Recensé : Corey Brettschneider, When the State Speaks, What Should it Say ? How Democracies Can Protect Expression and Promote Equality, Princeton, Princeton University Press, 2012, 216 p.
Quand l’État prend la parole, que devrait-il dire ? En posant cette question, Corey Brettschneider entend renouveler le débat sur les devoirs de l’État démocratique face aux discours d’incitation à la haine. Au lieu de se concentrer exclusivement sur la question des restrictions devant être posées à la liberté d’expression individuelle, il propose de considérer l’usage que l’État devrait faire de ses propres capacités expressives. S’il rejette toute restriction légale, il dénonce ainsi la « complicité » dont l’État se rend coupable lorsqu’il n’emploie pas ses ressources discursives, financières et éducatives pour lutter contre les « points de vue haineux ». Professeur à Brown University, où il enseigne le droit public et la théorie politique, C. Brettschneider propose une théorie originale de la liberté d’expression, en même temps qu’un exemple remarquable de philosophie politique guidée par l’analyse du droit. Mais l’obligation faite à l’État de combattre sans les interdire les discours sapant les valeurs de la démocratie suffit-elle à résoudre les dilemmes de la liberté d’expression ?
La liberté d’expression et les discours de haine : neutralité ou prohibition ?
Les discours de haine (hate speech) que visent C. Brettschneider sont ces formes d’expressions publiques, discursives ou non, qui expriment des points de vue discriminatoires extrêmes à l’égard de certains groupes, en déniant à leurs membres le statut de citoyens égaux aux autres. L’auteur distingue, au sein des approches juridiques et philosophiques contemporaines, deux positions opposées à leur égard. Les partisans de la neutralité s’opposent à toute restriction de la liberté d’expression, y compris dans le cas des propos discriminatoires du point de vue de la race, du genre ou de l’orientation sexuelle, au motif que l’État dans une démocratie libérale ne devrait promouvoir ou combattre aucune valeur. Les neutralistes défendent ainsi la jurisprudence actuelle de la Cour suprême américaine en matière de libre expression, selon laquelle seuls les actes expressifs qui constituent une menace ou une violence immédiate dirigée vers des personnes particulières doivent être sanctionnés, ceux qui expriment simplement un point de vue hostile aux valeurs de la société démocratique devant être tolérés. À l’inverse, les tenants de la prohibition suggèrent que l’État démocratique ne saurait accepter que se développent en son sein des discours qui sont manifestement contraires aux valeurs qui le fondent, en ce qu’ils affirment l’infériorité de statut de certains citoyens. L’expression publique de points de vue racistes, sexistes ou homophobes sape en effet la valeur d’égalité et menace la stabilité sociale. Les prohibitionnistes approuvent ainsi les dispositifs juridiques sanctionnant l’incitation à la haine, en France mais aussi au Canada, en Allemagne, en Inde, en Afrique du Sud ou encore en Australie.
Ces deux perspectives, recouvrant le clivage souvent décrit entre l’exceptionnalisme américain en matière de liberté d’expression et les approches régulatrices privilégiées dans la plupart des autres démocraties, paraissent irréconciliables. Ici, les réunions publiques du Ku Klux Klan sont autorisées par la constitution et protégées le cas échéant par la police ; là, les divagations racistes de Brigitte Bardot font l’objet de condamnations répétées par les tribunaux correctionnels. L’opposition théorique ainsi dessinée, qui regroupe en une même catégorie toutes les approches « prohibitionnistes », reste toutefois schématique et laisse de côté les travaux qui s’efforcent, des deux côtés de l’Atlantique, de dissocier des formes distinctes d’incitation à la haine ou de propos discriminatoires et des dispositifs divers de régulation. Un tel cadrage est destiné à convaincre le lecteur de la nécessité de dépasser ces deux approches, puisque l’une ignore le danger que les discours de haine font peser sur la démocratie et que l’autre est indifférente aux violations possibles du droit individuel fondamental à la liberté d’expression.
La thèse centrale de l’ouvrage est qu’un État démocratique doit simultanément protéger les points de vue haineux contre toute interdiction légale, et prendre lui-même la parole pour les dénoncer (p. 3). Elle repose sur la distinction entre le pouvoir coercitif de l’État, qui lui permet d’imposer des limites légales aux droits individuels, et son pouvoir expressif, qui lui permet d’influencer les croyances et les comportements en s’adressant à la société. Le principe de la liberté d’expression se voit ainsi redéfini à partir de deux principes inséparables : d’une part, tous les points de vue doivent être protégés contre l’action coercitive de l’État, d’autre part, l’État a le devoir d’exercer son pouvoir expressif pour défendre ces valeurs qui font que tous les points de vue doivent être protégés.
La jurisprudence constitutionnelle : derrière les droits, des valeurs
Le raisonnement s’appuie sur une interprétation particulière de la démocratie, déjà élaborée dans le précédent ouvrage de l’auteur, Les droits du peuple. Valeurs de la démocratie [1]. Sa « théorie axiologique de la démocratie » entend résoudre le conflit entre la protection libérale des droits individuels et le principe démocratique de la souveraineté du peuple. Il définit pour cela la démocratie par des « valeurs cardinales » — égalité des intérêts, autonomie politique, réciprocité — qui seraient présupposées par le statut de citoyens libres et égaux que ce régime attribue aux individus soumis à la force coercitive du droit. Ces valeurs, qui fondent les droits individuels, permettent d’évaluer le caractère démocratique des politiques publiques indépendamment de leur origine procédurale : le contrôle de constitutionnalité apparaît dans ce cadre comme participant de la pratique démocratique, plutôt que comme une contrainte externe pesant sur elle.
Cette vision de la démocratie est elle-même ancrée dans l’analyse de la jurisprudence constitutionnelle américaine. Selon C. Brettschneider, certains arrêts décisifs rendus par la Cour suprême expriment les valeurs de la démocratie. C’est le cas par exemple des arrêts Romer v. Evans et Lawrence v. Texas [2] déclarant inconstitutionnels des dispositifs légaux qui, pour l’un, permettait la discrimination contre les homosexuels dans l’État du Colorado, et, pour l’autre, pénalisait la sodomie entre homosexuels dans l’État du Texas. Dans les deux cas, la Cour a jugé que les dispositions annulées ne reposaient pas sur un « fondement rationnel » susceptible de montrer que la clause de « protection égale » du quatorzième amendement de la Constitution n’était pas violée. Elles ne pouvaient donc être motivées que par un animus — un terme qui ne renvoie pas seulement à l’idée de haine ou d’animosité mais à toute motivation ne satisfaisant pas l’exigence de rationalité de la fin et des moyens. Cette exigence de rationalité est de toute évidence un critère trop indéterminé pour guider efficacement le travail des juges, mais l’auteur juge que la pratique de la Cour suprême permet de préciser le sens de cette « doctrine de l’animus » (p. 33, p. 150). Elle révèle en effet que l’évaluation de la constitutionnalité d’une disposition légale suppose l’explicitation des raisons qui la motivent et leur confrontation aux valeurs constitutives du régime démocratique. Dans les cas mentionnés, les dispositions criminalisant les relations entre citoyens homosexuels ou empêchant la protection de leurs droits civiques contredisent par leurs motifs la valeur d’égalité et violent en conséquence le droit de ces citoyens à être traités comme des citoyens égaux aux autres. Que les droits des homosexuels fassent encore l’objet de débats virulents au sein la société américaine ne change rien au caractère démocratique des arrêts rendus par la Cour, juge l’auteur, car ils s’appuient bien sur les valeurs de la démocratie.
En spécifiant ces valeurs, la théorie axiologique fournit ici le fondement théorique permettant de clarifier les obligations de l’État en matière de liberté d’expression. La méthode suivie ne consiste toutefois pas à appliquer des principes politiques ou moraux préétablis à des cas particuliers, mais à partir de raisonnements juridiques remarquables au sein de la jurisprudence constitutionnelle pour dégager leur logique interne, quitte à la faire jouer ensuite contre d’autres arrêts dans lesquels la Cour suprême se serait égarée. Il faut comprendre « les cas centraux concernant la protection de la citoyenneté libre et égale » afin qu’ils puissent « ensuite façonner notre compréhension des principes moraux » (p. 31). Le caractère situé de cette approche, qui fait son intérêt, menace en même temps dès le départ l’ambition annoncée de dépasser l’opposition entre le neutralisme états-unien et les approches prohibitionnistes des autres démocraties.
La Cour suprême et la doctrine de la neutralité
Le cœur du raisonnement consiste en effet en l’analyse de la doctrine de la « neutralité par rapport aux points de vue » (viewpoint neutrality). En 1969, la Cour déclare, dans Brandenburg v. Ohio, que les discours extrêmes incitant à la haine ou à la discrimination à l’égard de certains groupes mais n’incitant pas à « un acte illégal imminent » [3] ne violent pas le premier amendement de la Constitution. La portée de cette doctrine est précisée en 2003 par la juge Sandra O’Connor lorsqu’elle écrit, dans Virginia v. Black que si la liberté d’expression autorise le Ku Klux Klan à brûler des croix lors de ses meetings, il ne peut pas le faire devant la maison d’une famille particulière, la liberté d’exprimer son point de vue ne pouvant s’étendre à la liberté de menacer des individus spécifiques [4].
C. Brettschneider affirme le bien fondé de cette doctrine : interdire certains discours sous prétexte qu’ils incitent à la haine reviendrait à nier aux individus la capacité à développer de façon autonome leurs croyances et à choisir librement les opinions qu’ils veulent défendre (Ch. 3). Un régime de prohibition ne les traiterait pas en citoyens libres et égaux aux autres (p. 88). Cette justification, adossée à sa théorie axiologique, ne s’applique toutefois pas à l’exercice du pouvoir expressif de l’État. L’auteur peut dès lors adopter la doctrine juridique de la neutralité par rapport aux points de vue tout en rejetant la théorie politique, entièrement indépendante, selon laquelle l’État devrait lui-même être neutre et ne défendre aucun point de vue. En mettant son pouvoir expressif au service de certaines valeurs, l’État ne traite certes pas de façon équitable tous les points de vue, mais le traitement équitable est seulement dû aux individus, non aux points de vue. L’idée de citoyenneté libre et égale repose sur des valeurs qui ne sont pas neutres, et l’État n’a donc pas à l’être s’il veut défendre les libertés individuelles qui en découlent.
La disjonction ainsi opérée entre deux dimensions de la neutralité permet d’associer des obligations distinctes aux capacités coercitive et expressive de l’État. Mais cela suffit-il pour éviter en même temps les deux contre-utopies que combattent respectivement le neutralisme et le prohibitionnisme (p. 10-11) : celle de « l’État envahissant », dont les interventions abusives violent les droits individuels pour promouvoir des valeurs sectaires, et celle de la « Société haineuse », qui en refusant de réguler l’expression publique laisse prospérer en son sein des discours intolérants ?
L’État envahissant et la frontière privé/public
Si toute restriction de la liberté d’expression suscite la crainte de l’État envahissant, c’est qu’il paraît difficile de poser des limites nettes en la matière. C’est au nom de la lutte contre l’incitation à la haine que le gouvernement de la province canadienne du Manitoba a par exemple retiré, en 2008, la garde de deux jeunes enfants àleurs parents. Leur fille de sept ans, élevée dans une maison décorée de swastikas, s’était présentée à l’école couverte de graffiti suprémacistes. Les motifs invoqués par le juge pour retirer aux parents la garde de leurs enfants étaient clairs : « l’apologie du génocide et la promotion intentionnelle de la haine contre un groupe indentifiable sont des crimes dans ce pays. Ces enfants ont le droit d’être protégés contre cela » [5]. Quoi qu’il en soit de ce cas, qui faisait également intervenir des soupçons de mauvais traitements, la question doit être posée : jusqu’où peut aller l’État pour s’assurer que les croyances des individus sont conformes aux valeurs qui le fondent ?
La réponse de C. Brettschneider est la suivante : si le caractère haineux des discours proférés ne justifie en rien l’exercice du pouvoir coercitif de l’État, les croyances individuelles ne sauraient pour autant être protégées contre l’action expressive de l’État. Il formule un « principe de pertinence publique » (Ch. 1), selon lequel les croyances, discours et pratiques en conflit avec l’idéal de la citoyenneté libre et égale devraient être transformés de sorte à s’y conformer. Cela implique, du côté des citoyens, un devoir de « révision réflexive » de leurs croyances, et, du côté de l’État, un devoir de « persuasion démocratique ». Mais comment concilier ce principe avec le droit à la protection de la sphère privée ? Si l’un et l’autre paraissent incompatibles, c’est selon l’auteur que la métaphore spatiale communément utilisée pour distinguer l’espace privé, protégé contre l’intervention de l’État, de l’espace public, qui y serait soumis, nous égare. Elle laisse entendre qu’une frontière linéaire peut être tracée entre deux lieux distincts, alors qu’une telle séparation ne pourrait qu’entériner les inégalités à l’œuvre dans la famille, le lieu de travail où la société civile. En s’appuyant sur la critique féministe de la séparation privé/public [6], C. Brettschneider propose de lui substituer l’idée d’une « sphère privée publiquement justifiable » (publicly justifiable privacy). Selon ce principe, l’État peut légitimement intervenir dans la sphère familiale ou sociale lorsque les pratiques qui s’y déroulent contredisent les valeurs constitutives de l’idéal démocratique (Ch. 2). Si la menace de l’État envahissant peut être écartée, c’est parce que le refus d’interdire les discours haineux est maintenu, mais aussi parce que le périmètre susceptible de subir une « invasion » abusive de la part de l’État se voit redéfini.
La Société haineuse et la parole d’État
Il n’est toutefois pas certain que la « persuasion démocratique » soit de nature à écarter le spectre de la Société haineuse. Le problème, ici, est celui du « paradoxe des droits » : la défense impartiale par l’État des droits individuels le conduit à favoriser le développement de conceptions intolérantes et inégalitaires, et à œuvrer ainsi à sa propre faillite. Les « démocrates militants » affirment ainsi, tels Karl Loewenstein dans les années 1930 [7], que la passivité de l’État face aux discours extrêmes risque de conduire à son effondrement, comme ce fut le cas pour la République de Weimar. Pour dissoudre ce paradoxe, il faut montrer que bien que l’État refuse d’interdire, il n’est pas pour autant impuissant. C’est à cette fin que C. Brettschneider se tourne vers son pouvoir expressif, en empruntant pour cela une autre notion au droit constitutionnel.
La « parole d’État » (state speech) renvoie aux fonctions non coercitives de l’État, des discours tenus par ses représentants (élus, juges, fonctionnaires) aux formes de financements publics (subventions et exemptions fiscales) en passant par l’organisation de l’éducation publique. Lorsqu’en 1997 le président Clinton adresse des excuses publiques, au nom de l’État américain, pour les expériences conduites dans le cadre du United States Public Health Service Study on Syphilis sur des citoyens afro-américains — touchés à leur insu par la syphilis et privés de traitement afin de faciliter l’étude de l’évolution de l’infection —, l’État « parle ». Mais c’est également le cas lorsqu’il décide de financer un centre de recherche dédié au traitement équitable des minorités dans les recherches de santé à l’université de Tuskegee, où l’étude dénoncée avait été conduite entre 1932 et 1972. De même, quand l’État fait enseigner l’histoire du mouvement des droits civiques, qu’il fait construire un mémorial à la mémoire de Martin Luther King Jr. ou lui dédie un jour férié national, il « prend la parole » pour combattre, sans les faire taire, les points de vue discriminatoires.
Cette compréhension élargie de la parole étatique doit assurer l’efficacité de la lutte expressive contre les points de vue haineux. Elle reconnaît à l’État — et sur ce point l’auteur s’écarte de la position « neutraliste » maintenue par la Cour suprême [8] — le pouvoir de distribuer les subventions publiques et d’octroyer le statut avantageux d’organisation à but non lucratif (non-profit) en fonction des points de vue portés par les acteurs privés (Ch. 4). L’État peut ainsi refuser d’accorder les exemptions fiscales associées à ce statut à des associations comme les Boy Scouts of America ou la Christian Legal Society qui excluent de leurs rangs les citoyens homosexuels. Le devoir qu’a l’État de chercher à transformer les croyances inégalitaires s’applique également aux croyances religieuses, qui sont soumises comme les autres au principe de la pertinence publique : c’est là une implication de l’idée de liberté religieuse elle-même, qui suppose l’existence de protections contre les effets nocifs des croyances intolérantes (Ch. 5). Les arrêts de la Cour suprême relèvent eux-mêmes de l’exercice de la « parole d’État » et peuvent porter l’effort de « persuasion démocratique ». Ainsi, en clarifiant dans Virginia v. Black les raisons pour lesquelles le droit des membres du Ku Klux Klan de brûler des croix doit être protégé lorsque cela ne constitue pas une menace directe, la Cour explicite les valeurs qui fondent la liberté d’expression et indique paradoxalement pourquoi un tel acte expressif, bien qu’autorisé, contredit ces valeurs.
Ce que doit faire l’État : coercition, persuasion et égalité
Si l’intérêt de cet ouvrage passionnant tient à ce qu’il confronte en détail la théorie démocratique au droit constitutionnel, cette démarche ancre l’analyse dans une tradition juridique dont elle peut ensuite difficilement s’émanciper. Les implications de la théorie axiologique, façonnée par l’étude du droit constitutionnel états-unien, coïncident en fin de compte largement avec la position propre à « l’exceptionnalisme américain ». L’auteur offre moins, en effet, une « troisième voie » (p. 170) entre neutralisme et prohibitionnisme, qu’une version réaménagée du neutralisme (désormais partiel plutôt qu’intégral), rendu plus cohérent et convaincant par l’extension de l’engagement expressif de l’État. Mais quelle est la portée de cette approche pour d’autres contextes, dans lesquels la doctrine de la neutralité par rapport aux points de vue ne constitue plus un point de départ naturel ? La question ne peut manquer d’être posée, l’auteur suggérant en conclusion que sa théorie pourrait s’appliquer à l’extérieur des États-Unis, notamment dans le droit international. Son raisonnement s’expose de ce point de vue à des critiques externes, relatives en particulier à la distinction entre persuasion et coercition ou à l’interprétation de l’égalité.
Il repose tout d’abord sur la pertinence de la distinction libérale classique entre coercition et persuasion, qui s’autorise notamment de Locke : « persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes » [9]. Cette distinction perd toutefois de sa netteté lorsque la « persuasion » est élargie comme ici jusqu’à englober la distribution de subventions publiques ou le choix de politiques éducatives dont la mise en œuvre dépend nécessairement du pouvoir coercitif. Si les parents ne peuvent pas se voir reconnaître un droit à protéger entièrement leur enfant contre la parole de l’État (p. 100), par exemple, il faut bien que l’État les en empêche lorsqu’ils s’y emploient malgré tout. Quand la parole d’État emprunte les voies d’une propagande publique adossée aux moyens considérables de l’appareil éducatif ou de l’appareil fiscal, la persuasion démocratique constitue-t-elle vraiment une contrainte moins grande sur le jugement individuel et l’autonomie que l’interdiction de certains points de vue extrêmes ? Pour écarter à la fois le spectre de l’État envahissant et celui de la Société haineuse, l’auteur doit en même temps ramener l’exercice du pouvoir expressif étatique à un simple effort de « persuasion rationnelle » et affirmer son droit à imposer son discours même aux citoyens qui souhaitent ne pas y être confrontés. L’ambiguïté est manifeste lorsqu’il suggère que le devoir de « persuasion démocratique » ne constitue au fond qu’une extension du principe de la publicité du droit : il faut faire connaître les obligations juridiques, mais aussi les raisons et valeurs qui les fondent. Œuvrer à la transformation des croyances intolérantes suppose pourtant bien plus que de simplement « rendre publiques » les valeurs de la démocratie comme on rend publiques les lois, sans qu’intervienne ni persuasion ni coercition. Par ailleurs, à supposer que la distinction entre persuasion et coercition puisse néanmoins être maintenue, il reste à expliquer ce qui fait de la prohibition des discours de haine une forme de coercition nécessairement incompatible avec le respect des droits démocratiques. Qu’est-ce qui rend en particulier, dans ce cadre, la restriction de la liberté d’expression acceptable lorsqu’elle vise les propos diffamatoires et inacceptable lorsqu’elle vise l’incitation à la haine ?
Une seconde difficulté tient à la détermination de ce que l’État doit dire quand il prend la parole. Si la théorie axiologique l’oblige à lutter contre les points de vue discriminatoires au nom de l’égalité, ne l’oblige-t-elle pas également à lutter contre d’autres points de vue menaçant cette valeur, par exemple ceux qui justifient de fortes inégalités économiques ? Si l’auteur s’accorde avec Gerald Cohen pour juger qu’une théorie démocratique de la justice doit considérer l’ethos commun aux citoyens [10], il refuse, à la différence du théoricien du marxisme analytique, de considérer par exemple l’impact des choix économiques que font les citoyens sur la valeur d’égalité (p. 19). Il souligne en outre que si des rémunérations différenciées en fonction de la race, du genre ou de l’orientation sexuelle sont par nature incompatibles avec l’idée d’une citoyenneté libre et égale, des individus ou des groupes peuvent défendre une conception particulière de la distribution de la richesse dans la société sans contredire pour autant les valeurs de la démocratie (p. 8). Que celles-ci n’exigent pas l’égalité stricte des revenus, comme il le souligne, s’entend, mais sont-elles conciliables avec des idéologies validant l’existence d’inégalités de revenus considérables ? S’il est simplement « incohérent » de se prétendre démocrate tout en refusant d’accorder un statut égal aux noirs, aux femmes ou aux homosexuels, ne l’est-il pas tout autant de se dire démocrate et de rejeter par exemple tout égalitarisme en matière de justice sociale ? S’appuyant sur le travail interprétatif de la Cour suprême pour donner un contenu à l’idée de citoyenneté libre et égale, l’auteur peut sembler démuni face aux conflits d’interprétation concernant les questions sur lesquelles elle n’a pas rendu d’arrêt qui offrent une interprétation convaincante de cette idée. L’État qui se tait face aux discours racistes, sexistes ou homophobes se rend coupable de « complicité » (p. 119), affirme de façon convaincante l’auteur. Mais n’en va-t-il pas de même face à d’autres types de discours ? La Société injuste est-elle une menace moins terrible pour la démocratie que la Société haineuse ?
S’il laisse ces questions ouvertes, ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage original, rigoureux et ambitieux que d’offrir un cadre théorique renouvelé pour les formuler. Sous prétexte de s’attacher aux vices et aux vertus de la coercition, philosophes et juristes ne devraient pas ignorer les devoirs qui incombent à l’État lorsqu’il prend la parole.