Recensé : Andy Bruno, The Nature of Soviet Power : An Arctic Environmental History, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 305 p.
L’ouvrage d’Andy Bruno est le fruit d’un patient travail de réécriture et d’enrichissement d’une thèse soutenue en 2011. Son auteur, professeur assistant à l’université de Northern Illinois, n’a compté ni les séjours de terrain, ni la collecte de sources d’archives, publications diverses et entretiens pour explorer l’histoire environnementale de la péninsule de Kola. Ce territoire de l’Arctique, équivalent à l’Islande par sa superficie, ou encore à trois fois la Belgique, a connu bien des événements qui ont marqué le 20e siècle russe : guerres et déportations, répressions staliniennes, villes-champignons et crise de la civilisation soviétique, y compris des dégradations écologiques d’ampleur. Celles-ci en ont fait l’une des zones les plus polluées de la Russie. Mais le récit catastrophiste n’intéresse pas Andy Bruno : il explore l’interaction entre acteurs humains (dirigeants et responsables administratifs, scientifiques, industriels, prisonniers, peuples indigènes) et non humains (animaux, végétaux et minéraux). C’est ce qui fait de son ouvrage une pierre angulaire dans le renouveau que connaissent simultanément l’histoire soviétique et le récit de l’anthropocène, cette ère géologique où coïncident l’évolution de la Terre et celle des sociétés. Comment le monde matériel a-t-il contribué au projet soviétique ?
Des roches, des rennes, des usines et des hommes
Tout en évitant le piège du déterminisme physique, cinq chapitres parallèles redonnent une place à part entière aux forces et aux éléments naturels dans cette histoire territorialisée, où les cartes aident à mieux comprendre l’irruption des milieux comme acteurs. L’industrie des phosphates imposée sous Staline a transformé les écosystèmes, là où les chemins de fer avaient d’abord matérialisé l’autorité de l’État central à la fin du tsarisme. La collectivisation de l’agriculture a fixé les troupeaux de rennes et leurs éleveurs, ressortissants de « nationalités » ainsi intégrées par la force au projet soviétique. Deux chapitres consacrés à la transformation du nickel et à l’énergie proposent une explication nouvelle et originale du niveau de pollution extrême des deux dernières décennies de l’URSS. Une approche latourienne modérée, comme la revendique l’auteur, le conduit à considérer la nature comme composée d’acteurs à part entière, même s’ils sont dépourvus de l’intention particulière propre aux agents. Le plus bel exemple est celui de la néphéline, sous-produit d’exploitation de l’apatite (un type de phosphate), qui suscite un programme d’utilisation dite « complexe » (« intégrée » serait, notons-le, une meilleure traduction du terme russe) dont l’échec, en retour, a provoqué des niveaux de pollution extrêmes.
En variant les échelles d’analyse, Andy Bruno confirme que l’URSS ne fut pas un pays vertueux en matière d’usage des ressources, même si le capitalisme libéral et la société de consommation en étaient absents. L’argument central du livre est double : faire de la nature « un participant du projet communiste », et montrer la « dualité » des politiques menées à son encontre et à son égard, entre conquête et assimilation, entre hostilité et holisme – c’est-à-dire la recherche d’une certaine harmonie. On peut certes discuter cette dichotomie, à tout le moins y voir un héritage de l’ambiguïté initiale des écrits du géochimiste Vladimir Vernadski sur la « biosphère » (curieusement non cités ici, à la différence des travaux de son disciple Aleksandr Fersman). Il n’empêche qu’elle s’avère opératoire pour éclairer l’histoire environnementale soviétique, comme le montrent les études de cas développées au fil de l’ouvrage.
L’impact du stalinisme sur l’écosystème : le cas de l’apatite
Première étape : le Grand tournant des années 1929-1941, en particulier l’industrialisation forcée, bouleverse les paysages, les sous-sols et l’hydrographie de la région. La décision majeure ici est celle de construire une ville (Kirovsk) sur le lieu même du gisement de phosphate, pour en faire un fleuron de l’avancée vers l’Arctique : l’objectif de battre l’Occident sur le terrain de la conquête du Grand Nord comme sur celui de la production d’engrais, ou pour le dire autrement la volonté de puissance géopolitique de l’URSS stalinienne, est ainsi le moteur de la dégradation écologique des années 1930. Elle donne aux projets technocratiques hérités du tsarisme l’ascendant sur une vision traditionnaliste plus respectueuse des équilibres naturels, qu’on trouve chez les élites centrales comme chez les populations locales, habituées à survivre par une pluriactivité adaptée aux milieux. La vision transformiste s’illustre à plein dans les mots de Maxime Gorki face aux monts Khibiny en 1929 : constatant le « travail dénué de sens des forces élémentaires de la nature », l’écrivain et porte-parole du régime appelle ingénieurs et ouvriers à « faire quelque chose » de ces rochers inutiles. Il en résulte une transformation radicale de l’écosystème : le stalinisme « a changé les relations écologiques », suscitant des montagnes de déchets et des flots d’émissions polluantes dans les cours d’eau alentour.
Toutefois, ce changement reste ambigu pour Andy Bruno qui affirme sa différence avec d’autres historiens comme Paul Josephson et Stephen Brain, aux positions d’ailleurs déjà antagonistes [1]. The Nature of Soviet Power propose une troisième voie, entre l’approche du premier qui présente l’expérience soviétique sous l’angle de la « conquête » agressive des ressources, et celle du second qui va jusqu’à identifier une orientation « environnementaliste » au sommet du Parti-État à l’époque de Staline, dans le domaine forestier. Andy Bruno montre que c’est la dualité de la vision transformatrice qui caractérise le mieux les politiques soviétiques de la nature, tout en reprenant à son compte la formule « exagération de la modernité », qui correspond plutôt à la grille interprétative de la conquête, pour dire la spécificité de l’URSS parmi les autres pays industrialisés.
Les « petits peuples du Nord » et leur bétail face au Parti-État
Autant que la sociologie, avec Bruno Latour ou encore Szuza Gille sur la question des déchets sous le socialisme d’État, l’anthropologie est amplement mobilisée ici : James Scott à propos des savoirs « lisibles », utiles aux décideurs pour simplifier et moderniser l’économie rurale des peuples autochtones, ou encore Tim Ingold pour les connaissances « sensibles » propres aux acteurs. L’ethnographie éclaire les interactions du projet officiel avec le monde animal : en l’occurrence avec les rennes, dont l’élevage est généralisé dans la péninsule de Kola à partir de la fin des années 1880. Andy Bruno voit dans ces animaux des « acteurs de la soviétisation » des« petits peuples du Nord », comme le pouvoir nomme les minorités régionales appelées à rattraper sur la voie du progrès les autres peuples qui composent l’URSS. La création de fermes collectives après 1929 permet de sédentariser une partie des Sami (autre nom des Lapons en Russie) et de généraliser le type d’élevage des Komi (surveillance permanente du troupeau) au détriment de la pluriactivité ancestrale. Cette politique pleine de contradictions violentes (la répression des Komi comme « koulaks », c’est-à-dire paysans capitalistes dans le jargon soviétique, puis celle des Sami comme prétendus alliés des « fascistes finlandais ») suscite la résistance passive d’une partie des éleveurs qui maintiennent des liens privilégiés avec certains animaux, équivalents du fameux « lopin individuel » des kolkhoziens dans le reste du pays. Ainsi, bien des cas de braconnage ont en fait pour cause le comportement des animaux, engagés dans une concurrence pour le fourrage qui les pousse à franchir la limite entre domestique et sauvage, au grand désarroi des éleveurs.
Après la Seconde Guerre mondiale l’ingénierie des fermes d’État triomphe. À la fin de la période soviétique, celles-ci gèrent 70 000 têtes avec des moyens modernes (hélicoptères et motoneiges) – une situation qui évoque celle des autres pays industrialisés où la monoculture a également coupé les sociétés de leurs écosystèmes, médiés par la technique. Dans les années 1990 s’ajoutent les politiques néolibérales de l’ère Eltsine : des firmes scandinaves privatisent lacs et rivières pour permettre à leurs clients d’y pêcher le saumon en excluant désormais les riverains.
Un facteur parmi d’autres de la crise environnementale
Est-ce le système social et politique qui in fine détermine les conditions d’usage des ressources et d’emprise sur les écosystèmes ? Andy Bruno en doute, au terme de son examen de la responsabilité du régime dans la catastrophe écologique visible à Montchegorsk, centre de l’industrie du nickel. Il reconstitue avec finesse le pic de pollution des années 1970 et 1980, lié à la transformation sur place de ce métal, et voit dans la « croissance extensive » poursuivie par Moscou sa cause ultime. Plus que la planification et ses défauts, ce serait la raréfaction du minerai local (la matérialité physique, encore une fois) qui aurait contraint les autorités à importer depuis Norilsk une roche au taux de soufre très élevé, pour répondre à la demande intérieure et extérieure, avec l’ouverture relative aux marchés mondiaux propre à la détente. Il en est résulté une explosion des émissions polluantes, la destruction de la forêt sur des dizaines de kilomètres et de lourdes conséquences sanitaires (maladies respiratoires). Pour Andy Bruno, « ni le caractère rigide des économies planifiées, ni la rapacité concurrentielle du capitalisme, ni le fait de priver de leur pouvoir (disempowerment) des citoyens concernés en régime autoritaire » ne peuvent être invoqués comme cause unique de cette catastrophe, mais « un choc (clash) entre la priorité de l’expansion économique sur le long terme et le contexte », autrement dit la compétition productiviste avec l’Ouest. Il se démarque à la fois de l’interprétation libérale classique incriminant le régime autoritaire, et de celle, d’inspiration marxiste, qui fait du capitalisme ou plutôt, par ricochet, de la compétition Est-Ouest le principal moteur de la pollution. Toutefois, il ne rend pas complètement justice aux travaux de Paul Josephson et Douglas Weiner, proches de la première tendance : ces derniers insistent respectivement sur le poids du scientisme comme idéologie de substitution, et des configurations sociales propres au système soviétique – voire, chez Douglas Weiner, à l’État patrimonial-prédateur hérité de l’époque moderne [2].
Mais ne faut-il pas aussi chercher dans les pratiques administratives la clé du problème écologique en URSS ? La perspective environnementale est sur ce point très éclairante pour penser le pouvoir soviétique, et l’on peut regretter que l’ouvrage ne s’y attarde pas davantage. Le choix d’accroître la production aux dépens de l’environnement est en effet tributaire de la vision de la puissance (l’industrie lourde, liée notamment à des applications militaires) qui domine alors la direction soviétique. L’ère Brejnev, on le sait, s’enferma dans cette vision alors que d’autres dirigeants – en particulier Alexis Kossyguine, chef du gouvernement de 1965 à 1980 – avaient tenté, en vain, de la remettre en question [3]. Une technocratie plus soucieuse à la fois des besoins de la population et des limites des ressources du pays était alors envisageable [4]. L’impossibilité du débat, ou en tout cas de sa traduction en changement de cap, caractérise précisément le système soviétique, comme l’illustre l’échec des réformes gorbatchéviennes. De ce point de vue au moins, le commandement économique centralisé et l’autoritarisme politique conservent, y compris dans les exemples développés par Andy Bruno, leur part de responsabilité.
Un « anthropocène communiste » ?
The Nature of Soviet Power permet de réintégrer l’environnement dans l’histoire russe au 20e siècle, mais aussi, inversement, le phénomène soviétique dans le récit de l’avènement de l’anthropocène que sciences sociales et humaines ont entrepris de questionner depuis quelques années. L’expression d’Andy Bruno, « anthropocène communiste », si elle est provocatrice, vise surtout à penser l’expérience de l’URSS comme une variante des mutations globales après 1945. À l’Est aussi, la précocité des alertes internes à l’administration soviétique ne manque pas de surprendre : dès les années 1930, des responsables s’inquiètent de la mauvaise qualité de l’eau et des retards pris dans son assainissement. Sergueï Kirov, secrétaire du Parti de Leningrad, s’en alarme en 1934 (quelques mois avant son assassinat), sans grand effet il est vrai. La Terreur puis la guerre ont ensuite retardé la mise à l’agenda des enjeux écologiques et sanitaires.
La dimension militaire de l’histoire de la péninsule de Kola n’est pas oubliée. Mais, biais des archives sans doute (celles de l’armée restent fermées aux chercheurs en Russie), Andy Bruno s’en tient ici à une évocation très rapide : ainsi quand il évoque la fabrication d’armes chimiques pendant le second conflit mondial, l’exclusion de zones de pâturage affectées aux installations liées à l’arsenal nucléaire, ou encore la question des déchets radioactifs rejetés dans les eaux de l’océan Arctique. Via le complexe militaro-industriel, la Guerre froide a ici tout particulièrement transformé et contaminé la nature.
Revenons pour finir sur la relation dialectique complexe identifiée par Andy Bruno entre conquête de la nature et soumission à ses éléments : les descriptions paysagères collectées dans nombre d’égo-documents (correspondance, récits autobiographiques, journaux intimes) éclairent remarquablement cette dualité. Plutôt qu’une volonté de maîtrise totale des milieux, la vision des acteurs témoigne d’une conscience réelle des limites du progrès et de la nécessité de tenir compte des non-humains. Ceux-ci ont donc « exercé leur propre influence sur le projet de forger une société socialiste ». Ici on pourrait reprocher à l’auteur une certaine candeur face au discours officiel : en quoi le projet soviétique était-il réellement socialiste ? Si le monde matériel a « participé activement » à cette expérimentation difficile à qualifier à l’échelle d’un pays-continent, sa dimension humaine continue de poser question : le livre d’Andy Bruno nous aide à la reformuler, ce qui est déjà beaucoup.