Recensé : James K. Galbraith, L’État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, coll. « Économie humaine », 2009, 311 p.
La crise financière qui a plongé le monde développé dans la plus grave récession économique depuis les années 1930 a mis au banc des accusés les défenseurs de la liberté absolue des marchés. En fait, écrit l’économiste américain James K. Galbraith dans L’État prédateur, ouvrage paru aux États-Unis en août 2008, leur défaite intellectuelle était déjà consommée bien avant la chute de Lehman Brothers. Pour l’auteur, les trente dernières années ont vu la fulgurante ascension puis l’inexorable déclin de ce qu’on appelle en France, faute d’un terme plus heureux, le néolibéralisme – et que Galbraith, suivi par son traducteur, désigne sous l’expression « d’idéologie du marché libre ».
Vie et mort d’une idéologie
Les néolibéraux américains, arrivés au pouvoir sous Reagan, ont su séduire l’électorat avec un discours simple vantant la supériorité des marchés et dénonçant l’interventionnisme de l’État, accusé d’avoir causé la stagflation des années 1970. Mais l’idéalisme des débuts –que Galbraith regarde avec une certaine envie – s’est rapidement brisé face aux contraintes de la politique et de l’économie. Le monétarisme orthodoxe reliant l’inflation à la croissance de la masse monétaire a ainsi été rapidement abandonné par la Banque centrale américaine. De même, la baisse massive des impôts décidée par Reagan en 1982 a été suivie d’augmentations ultérieures des prélèvements, par le même Reagan en 1985 et par George Bush père en 1991, et n’a pas permis d’augmenter le taux d’épargne américain. La promesse d’une saine gestion des finances a été pareillement déçue, le budget de l’État américain se trouvant en déficit quasiment permanent depuis les années 1980. Enfin, la foi proclamée dans le libre-échange a été démentie par les politiques protectionnistes mises en place par Reagan pour soutenir l’industrie automobile américaine.
En réalité, le poids de l’État dans l’économie américaine n’a pas diminué depuis les années 1980. Mais l’action de l’État a été progressivement subvertie par les intérêts privés, la présidence de George W. Bush constituant l’apogée du processus : dans la santé, l’éducation, le logement, la défense, les politiques publiques ont de plus en plus consisté à garantir des rentes à des entreprises privées proches du pouvoir. L’État garant de l’intérêt général s’est mué en État prédateur [1], soumis à « l’exploitation systématique des institutions publiques pour le profit privé ». Si les États-Unis ont réussi à éviter un effondrement économique et social, ils le doivent surtout aux institutions héritées du New Deal et de la Great Society, que les conservateurs n’ont pas réussi à démanteler : les systèmes publics de retraites et de santé ont évité une chute brutale du revenu des Américains malgré les crises récurrentes d’un capitalisme soumis aux aléas de la finance.
La mainmise des intérêts privés sur l’État et la persistance d’un discours sur les vertus universelles des marchés menacent néanmoins à long terme la prospérité des Américains et le leadership des États-Unis. Elles obèrent également la capacité des pouvoirs publics à combattre le changement climatique, qui met en danger la civilisation humaine telle qu’elle s’est construite depuis le début de l’ère industrielle. Pour conjurer ces menaces, Galbraith en appelle avec une certaine dose de provocation à une réhabilitation de la planification, qui signifie en fait la mise en œuvre de ce qu’on appellerait en Europe des politiques structurelles, dans les domaines des infrastructures, de l’énergie et de la recherche. Il défend également le retour de la réglementation dans les secteurs où le libre jeu du marché n’a pas fait la preuve de son efficacité, se prononçant par exemple pour une assurance maladie publique universelle et obligatoire. Il prône enfin une action énergique pour réduire les inégalités salariales, par une hausse du salaire minimum et un plafonnement des salaires des dirigeants.
Heurs et malheurs de l’hétérodoxie
L’ouvrage est en réalité infiniment plus riche, au risque d’être parfois décousu, que ce canevas analytique et programmatique : le lecteur y trouvera pêle-mêle une analyse de la structure concurrentielle du marché des biens de consommation en Chine, une défense détaillée et vigoureuse des thèses exposées par Galbraith père dans Le Nouvel État industriel, une description particulièrement lucide des mécanismes de la crise financière actuelle qui n’était encore qu’à son commencement au moment de l’écriture du livre, une typologie des conséquences de la déréglementation sur différents marchés de biens et de services aux États-Unis, une application des théories du sociologue Thorstein Veblen sur la classe de loisir à la société américaine actuelle, un exposé de l’économie politique de la réglementation ou une introduction à l’économie des universités. Ces différents sujets sont le plus souvent abordés sous un angle qui tranche avec le discours ambiant. On pourra être en désaccord avec certaines de ses analyses, mais il est difficile de dénier à l’auteur son originalité et son indépendance d’esprit.
À cet égard, le lecteur français qui s’attendrait à retrouver une critique antilibérale classique, transposée au cas américain, sera (heureusement) désarçonné : Galbraith dénonce certes avec vigueur le règne des marchés, la nocivité de la finance et ce qu’il considère comme les apories du libre-échange ; mais il reconnaît également les vertus de la concurrence, conteste l’efficacité du protectionnisme (pourtant recommandé par nombre de leaders démocrates) pour lutter contre le dumping social et environnemental, loue la construction européenne et se permet même, en conclusion, une ode à l’exceptionnalisme américain.
Le revers de l’hétérodoxie est une tendance à contester tout apport véritable des économistes « orthodoxes », un peu trop rapidement assimilés à des défenseurs forcenés de la déréglementation. Galbraith critique ainsi l’efficacité des programmes de formation professionnelle ou l’intérêt d’une politique monétaire indépendante sans faire référence aux apports de la recherche économique sur ces sujets, alors qu’ils ont été abondamment traités par les économistes depuis une vingtaine d’années.
Ce travers est d’autant plus regrettable que Galbraith n’hésite pas, à l’occasion, à recourir à des démonstrations économiques qui sont tout sauf rigoureuses. Après avoir observé, sur données américaines, que les inégalités salariales sont en moyenne moins importantes quand le niveau du chômage est faible, Galbraith en conclut qu’une politique en faveur de l’égalité des salaires permet de faire baisser le taux de chômage. La possibilité d’une causalité inverse, par laquelle un chômage à un niveau bas tendrait à favoriser le pouvoir de négociation salariale des travailleurs, est rapidement évacuée. Le contre-exemple de plusieurs pays européens, où chômage élevé et (relativement) faibles inégalités salariales se combinent, est également nié, de façon plus que cavalière : Galbraith affirme que l’Europe des 27 doit en réalité être considérée comme un seul et un même pays, et donc que les différences de salaires entre la Roumanie et le Luxembourg expliquent le niveau élevé du taux de chômage moyen en Europe.
Une feuille de route pour 2012 ?
Dans la mesure où l’auteur appelle, dans son introduction à l’édition française, les forces de progrès européennes à repousser les « vieilles idées » du néolibéralisme, il est utile de s’interroger sur le caractère transposable à la France du constat et des recommandations que Galbraith établit pour les États-Unis.
Les progressistes français trouveront certainement dans les recommandations de Galbraith des enseignements profitables. Ainsi, l’auteur rappelle que l’intérêt de la concurrence dépend des caractéristiques du marché considéré : elle peut être bénéfique dans les secteurs où elle pousse à l’innovation (comme dans les télécommunications ou le transport aérien) ; mais elle peut aussi générer de coûts supplémentaires. Dans le domaine de l’assurance-maladie, par exemple, une assurance publique universelle et obligatoire est structurellement moins chère que des assureurs privés qui mobilisent des ressources importantes pour sélectionner les bons risques. De même, Galbraith souligne à juste titre que les progrès de la réglementation, en matière sociale et environnementale, ne peuvent se faire qu’en prenant appui sur les entreprises les plus avancées, qui ont tout à gagner à évincer des concurrents qui misent sur la réduction des coûts pour compenser leur retard technologique.
L’exhortation qui sert de sous-titre à l’ouvrage (« Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant ») et le programme économique de Galbraith s’appliquent plus difficilement au cas français. D’une part, parce que la gauche française actuelle, au contraire du parti démocrate américain, semble davantage souffrir d’un scepticisme excessif face aux bienfaits possibles de la concurrence et du libre-échange que d’un excès de confiance dans l’utilité des mécanismes économiques pour atteindre des objectifs progressistes.
D’autre part, parce que Galbraith traite de façon assez sommaire la question du financement des politiques publiques qu’il appelle de ses vœux, en s’en remettant largement à la capacité de l’État à emprunter pour couvrir ses déficits. Cette solution peut se défendre dans le cas américain, compte tenu du « privilège exorbitant » dont jouissent les États-Unis pour emprunter sur les marchés internationaux, en raison du statut du dollar. Mais elle n’est guère envisageable pour la France, encore moins en 2010 qu’en 2008, compte tenu de l’impact de la crise sur les finances publiques. L’un des grands chantiers de la gauche, pour 2012 et au-delà, sera donc nécessairement de concevoir un système fiscal qui permettra de garantir le système français d’assurance sociale et de mieux lutter contre les inégalités tout en favorisant une croissance durable.