générale représenterait « les peuples » par opposition au Conseil de Sécurité qui ne serait qu’un « directoire des grandes puissances » est également discutable : elle élude entre autres le fait que le Conseil de Sécurité émane de l’Assemblée générale qui élit les deux tiers de ses membres sans considération de leur puissance économique ou militaire mais en fonction d’un principe de représentation géographique équitable. À côté des membres permanents, siègent ainsi également des pays comme l’Angola, le Sénégal, l’Espagne, l’Uruguay etc.
Il ne s’agit pas de défendre un statu quo problématique entérinant un profond déséquilibre dans la répartition des pouvoirs au sein de l’ONU. Nul doute qu’une revalorisation du rôle de l’Assemblée générale par rapport au Conseil de Sécurité pourrait renforcer la légitimité des décisions de l’ONU. Pour autant, les débats et propositions existants aujourd’hui en vue de démocratiser les Nations unies, notamment du côté des partisans d’une démocratie cosmopolite (Archibugi 2010), ne sauraient se résumer à une série d’oppositions binaires du type « Assemblée générale versus Conseil de Sécurité » ou « grands versus petits ».
La transparence, pour quoi faire ?
Si l’on tente, en dépit du caractère récent de l’événement, d’adopter un point de vue réflexif sur cette élection, on ne peut que conclure au caractère limité d’innovations présentées un peu rapidement comme allant dans le sens d’une élection plus démocratique.
On relève d’abord un certain nombre de contradictions dans le déroulement de cette élection, à commencer par l’annonce en juillet de la candidature de la Costaricaine Christiana Figueres (qui s’est illustrée pour ses compétences lors des négociations climatiques), soit trois mois après la tenue des auditions des candidats devant l’Assemblée générale en avril. L’Argentine Susana Malcorra et le Slovaque Miroslav Lajčák ont eux aussi annoncé leur entrée en lice après la date de clôture des candidatures. Si une audition publique a été hâtivement organisée le 14 juillet dernier pour que la procédure soit respectée, la possibilité pour des candidats d’être désignés après la tenue des auditions publiques initialement prévues en avril est un signe du peu de cas accordé par l’ONU à l’esprit de cette mesure visant à stimuler les délibérations et à donner à cette élection une véritable allure de campagne et de compétition équitable entre candidats. Notons d’ailleurs que Christiana Figueres a retiré sa candidature durant l’été…
Si la tenue d’auditions publiques favorise donc en principe la démocratisation des Nations unies, en rendant le processus plus visible et en permettant aux candidats de mettre leurs parcours et compétences en valeur, la question de leur influence réelle sur la désignation du candidat par le Conseil de Sécurité doit être posée, au risque de cautionner ce que d’aucuns pourront qualifier de simulacre de démocratie. D’instrument censé favoriser la circulation de l’information, la transparence semble dans cette élection avoir été hissée au rang d’idéal en soi.
L’autre constat, qui sonne comme un paradoxe, est que l’élection du Secrétaire général n’aura jamais été aussi « médiatisée » tout en restant toujours aussi peu connue du grand public. Depuis le lancement de la campagne pour l’élection du Secrétaire général et les premières auditions des candidats en avril, le nombre d’articles publiés dans la presse papier généraliste (francophone et anglophone) recensés à l’aide du portail numérique Factiva n’excède pas vingt et se limite à un, voire deux, entrefilets par journal [6], à l’exception notable de l’International New York Times (ex-International Herald Tribune).
On pourra objecter que le caractère secret des délibérations du Conseil de Sécurité ne facilite pas un tel suivi. Les journalistes insistent d’ailleurs tous sur le fait que le dernier mot reviendra, de toute façon, aux membres permanents du Conseil de sécurité. À la suite de l’ambassadeur italien auprès de l’ONU dans les années 1990, Francesco Paolo Fulci, la correspondante de l’International New York Times, Somini Sengupta qualifie habilement cette élection de « version diplomatique d’un conclave de cardinaux pour désigner le Pape ». Néanmoins, si les auditions auxquelles procèdent les quinze membres du Conseil de Sécurité depuis le mois de juillet se déroulent à huis clos, rendant difficile un tel débat sur le fond, celles qui se sont tenues en avril dernier devant les membres de l’Assemblée générale de l’ONU ont permis aux candidats d’annoncer les chantiers sur lesquels ils souhaitaient orienter l’institution pour la décennie à venir. Selon le Président de l’Assemblée générale, ce ne sont pas moins de 800 questions qui ont été adressées en trois jours par les membres aux candidats. Ces auditions ont par ailleurs été filmées, et retransmises sur le site internet de l’ONU et sur YouTube [7].
Si la crise des médias (Cagé 2015) d’une part, qui n’accordent de toute façon guère de place à l’actualité internationale, et celle de l’ONU de l’autre peuvent en partie expliquer cette relative indifférence, notons toutefois que plusieurs sources peu coûteuses étaient disponibles pour assurer un suivi journalistique, même a minima, de cette élection. Parmi les sources institutionnelles, on mentionnera le UN News Centre, qui produit l’information officielle de l’ONU et qui permet de suivre le déroulement du processus de sélection, ainsi que les comptes rendus détaillés publiés par What’s in Blue à partir des rapports du Conseil de Sécurité. Ces derniers fournissent non seulement le résultat des tours de scrutin, mais ils informent également des débats internes au Conseil de Sécurité, offrant un historique des décisions et des dynamiques ayant présidé au choix des anciens Secrétaire généraux, ainsi qu’un panorama des tendances et des revirements au gré des différents votes blancs. Au rang des sources non institutionnelles, le site internet de la campagne « 1 for 7 billion » constitue également une mine d’information sur cette élection. Certains diplomates enfin ont accepté de s’exprimer, parfois sous couvert d’anonymat, offrant une vue de l’intérieur qui permet de « prendre le pouls » de la campagne. On notera également qu’à défaut de sources en interne, certains journaux, comme Jeune Afrique, ont fait le choix d’interviewer des universitaires spécialistes de la question.
Par ailleurs, on note que le cadrage médiatique (Gerstlé & Piar 2016) c’est-à-dire la manière de sélectionner et de présenter des informations de manière à en suggérer une certaine interprétation, a été peu ou prou le même d’un média à l’autre. Des journaux aussi différents que Time, La Tribune de Genève, The Guardian, La Croix, Le Monde, Libération, Le Figaro, Challenges, L’Express, ou encore la revue Jeune Afrique, qui s’affrontent régulièrement sur l’actualité nationale et internationale, ont adopté un cadrage similaire, en insistant exclusivement sur le processus de désignation du Secrétaire général, sa plus grande transparence, l’éventuelle désignation d’une femme et en concluant sur le rôle décisif du Conseil de Sécurité. À titre d’exemple, La Croix, Le Figaro et La Tribune de Genève ont fait, à moins d’un jour d’intervalle et en adoptant un référentiel très franco-centré, leurs gros titres sur le « grand oral » des candidats au poste de Secrétaire général. Pour la plupart d’entre eux, ce sera le seul article que ces titres consacreront à l’élection.
À cet égard, un média se distingue : l’International New York Times, dont la correspondante, Somini Sengupta, basée à New York, propose depuis le mois de mars un suivi régulier, approfondi et assez engagé de la campagne, non pas tant en faveur d’un candidat que d’une réforme de l’institution. En 2006 déjà, lors de l’élection du successeur de Kofi Annan, ce journal (qui s’appelait encore l’International Herald Tribune) avait couvert la campagne en publiant des interviews des candidats sous le titre « Why I should run the UN » [8].
Faut-il regretter cette moindre qualité de l’information ? Après tout, le renouvellement du mandat de Christine Lagarde à la tête du Fonds monétaire international et celui de Jim Yong Kim (unique candidat à sa propre succession) à la Banque mondiale se sont produits dans l’indifférence la plus totale, ce qui n’a pas été le cas pour l’élection du Secrétaire général de l’ONU.
On peut néanmoins se demander si le traitement peu approfondi de l’actualité des organisations internationales ne contribue pas à renforcer l’idée d’une déconnexion croissante entre ces institutions et les citoyens (« eux » et « nous »), que des médias souvent silencieux sont ensuite les premiers à dénoncer. On entretient ainsi le mythe selon lequel les citoyens ne seraient pas concernés par ce qui se passe dans les organisations internationales. Or si l’on admet que les faits nationaux et internationaux sont étroitement imbriqués car encastrés dans des relations d’interdépendance, l’indifférence n’est pas tenable. En outre, si la couverture médiatique d’une élection devait dépendre de la participation des citoyens, pourquoi couvrir autant la campagne présidentielle aux États-Unis où seuls les électeurs américains seront amenés à voter ?
Indépendamment du choix annoncé par le Conseil de Sécurité, les conditions d’un débat démocratique autour de l’élection du futur Secrétaire général n’auront pas été réunies. Cela pointe autant l’incapacité de l’ONU et de ses membres à jouer réellement le jeu démocratique, que celle d’institutions démocratiques comme la presse à se saisir des questions internationales et à permettre aux citoyens, et pas seulement aux lecteurs de l’International New York Times, de s’en saisir à leur tour.