Apologie du désordre ou « plus haute expression de l’ordre », abolition de l’État ou dérégulation organisée par celui-ci, l’anarchie nourrit toutes les ambiguïtés. La philosophie contemporaine n’y échappe pas.
À propos de : Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Puf
Apologie du désordre ou « plus haute expression de l’ordre », abolition de l’État ou dérégulation organisée par celui-ci, l’anarchie nourrit toutes les ambiguïtés. La philosophie contemporaine n’y échappe pas.
On pourrait lire le dernier ouvrage de Catherine Malabou comme l’histoire d’un malentendu : celui, conceptuel et politique, qui se noue autour de l’anarchie et de l’anarchisme.
Il faut avouer que ces mots prêtent à confusion. Longtemps et encore parfois synonymes de chaos et de désordre, ils en sont venus depuis le XIXe siècle à désigner aussi un mouvement politique organisé – dans des formes très variées –, et un idéal social dont Élisée Reclus dit qu’il est au contraire « la plus haute expression de l’ordre [1] ». Et comme si cette ambiguïté ne suffisait pas, l’anarchisme, qui est par définition anti-étatique, est parfois aujourd’hui associé aux formes de dérégulation et de retrait de l’État – confusion qu’alimente d’ailleurs étrangement Malabou elle-même lorsqu’elle parle d’un « anarchisme de fait » (par opposition à « l’anarchisme d’éveil ») pour désigner l’anomie d’un monde social « condamné à une horizontalité d’abandon » (p. 15), ou encore du « tournant anarchiste du capitalisme » (p. 16), de l’anarchisme de Donald Trump (p. 17), du « cyber-anarchisme » (p. 18) et de « l’anarchisme du marché » (p. 19). C’est à ne plus s’y retrouver.
Ce « polymorphisme de l’anarchisme » (p. 19), dit pudiquement Malabou – là où on pourrait être tenté de voir un certain désordre conceptuel –, se retrouve aggravé par ce qui constitue plus spécifiquement l’objet du livre, à savoir la manière dont certains philosophes contemporains ont récemment repris à leur compte le concept d’« anarchie » sans pour autant se réclamer eux-mêmes de l’anarchisme, s’engageant alors dans « la forme paradoxale d’une anarchie sans anarchisme » (p. 34).
En effet, ni le « principe d’anarchie » de Reiner Schürmann [2], ni la « responsabilité an-archique » d’Emmanuel Levinas, ni « l’anarchie responsable » de Jacques Derrida, « l’anarchéologie » de Michel Foucault, « l’anarchie profanatrice » de Giorgio Agamben, ni enfin « l’anarchie mise en scène » de Jacques Rancière – autant de concepts dont Malabou fait l’exégèse érudite dans les chapitres centraux de son ouvrage – ne se réfèrent directement à Proudhon, Bakounine et aux mouvements qu’ils ont inspirés ou dont ils se sont fait les théoriciens. Au contraire, tous ces philosophes tiennent en général à s’en démarquer explicitement et assument alors des positions politiques qui, pour certaines, en sont franchement éloignées : Levinas défend bel et bien la nécessité d’un État (p. 143), Rancière celle d’une certaine police (p. 333), et Foucault reste fondamentalement attaché au principe de gouvernement (p. 260). À aucun moment les uns ou les autres ne vont jusqu’à remettre en cause ce que Proudhon a appelé « le préjugé gouvernemental » (cité p. 27). Comme l’écrit Malabou :
Il faut le répéter : les philosophes n’envisagent pas une seconde la possibilité que les hommes puissent vivre sans être gouvernés. L’autogestion et l’auto-organisation ne sont pour aucun d’entre eux des éventualités politiques sérieuses. Le gouvernement, en dernière instance, est toujours sauf, ne serait-ce que sous la forme du gouvernement de soi. (p. 51)
Si aucun des philosophes étudiés ici n’est donc proprement anarchiste, Malabou souligne à quel point ils ont pourtant inévitablement été influencés par l’anarchisme : qu’ils le veuillent ou non, qu’ils l’assument ou non, les philosophes de l’anarchie sont redevables d’une manière ou d’une autre des auteurs et du mouvement anarchistes. C’est d’abord évident, comme le rappelle Malabou, au niveau terminologique et conceptuel, puisque c’est bien Proudhon qui, le premier, confère au concept d’« anarchie » un sens positif : « sans cette révolution de sens, aucun des concepts philosophiques d’anarchie élaborés au XXe siècle n’aurait pu voir le jour » (p. 43).
Plus fondamentalement, on pourrait aussi faire l’hypothèse que tous ces philosophes ont pu être influencés par la radicalité qu’on attribue – à juste titre, mais aussi parfois de manière un peu folklorique – à l’anarchisme : au-delà du mot, c’est sa geste qui fascine et inspire. Tout l’imaginaire qui s’est constitué autour de l’anarchisme, et plus spécifiquement autour de l’anarchiste-poseur-de-bombe à la fin du XIXe siècle, est certes en grande partie mal fondé (très peu d’attentats furent perpétrés) : il a pourtant profondément marqué le monde intellectuel, la littérature et la législation elle-même [3]. La philosophie, en particulier celle qui se réclame de la « déconstruction » (terme qui traduit celui de Destruktion chez Heidegger), pourrait bien être elle-même hantée par ce même imaginaire de radicalité et de destruction.
Quoi qu’il en soit, si les philosophes se sont inspirés de l’anarchisme, s’ils lui ont même « volé » le concept, ils en auraient partiellement trahi et affadi le sens. Selon Malabou, aucun des philosophes étudiés ici n’est allé jusqu’au bout de cette inspiration ; tous sont restés « au bord de la radicalité qu’ils revendiquent » (p. 50). Non seulement parce qu’ils n’ont pas osé se réclamer explicitement de l’anarchisme, mais aussi parce que cet attachement au préjugé gouvernemental les aurait empêchés d’approfondir leurs propres démarches déconstructrices. Comme par symétrie, leur manque de radicalité politique se serait accompagné d’un manque de radicalité philosophique. C’est ce que s’attachent à démontrer les chapitres centraux de l’ouvrage.
S’il y a une influence de l’anarchisme sur cette philosophie de l’anarchie que Malabou décortique, elle considère par ailleurs que le mouvement anarchiste gagnerait en retour à se laisser influencer par celle-ci. « La philosophie permet bien d’entreprendre, sur l’anarchie, le travail que l’anarchisme n’a pas fait » (p. 109). Dans la veine de ce qu’on a appelé le « post-anarchisme », il faudrait ainsi approfondir, radicaliser et « dépoussiérer l’anarchisme classique » (p. 36). En l’occurrence : déconstruire son rationalisme, son positivisme et son naturalisme avec Schürmann, Derrida et Levinas ; désubstantialiser le concept de pouvoir avec Foucault ; renoncer à fétichiser l’excès et à célébrer la transgression au profit de la désacralisation et de la profanation avec Agamben [4] ; repenser plus globalement l’émancipation sociale et politique avec Rancière. Autant d’entreprises que prétendent mener depuis la fin des années 1990 certains auteurs et militants qu’on qualifie alors de « post-anarchistes » (p. 35).
Il semble pourtant y avoir certaines limites fondamentales à un tel rapprochement. L’évitement, que Malabou déplore et juge « paradoxal » (p. 25), aurait bel et bien ses raisons. Car force est de reconnaître que les œuvres de Schürmann, Levinas, Derrida et Agamben – celles de Foucault et Rancière dans une moindre mesure –, sont hautement théoriques et spéculatives, parfois totalement hermétiques, et supposent pour être lues et appréhendées la maîtrise d’un savoir spécialisé, académique, ou tout au moins d’un ensemble de repères et de références qui sont loin d’être largement partagés ; l’anarchisme, de son côté, étant davantage orienté vers la pratique et l’organisation révolutionnaire que vers l’élaboration spéculative, reste profondément anti-intellectualiste [5] et méfiant à l’égard des trop grands détours intellectuels. Malabou reconnaît elle-même cette « hostilité à l’égard de la réflexion philosophique » (p. 24), et la regrette : « l’anarchisme doit s’ouvrir au dialogue philosophique » (p. 20). Il faudrait préciser : hostilité à l’égard d’une certaine réflexion philosophique, à savoir celle qui implique trop de médiations et qui ne peut être qu’à la portée d’une élite. Être méfiant à l’égard des intellectuels, de leurs sophistications et du pouvoir qu’ils s’arrogent parfois, ce n’est évidemment pas rejeter l’intelligence et la pensée elles-mêmes. Les anarchistes ne sont pas tant contre la philosophie, ni même contre la métaphysique, que contre sa captation académique et son inflation spéculative qui vire parfois, comme ici, au byzantinisme.
On est d’ailleurs en droit de se demander pour qui écrit Malabou elle-même : les chapitres centraux de son ouvrage étant consacrés à des commentaires érudits d’auteurs difficiles qui manient en général eux-mêmes des références sophistiquées, on envisage mal comment toutes ces réflexions – relevant de ce qu’on pourrait appeler un « anarchisme des intellectuels » [6] – pourraient, comme elle semble pourtant l’escompter, nourrir directement les pratiques militantes anarchistes. Pour le dire avec Renaud Garcia dans Le désert de la critique. Déconstruction et politique (2015) [7] : « la reprise de la ‘‘boîte à idées’’ déconstructionniste par les courants les plus radicaux de la critique sociale contribue en fait à rendre cette dernière inintelligible pour la plupart des personnes qui pourraient s’y intéresser » [8]. Et de s’interroger plus loin : « À qui les déconstructeurs s’adressent-ils ? » [9].
Mais que l’anarchisme soit par principe hostile aux envolées philosophiques n’interdit pas la philosophie de s’interroger sur les fondements philosophiques ou ontologiques de l’anarchisme – fut-ce pour arriver à la conclusion d’une absence de fondement. Et c’est cette question – proprement philosophique – que pose au fond Malabou dans son ouvrage : y a-t-il une philosophie, voire une ontologie, de l’anarchisme ? Et faut-il alors considérer l’an-archie philosophique comme la philosophie de l’anarchisme politique ? L’absence de principe de commandement repose-t-il in fine sur l’absence de premier principe métaphysique ? En bref : peut-on développer un anarchisme ontologico-politique ? Malabou émet des doutes :
Force est de constater : les tentatives pour penser ensemble l’être et la politique ont toutes été catastrophiques jusqu’à ce jour. Du ‘‘communisme’’ de Platon au totalitarisme mathématique d’un certain maoïsme, en passant par la nuit heideggérienne, l’élaboration de liens entre ontologie et politique, autorisée par le bricolage originaire de l’arkhè qui, on l’a vu, étend son règne dans les deux champs, n’a donné lieu qu’à d’effrayantes impasses. (…) Pourquoi risquer un nouveau fourvoiement ? Ne valait-il pas mieux, infiniment mieux, couper entre être et anarchisme, cesser d’ontologiser la politique et de politiser l’ontologie (…) ? (p. 386-387).
C’est pourtant bien à cette ontologisation de l’anarchisme que se risque Malabou dans sa conclusion, allant même jusqu’à prétendre que « c’est à cette tâche qu’il lui faut s’éveiller » (p. 389), et qu’il y a « urgence » à relever de tels défis philosophiques (p. 396). Mais cette ontologie ne peut plus reposer, comme ce fut parfois implicitement ou explicitement le cas dans tel ou tel courant de l’anarchisme, sur un principe premier – la Raison, la Nature, la Vie, Dieu même (car il y a bel et bien eu un anarchisme chrétien, autour de Léon Tolstoï notamment). L’ontologie sur laquelle doit reposer l’anarchisme, ou en quoi consiste l’an-archisme, est littéralement sans principe (an-arkhé) : elle relève alors, dit Malabou, d’une « ontologie plastique » (p. 389). Elle écrit :
Seule forme politique qui, parce qu’elle ne dépend d’aucun commencement ni commandement, à toujours à s’inventer, à se façonner avant que d’exister, l’anarchisme n’est jamais ce qu’il est. C’est en cela qu’il est. Cette plasticité est le sens de son être, le sens même de sa question. (p. 389)
Si elle ne le développe malheureusement pas davantage ici, Malabou retrouve un concept qu’elle élabore depuis son premier ouvrage L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique [10]. Soulignant que l’idée est déjà bien présente chez Bakounine, qui définit l’anarchisme comme « force plastique » en laquelle « aucune fonction ne se pétrifie, ne se fixe et ne reste irrévocablement attachée à une personne » (cité p. 388), elle érige donc la plasticité au rang paradoxal de principe ontologique de l’anarchisme. À l’opposé d’un système métaphysique défini et clos, cet anarchisme ontologique est à la fois souple et pluriel, ouvert et multiple, irréductible à un principe unique et hégémonique, mais tissé et dispersé entre les différents points d’un « archipel philosophique » (p. 387). L’anarchisme est un pluralisme. Resterait à en esquisser les lignes de fuite.
Dans les toutes dernières pages de l’ouvrage, Malabou revient à des considérations politiques plus concrètes. Audrey Tang y fait étrangement figure d’inspiration : cette cybernéticienne taïwanaise, programmeuse de logiciels libres, se définissant comme « anarchiste conservatrice », occupe depuis 2016 une place de ministre chargée du numérique dans le gouvernement taïwanais ; Malabou s’en étonne : une anarchiste au gouvernement ? Mais elle ne s’en offusque pas, et semble même s’y retrouver : « Rejoindre les institutions pour mieux les subvertir. Beaucoup répondront : paroles de dominants. Et pourtant... » (p. 400). Comme si la traque au « préjugé gouvernemental », qu’elle a pourtant menée tout au long des chapitres consacrés à Schürmann, Levinas, Derrida, Agamben et Rancière, s’était arrêtée à la sortie des textes, au moment où se pose plus concrètement la question de l’action, de l’organisation et des choix stratégiques – ce que l’anarchisme tente précisément de penser en priorité [11]. Comme si, finalement, cette ontologisation de l’anarchisme qu’assume Malabou, en lui accordant une certaine onction philosophique (et académique) qu’il n’avait pourtant pas réclamé, devait aussi paradoxalement s’accompagner de sa dépolitisation – car il aura été au fond très peu question d’anarchisme politique dans cet ouvrage. Comme si, enfin, « être anarchiste » n’était qu’une question de mots.
par , le 27 février 2023
Cyril Legrand, « L’anarchisme des intellectuels », La Vie des idées , 27 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./L-anarchisme-des-intellectuels
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[1] Élisée Reclus, Discours à la séance solennelle de rentrée du 22 octobre 1895 de l’Université nouvelle de Bruxelles, édition en ligne.
[2] Né en 1941 à Amsterdam, ce philosophe allemand d’expression française fut entre autres : membre d’un kibboutz en Israël, novice dans l’ordre des Dominicains, élève de Heidegger, ordonné prêtre dominicain, défroqué cinq ans plus tard, enseignant dans diverses universités américaines, docteur d’État ès lettre et sciences humaines à la Sorbonne. Il mourut en 1993 à New York des suites d’une maladie liée au SIDA. On lui doit trois ouvrages importants : Maître Eckhart et la joie errante (Paris, Denoël,1972), Le Principe d’anarchie : Heidegger et la question de l’agir (Paris, Seuil, 1982) et Des hégémonies brisées (Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1996).
[3] Cf. Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois, 2001.
[4] Comme le note Malabou : « La transgression, parce qu’enclavée dans l’ordre symbolique, aboutit toujours à une reconstitution du sacré » (p. 276). À « l’anarchisme de transgression, simple doublure du capitalisme » (p. 277), il faut donc substituer un « anarchisme profanateur qui renonce à fétichiser l’excès, à célébrer la mystique de l’extase, de l’érotisme et de l’hors de soi » (p. 278).
[5] Cf. Sarah Al-Matary, La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Paris, Seuil, 2019.
[6] Au tournant du siècle dernier, le révolutionnaire polonais Jan Waclav Makhaïski (1866-1926) alertait contre ce qu’il appelait « le socialisme des intellectuels » : un socialisme qui, en vertu de l’importance qu’il accorde à la production théorique et au travail intellectuel, convient particulièrement bien à la classe des intellectuels qui y trouvent un marchepied vers le pouvoir. Cf. Jan Waclav Makhaïski, Le socialisme des intellectuels, Paris, Seuil, 1979.
[7] Renaud Garcia, Le désert de la critique. Déconstruction et politique, Paris, L’Échappée, 2015.
[8] Ibid., p. 25.
[9] Ibid., p. 44.
[10] Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1994 ; cf. aussi Plasticité (dir.), Paris, Léo Scheer, 2000 ; La Plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Paris, Léo Scheer, 2004.
[11] Contrairement à ce que suggère Malabou, la participation d’anarchistes à un gouvernement ne date pas d’ « aujourd’hui » : pendant la Guerre d’Espagne, des anarcho-syndicalistes intégrèrent les deux gouvernements républicains espagnols, le gouvernement central républicain et le gouvernement régional autonome de Catalogne dans le cadre du « front unique antifasciste ». Cette « trahison » des principes libertaires fit couler beaucoup d’encre. Notons aussi que l’expression d’« anarchistes de gouvernement » fut utilisée par Errico Malatesta pour invectiver Pierre Kropotkine et les anarchistes qui, dans le « Manifeste des Seize », se proclamèrent pour l’Union sacrée (Réponse au manifeste des Seize, 1916, texte en ligne).