Recensé : Jean-Pierre Cometti, La force d’un malentendu. Essais sur l’art et la philosophie de l’art, Paris, Questions théoriques, coll. Saggio Casino, 2009, 272 p.
L’art contemporain semble en crise : « exposé à ses rejets » [1], générateur de querelles qui clivent professionnels et grand public, l’art est aussi un marché économique dont les surenchères et le cynisme, parfois, vexent les bons sentiments des défenseurs de son autonomie et exacerbent les poujadismes les plus réactionnaires. Sans en nier tout à fait le constat, le propos de Jean-Pierre Cometti est ici, entre déplorations ingénues et cynismes démissionnaires, de désamorcer certains embarras et blocages qui en sont à la source. Il est aussi de formuler une conception de l’art qui permette d’en affronter toutes les réalités et de promouvoir en la matière une conscience lucide et critique. En somme ce n’est pas tant l’art qui est en crise, qu’une de ses conceptions générales qui, pour incrustée qu’elle soit, ne parvient plus à le décrire et à en rendre justice efficacement [2]. Quelques ajustements s’imposent donc.
Les éditions Questions théoriques, et leur collection philosophique Saggio Casino, offrent un cadre d’autant plus pertinent à ce type de réflexion qu’elles entendent faire place aux expérimentations théoriques susceptibles de penser les pratiques poétiques et artistiques qui émergent de la manière la plus contemporaine. En effet si Jean-Pierre Cometti est en France l’un des plus éminents représentants de la philosophie analytique de l’art, l’un des promoteurs majeurs du pragmatisme américain (et notamment de Dewey) et un fin commentateur de Wittgenstein, Questions théoriques publient, avec La force d’un malentendu, un travail plus personnel (où se combinent librement toutes les influences de Cometti en une thèse originale), moins universitaire et scolastique (le sous-titre de l’essai est en effet adapté) et qui, défendu avec autant de conséquence que de méthode, vient parachever et radicaliser un cycle de réflexions entamées depuis plusieurs années [3]. Le maître argument est simple : l’idée matricielle d’une autonomie de l’art s’est incrustée dans notre discours et dans nos institutions de l’art, avec toute la puissance d’une illusion ; il s’agit, à rebours, de défendre une philosophie esthétique pragmatiste plus intéressée par les fonctionnements contextuels et hétéronomes de l’art, que par des qualifications de l’art en termes de propriétés essentialistes qui sont engendrées par cette conception réservée de l’art.
Une machine de guerre contre l’essentialisme
La force d’un malentendu est d’abord une machine de guerre lancée contre l’essentialisme. Les différents essais réunis dans ce volume font front commun contre tous les discours qui tendent à accorder un statut d’exception à l’art et à le soustraire du cours ordinaire de la vie. Si l’on doit pour en trouver les origines remonter au romantisme allemand et à sa défense d’un accès à un Absolu par cet autre langage que serait l’Art [4], il est clair qu’elle a trouvé dans les avant-gardes du début du XXe siècle des succédanés et des relais importants. L’un des inconvénients majeurs de ces thèses héritées du romantisme est un certain internalisme, tendancieusement tautologique : l’art c’est l’art, et rien ne saurait en être davantage dit. Faut-il encore consentir à se plonger dans les idiotismes de l’art pour le comprendre et négliger encore sa dimension pragmatique ? Il serait nettement plus bénéfique de reconnecter l’art à l’expérience ordinaire et de ne plus éluder les multiples reconfigurations que les œuvres d’art ne cessent d’opérer sur elle.
Cela passe par un énoncé fort : l’art est sans qualités. Les œuvres d’art ne sont pas des œuvres d’art, mais fonctionnent comme œuvres d’art. Si l’œuvre d’art ne parle pas de langage spécifique, c’est qu’elle s’inscrit toujours dans un monde de l’art qui la fait fonctionner ainsi. La formule de Nelson Goodman, « Quand y a-t-il art ? » (et non « Qu’est-ce que l’art ? ») constitue à cet égard un jalon primordial de la démonstration de Cometti : on ne saurait isoler des propriétés intrinsèques des œuvres d’art hors du contexte qui les reconnait et les fait fonctionner comme telles ; l’œuvre d’art est à placer du côté de l’événement et de la performance, plutôt que de celui de l’objet stable, isolé et clos. Cependant, cette attention aux modalités institutionnelles d’activation des œuvres d’art ne conduit pas automatiquement à souscrire aux fameuses « théories institutionnelles de l’art », qu’Arthur Danto ou Georges Dickie ont défendues. Sans nous attarder sur leurs raffinements démonstratifs, les théories institutionnelles de l’art soutiennent que pour comprendre une œuvre d’art donnée, il convient de cultiver une certaine attention au contexte institutionnel qu’elle occupe (« le monde de l’art »). Le principal grief qu’on pourrait leur adresser dans le sillage de Cometti serait d’être trop étroites et trop nominalistes (l’art, c’est ce qui est déclaré comme tel) : en reconnaissant un rôle primordial à l’institution de l’art, à ses acteurs et à son pouvoir d’homologation, elles reconduisent cela même qu’elles essaient de congédier, à savoir une conception séparée de l’art. Qui plus est, elles négligent le fait même que l’art est sans cesse ouvert et branché sur une diversité d’usages pourtant irréductibles au seul monde de l’art. De là vient l’approche de Cometti, dite « externe » ou « pragmatique », plus sensible au rayonnement pratique et cognitif de l’art.
L’essentialisme esthétique a engendré une mythologie fétichiste de l’objet redoublée d’une mythologie de la propriété esthétique : une œuvre d’art devrait se réduire à un petit bibelot parfaitement réductible à des caractéristiques isolables en toute circonstance. Rien n’est sans doute moins pertinent, les boîtes Brillo de Warhol ou Fontaine de Duchamp devraient nous aider à le comprendre. Il est alors logique de porter un certain soupçon sur le jugement esthétique kantien qui tend à instaurer un face-à-face entre un sujet et un objet d’autant plus dommageable qu’il a tendance à réifier les propriétés de l’œuvre d’art : celle-ci possèderait réellement les propriétés qu’on lui attribue, alors même que les adjectifs esthétiques utilisés, vides de contenu, ne serviraient précisément à rien [5]. Car le sujet kantien se trouve fort démuni en preuves pour défendre son jugement sensible autrement que de manière arbitraire. On a peine à imaginer un monde de l’art composé de sujets kantiens : il devrait se réduire à une juxtaposition de jugements à prétention objective, pourtant reclus dans leur solipsisme, et ainsi incapables de s’entendre. L’alternative, très pragmatiste, serait de préférer voir l’œuvre moins comme un opus que comme un modus operandi : tel un processus contextuellement dilué, interagissant sans cesse avec une communauté de jugements, d’évaluations et d’utilisations. En quelques lignes fatales à la doxa kantienne, Cometti invite à la fois à faire le deuil de l’objet artistique (trop étriqué) pour élargir nos cadres de compréhension, par-delà toute privatisation de l’expérience esthétique.
Une approche thérapeutique et anthropologique de l’art
Le philosophe doit se mêler de ce qui le regarde : loin d’une confusion des genres entre philosophie de l’art et critique, il n’a pas à légiférer, ni à statuer sur ce qui est artistique et ce qui ne l’est pas, encore moins à s’immiscer dans les affaires des acteurs du monde de l’art. Le positionnement se veut résolument non normatif et non prescriptif. Sa modestie tient à son ambition descriptive et thérapeutique. Héritier de la philosophie analytique, il emprunte en cela beaucoup aussi à la geste wittgensteinienne : le philosophe a un rôle à jouer, non dans la découverte d’un fondement de ce qu’est vraiment l’art, mais dans la clarification à son sujet de nos concepts et de leurs usages ; il lui revient, et c’est déjà beaucoup, de nous aider à mieux décrire l’art et notre relation à l’art. Révision à la baisse des ambitions de la philosophie esthétique, dira-t-on au premier abord, mais qui présente dans son minimalisme l’avantage de mieux se concentrer sur des questions où le philosophe est fondamentalement requis.
L’économie de toute ontologie de l’art décale ainsi le questionnement esthétique vers une visée anthropologique de l’art. La préface d’Olivier Quintyn permet, entre autres, d’éclairer ce qu’il faut entendre par là. L’anthropologie philosophique de l’art ici promue ne partage rien avec une anthropologie sociale qui s’évertue à exhiber des structures et des classifications. Il y a anthropologie chez Cometti dans un sens wittgensteinien [6] : il n’est pas utile de transcender le point de vue immanent des pratiques ordinaires ou de chercher leur sens caché, pour les comprendre ; en décrivant de manière pragmatique l’art comme un jeu de langage non isolable, connecté à d’autres jeux de langage, et inscrit dans des formes de vie, on se donnerait les moyens de se glisser simplement dans les usages de l’art pour mieux le(s) saisir.
De là vient méthodologiquement une véritable invitation à réarticuler champ de l’esthétique d’une part et champ des sciences humaines d’autre part, à contre-courant d’une vision réservée de la recherche esthétique : si à coup sûr l’inscription anthropologique de l’art légitime les multiples objectivations que peuvent en faire histoire, sociologie et anthropologie, c’est aussi et surtout dans le sens inverse, qu’il faut considérer cette relation. L’art est un opérateur qui nous apprend à faire bouger les lignes disciplinaires et tout particulièrement les linéaments de notre expérience ordinaire.
Un propos politique d’inspiration pragmatiste travaille sans doute souterrainement ce livre : contre l’autarcie des institutions artistiques et la disjonction des experts et du public, Cometti tente de tenir les deux bouts de la chaîne, la philosophie et le sens commun des acteurs. Et il y réussit : les ajustements conceptuels auxquels il procède servent une vision souple et opératoire de l’art, parce que débarrassée d’encombrants concepts. Elle contribue de la sorte à réintroduire résolument l’art dans la cité. Le coût d’une telle lecture est bien maigre en regard des bénéfices qu’on en retire.
Pour citer cet article :
Florent Coste, « L’art sans qualité »,
La Vie des idées
, 24 mars 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./L-art-sans-qualite
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