Cri d’alarme lancé en 2014 lors de la première agression russe, le livre du grand historien allemand Karl Schlögel restitue la place de l’Ukraine dans l’histoire de l’Europe.
Dossier / Persistance de l’Ukraine
À propos de : Karl Schlögel, L’avenir se joue à Kyiv. Leçons ukrainiennes, Gallimard
Cri d’alarme lancé en 2014 lors de la première agression russe, le livre du grand historien allemand Karl Schlögel restitue la place de l’Ukraine dans l’histoire de l’Europe.
L’avenir se joue à Kyiv a été écrit comme un cri d’alarme et de stupéfaction face à l’agression menée contre l’Ukraine par la Russie… en 2014. C’est un livre pionnier qui, prenant acte de la béance de l’Ukraine dans la « mental map » des Européens, s’attache à en restituer la place dans l’extraordinaire enchevêtrement historique de ce pays frontière dont le passé pluriel défie l’écriture d’un grand récit mono-ethnique national. Conçu dans l’anticipation redoutée de la catastrophe qui, depuis le 24 février 2022, s’impose aux yeux du monde, l’ouvrage de Karl Schlögel est une ressource de première importance pour qui veut comprendre l’originalité et la profonde européanité de ce pays, nation politique menacée, dont le destin engage celui du vieux continent.
Les villes constituent l’observatoire privilégié par l’historien pour introduire le lecteur à la diversité socio-culturelle et historique de l’Ukraine, qu’il décline en autant de « portraits » dressés en foulant des pieds les cités, décryptant les lieux, des plus symboliques aux plus incarnés, des plus anciens aux plus actuels, certains déjà en ruines à l’image de l’urbicide entrepris à Donetsk à partir du printemps 2014. La ville comme document, nous dit Karl Schlögel, est le point de condensation maximale des événements et des espaces d’expérience historique et, dans le cas de l’Ukraine, elle nous informe tout particulièrement de la diversité des histoires mêlées au sein des États entre lesquels le pays fut partagé. Mais la ville est aussi le lieu des grands périls qui se jouent sous nos yeux. Donetsk fut l’une des premières touchées mais depuis bien d’autres l’ont été, le sont. Dans une dernière partie de l’ouvrage, rédigée après le 24 février 2022, Marioupol « rayée de la carte » emblématise la destinée de la ville comme cible dans la guerre de conquête menée par la Russie, qui est une guerre de destruction.
La lecture de l’histoire à travers l’espace urbain n’étonnera guère les lecteurs familiers de Karl Schlögel, malheureusement trop rares en France puisque les traductions de son œuvre abondante ne se comptent que sur les trois doigts d’une main [1]. L’historien, l’un des plus prestigieux d’Allemagne, a engagé une large réflexion à propos de sa démarche dans « Dans l’espace nous lisons le temps » [2] et l’a éprouvé dans nombre d’ouvrages tel « Terreur et rêve : Moscou 1937 » [3] où il sillonne la capitale stalinienne au pic de ses extrêmes, entre débauche de la Grande Terreur et festivités continues, parfois dans les mêmes lieux comme celui qui accueillit la célébration du centenaire de Pouchkine peu après avoir été le théâtre de l’un des grands procès des vieux Bolcheviks… Avant de s’intéresser à Kyiv et à l’Ukraine pour elle-même, Karl Schlögel a consacré une grande partie de son œuvre à l’URSS et à la Russie, dans une étroite association de l’une à l’autre. Le déchirement provoqué par l’agression de 2014 a entrainé un retour auto-critique que livre l’historien sous forme d’égo-histoire en ouverture de son ouvrage qu’il qualifie lui-même d’essai tant il y expose sans détour l’ébranlement ressenti et ce qu’il a engendré d’introspection sur son propre engagement historien. Dans la relecture réflexive de son parcours depuis les années 1950, Karl Schlögel présente son choix du terrain soviétique comme une provocation dans une Allemagne de l’Ouest qui tournait le dos à l’Est et une attraction pour tout ce que recélait, entre promesses et trahisons, figures héroïques et destins tragiques, l’expérience du XXe siècle soviétique. Il décrit sa fascination pour l’altérité de ce monde découvert très jeune, un monde baigné dans une autre temporalité, immobile, une étendue sans limites visibles et portant partout l’empreinte du mode de vie « soviet style » ou, pour tout dire impérial, dans lequel il s’est passionné pour la culture russe, l’imagination habitée par l’avant-garde explosive du siècle en devenir, l’esprit stimulé par l’intelligentsia moscovite « déviante », le cœur conquis par l’hospitalité légendaire rencontrée.
L’impensé impérial de la Russie, que revisite l’auteur, s’inscrit aussi dans une réflexion plus large sur la centralité de celle-ci dans la perception allemande de l’Est et sur le caractère très privilégié de la relation germano-russe jusqu’en 2022. Certes marquée par un socle culturel ancien et spécifique entre les deux pays, cette relation a-t-elle été si singulière en Europe ? Bien des remarques faites sur la réduction de l’Est à la Russie ou sur la bienveillance des dirigeants allemands à l’égard de Vladimir Poutine pourraient s’appliquer au cas français, et pas seulement… La critique post-impériale de Karl Schlögel peut être aujourd’hui reçue comme une évidence, elle n’en montre pas moins le virage radical qu’il a, parmi les premiers, effectué pour décentrer l’appréhension de cet espace et s’affranchir d’une vision subalterne des autres pays issus de l’URSS.
Karl Schlögel ne cache pas la difficulté à approcher l’histoire de l’Ukraine selon les canons classiques de l’État-Nation. Selon lui, l’expérience de la frontière est constitutive de l’Ukraine, ce qu’elle revendique dans son nom même de pays des marges ou des confins. L’identité territoriale et politique de ce pays, souverain depuis trois décennies seulement, s’est accentuée sous l’effet de la menace extérieure qui agit, selon la sociologue Tatiana Zhurzhenko, comme un catalyseur de la nation en formation. La rencontre de l’histoire à travers les villes à laquelle nous invite l’auteur, tantôt voyageur érudit, tantôt observateur du tournant guerrier depuis 2014, mêle la lecture du passé à sa réflexion inquiète sur le présent dans chacun des lieux. À Kyiv, aux lendemains de la Révolution de la dignité, il consigne les traces des affrontements, de l’occupation citoyenne du Maidan, à l’épicentre du cœur historique de cette ville, revisitant le Krechtchatik, la grande artère de la Belle époque de Kyiv en se glissant dans les mémoires d’Ilya Ehrenbourg pour y décrire l’atmosphère nonchalante d’alors avant le grand séisme des guerres, en particulier de la guerre civile, dont Kyiv fut le théâtre et Mikhaïl Boulgakov le grand témoin. Expérience apocalyptique primale note Karl Schlögel à propos de l’auteur de La Garde blanche, cette fresque du naufrage de la grande métropole dans les déchirements démultipliés de l’Ukraine, entre tentative de construction nationale, confrontations entre Blancs et Rouges, compromis et trahisons de camps aux allégeances changeantes.
De l’éphémère gouvernement ukrainien de Kyiv, Mikhaïlo Hrouchevsky, ancien président du Conseil (Rada) en personnifie le devenir suspendu, qui reprit son activité savante sous surveillance à l’académie des sciences, où il rédigea sa monumentale Histoire de l’Ukraine, publiée seulement après la chute de l’URSS, plus d’un demi-siècle après la disparition de l’historien, en 1934 [4]. Hrouchevsky n’aura pu décrire ni la famine (Holodomor), ni la Grande Terreur, ni l’extermination des Juifs dans les ravins de Babyn Yar durant les premières semaines de l’occupation nazie… Ces autres chapitres d’une histoire de violences extrêmes prolongent la réflexion de Karl Schlögel sur ce qui a été enduré dans cette ville ukraino-judéo-russe, dont la quiétude n’est qu’apparente et masque les embrasements répétés depuis le début du siècle dernier.
Au Sud et à l’Est de l’Ukraine, la découverte des villes nous plonge dans l’histoire de l’expansion de l’empire à une époque où l’entreprise de colonisation épouse les traits de l’urbanité occidentale. L’emplacement de la forteresse turco-tatare de Hadchi-Bey est choisi en 1794 par Catherine II pour édifier Odessa, confiant au Napolitain de Rubas la conception de la nouvelle cité d’Empire, qu’en 1860 Mark Twain, frappé par l’ordonnancement de l’espace, qualifie d’image parfaite de l’Amérique. Au cœur du bassin du Donbass, terre de steppes peu peuplée jusqu’au milieu du XIXe siècle, la fondation de Donetsk revient à l’entrepreneur anglais John James Hughes qui donne son nom à la ville (Iouzivka), actant le démarrage spectaculaire de l’exploitation minière qui fera de la région « la salle des machines de toute l’URSS ». Donetsk (Iouzikva), à l’heure de l’industrialisation tardive de l’empire russe, s’impose comme un véritable melting pot. La présence du capitalisme étranger, français et belge surtout, imprime sa marque aux côtés d’un prolétariat sans cesse plus nombreux, mêlant Ukrainiens, Juifs, Russes, mais aussi Tatars et Grecs. Donetsk n’a cessé d’être le centre d’une terre d’immigration durant tout le XXe siècle jusqu’à l’épuisement d’une industrie vieillissante, laissant à l’abandon les mineurs, fleuron de la classe ouvrière soviétique, qui votèrent massivement pour l’indépendance.
À l’Ouest de l’Ukraine, c’est une tout autre histoire qui se lit dans la ville baroque de Lviv, ancienne cité de la République polono-lituanienne aspirée par l’empire habsbourgeois sous le nom de Lemberg à la fin du XVIIIe siècle, à nouveau sous tutelle polonaise entre les deux guerres avant d’être rattachée à l’Ukraine soviétique au sortir de la Seconde Guerre mondiale… Autant de passages, autant de traces qui renvoient au passé palimpseste de Lviv, une des grandes villes-refuge de l’Ukraine en guerre, plus que jamais traversée pour aller plus loin à l’Ouest ou en revenir, en l’absence de transports aériens dans le pays.
Ainsi se révèle au fil des lieux une histoire composite et qui nous est familière de mille manières pour peu qu’on s’attarde dans chacun de ces microcosmes urbains foisonnants, dont la particularité commune est d’être au croisement des multiples influences de l’Est et de l’Ouest du vieux continent, dans des combinaisons extraordinairement variées. Mis en perspective dans la longue durée et face à l’actualité, le XXe siècle soviétique est finement historicisé. Il se lit dans les grands stigmates qu’il a infligés à l’Ukraine et dans l’impulsion modernisatrice qu’il a suscitée sans être toutefois parvenu à effacer la grande diversité ukrainienne, cette Europe en miniature comme la qualifie Karl Schlögel.
L’avenir se joue à Kyiv est un plaidoyer pour l’intégration de l’Ukraine dans la conscience européenne et c’est un livre exemplaire par sa hauteur de vue. Pour incarner cette histoire, Karl Schlögel puise dans son impressionnante connaissance des textes littéraires, testimoniaux, historiques, restituant une polyphonie où toutes les voix sont audibles, où les Russes aussi ont la parole. Ces Leçons ukrainiennes constituent une réponse d’autorité à l’agresseur qui nie le droit du pays à exister. Mais elles peuvent être plus largement adressées aux contemporains. En Ukraine, la radicalité de la violence infligée au pays depuis plus deux ans suscite parfois la tentation d’exclure les acteurs historiquement identifiés à la domination et à la culture russe. Les controverses récentes autour de l’écrivain Mikhaïl Boulgakov lors de la campagne de décolonisation culturelle lancée à Kyiv soulignent ce risque. Au-delà, repli identitaire et exclusion ne constituent-ils pas ce mauvais brouillard, ténébreux, qui s’étend partout en Europe ?
par , le 11 septembre
Catherine Gousseff, « Ukraine : une approche post-impériale », La Vie des idées , 11 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Karl-Schlogel-L-avenir-se-joue-a-Kyiv
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[1] Outre L’avenir se joue à Kyiv, seuls Le Berlin russe (Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015) et Yalta et autres promenades (Paris, Le cri, 2014) ont été traduits en français. Néanmoins, plusieurs de ses ouvrages majeurs, à l’instar de l’un des plus récents (The Soviet Century. Archaeology of a Lost World, 2023) sont disponibles en anglais.
[2] Im Raum lesen wir die Zeit (Hanser, 2003) ; In Space We Read Time. On the History of Civilization and Geopolitics (Bard Graduate Center, 2016).
[3] Terror und Traum : Moskau 1937 (Hanser, 2008) ; Moscow 1937 (Wiley, 2012).
[4] On trouvera des éclairages passionnants sur la vie de Hrouchevsky (Gruševskij) à l’époque soviétique dans l’ouvrage d’Alain Blum et Yuri Shapoval, Faux coupables. Surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934). L’exemple de M. Gruševskij et S. Efremov, Paris, CNRS-Éditions, 2012.