En février 2016, la Corée du Sud décide de fermer le complexe industriel intercoréen de Kaesong pour protester contre les essais nucléaires et balistiques nord-coréens. Elle n’avait pas fait auparavant de la dénucléarisation un préalable à la collaboration des deux Corées – un changement de cap qui pourrait se révéler peu judicieux.
« Le pessimiste se plaint du vent,
l’optimiste escompte qu’il change ;
le réaliste ajuste les voiles »
William Arthur Ward
Depuis la proclamation de la République de Corée au Sud et de la République populaire démocratique de Corée au Nord, en 1948, les relations intercoréennes ont été marquées par l’alternance de fortes tensions (ce qui est un euphémisme dans le cas de la guerre de Corée, entre 1950 et 1953), et de tentatives de rapprochement, à l’instar du Communiqué joint du 4 juillet 1972. La politique intercoréenne de la Corée du Sud a également oscillé entre incitations et sanctions, toujours dans l’espoir d’influencer le comportement de la Corée du Nord, et in fine de façonner le futur de la péninsule coréenne, y compris en direction de sa réunification.
Le 11 février 2016, Séoul a annoncé la fermeture du complexe industriel intercoréen de Kaesong, une sanction unilatérale sans précédent en réaction aux essais nucléaires et balistiques nord-coréens du début de l’année. Kaesong, initiée il y a plus de quinze ans au cours de la Politique du rayon de soleil des présidents progressistes, constituait le dernier symbole de la coopération entre les deux pays et le rare point d’accord bipartisan entre conservateurs et progressistes. Cette fermeture illustre le fait que, depuis une dizaine d’années, les deux objectifs distincts que sont l’amélioration des relations intercoréennes d’une part, et la dénucléarisation de la Corée du Nord d’autre part, ont été progressivement liés par les décideurs politiques sud-coréens, au risque de n’en réaliser aucun des deux.
La politique du rayon de soleil
La fin des années 1990 marque un tournant dans l’histoire politique sud-coréenne. L’élection présidentielle de 1998 et l’arrivée au pouvoir de l’ancien dissident politique Kim Dae-jung, qui avait survécu à une tentative d’assassinat organisée par les services de renseignements du Président-dictateur sud-coréen Park Chung-hee en 1973, confirme un processus de démocratisation initié une dizaine d’années plus tôt. En 1987, la première élection présidentielle au suffrage universel direct était effectivement organisée. Le Président progressiste Kim entend alors modifier en profondeur les relations intercoréennes. Sa politique du « rayon de soleil » repose sur trois principes : coexistence pacifique, échanges pacifiques et unification pacifique. L’expression provient d’une fable du Grec Ésope, « Borée et le Soleil », reprise par Jean de la Fontaine sous le nom de « Phébus et Borée ». Phébus, dieu du Soleil, et Borée, dieu des vents du Nord, veulent savoir lequel des deux est le plus fort. Ils cherchent à se comparer en tentant d’enlever les vêtements d’un voyageur. Borée souffle, mais le voyageur serre ses vêtements contre lui et en endosse même un de plus. Phébus, à l’inverse, décide d’utiliser ses rayons pour réchauffer le voyageur, qui ôte progressivement ses habits. La morale veut que la persuasion soit plus efficace que la confrontation.
Cette stratégie, qui conduit la Corée du Sud à cultiver des relations politiques et économiques de façon inconditionnelle avec sa voisine du Nord, vise à réduire la perception de menace réciproque, et donc à influencer le comportement nord-coréen afin d’accroître la sécurité sud-coréenne [1]. Cette réorientation politique est d’autant plus importante que les années 1980 avaient été marquées par la multiplication des provocations de Pyongyang, comme l’attentat contre la délégation présidentielle sud-coréenne à Rangoon en 1983, responsable de la mort du vice-Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères sud-coréens, et l’attentat contre un avion de ligne sud-coréen reliant Bagdad à Séoul et ayant causé la mort de 115 personnes en 1987.
Symbole de la politique du rayon de soleil, le premier sommet présidentiel intercoréen se réunit en 2000 et le président sud-coréen obtient le prix Nobel de la Paix la même année. Malgré les révélations américaines de 2002 sur le programme d’enrichissement d’uranium de la Corée du Nord et le retrait de ce pays du traité de non-prolifération l’année suivante, le candidat progressiste et avocat des droits de l’homme Roh Moo-hyun, arrivé au pouvoir en février 2003 en Corée du Sud, maintient cette stratégie, la rebaptisant « politique de paix et de prospérité ». Le principe d’inconditionnalité de la politique intercoréenne de la Corée du Sud est confirmé. Après son départ de la Maison Bleue, siège de l’exécutif à Séoul, et quelques mois avant son suicide, l’ancien président Roh ira jusqu’à affirmer :
Durant les réunions des Pourparlers à Six, nous avons défendu la position de la Corée du Nord autant que nous le pouvions. Dans les conférences internationales, quand des critiques lui étaient adressées, nous défendions notre voisin avec autant de logique que possible. Nous avons évité autant que possible les déclarations provocantes pour le Nord. Parfois, nous le faisions même si cela heurtait notre fierté. Nous avons fait tout cela pour garantir la confiance de la Corée du Nord. Bien sûr, la Corée du Nord n’a pas rendu la réciproque rapidement. Mais cela nous a permis d’améliorer considérablement les relations intercoréennes. [2]
La coopération intercoréenne s’approfondit alors considérablement. Le complexe industriel intercoréen de Kaesong (CIIK) et la zone touristique intercoréenne du mont Kumgang, deux sites proches du 38e parallèle mais situés sur le territoire nord-coréen, en deviennent les deux symboles forts. Quoique la décision ait été prise bien avant par le Président Kim, les travaux du complexe industriel intercoréen ne débutent qu’en 2003 dans la banlieue de la ville nord-coréenne de Kaesong, ancienne capitale du Royaume coréen de Goryeo. La construction du CIIK, situé à une heure de route de Séoul, est confiée à Hyundai Asan, filiale du conglomérat Hyundai qui gère également le site touristique intercoréen du Mont Kumgang, et financée aux deux tiers par le gouvernement sud-coréen. La première phase du projet, s’étendant sur quelques 300 hectares, est achevée en 2004 et le complexe commence à fonctionner dès décembre. Il est alors inauguré par quinze petites entreprises sud-coréennes aux activités diversifiées, et donc par aucun des Chaebols, ces grands conglomérats qui structurent l’économie sud-coréenne. Leur objectif est de bénéficier d’une main d’œuvre bon marché, payée au cinquième du salaire minimum sud-coréen, et de nombreux avantages fiscaux, dont un faible taux d’imposition et des exemptions fiscales, afin de concurrencer directement la production chinoise de biens de consommation. L’objectif est très ambitieux : que le CIIK s’étende à l’horizon 2012 sur 2 500 hectares et emploie un minimum de 350 000 Nord-coréens.
Au total, durant ces dix années de présidence progressiste, la Corée du Sud aurait transféré près de 7 milliards de dollars d’aide à la Corée du Nord, la Chine lui versant de son côté moins de 2 milliards [3]. L’année 2007, soit pourtant un an après le premier essai nucléaire nord-coréen, marque l’acmé de ce rapprochement. À la suite du second sommet présidentiel intercoréen d’octobre 2007, les deux Corées signent une « déclaration sur l’avancée des relations entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, sur la paix et sur la prospérité » et de nombreux projets de coopération, planifiés et financés, sont prévus [4]. Cette même année, ce sont près de 350 000 touristes sud-coréens qui visitent le mont Kumgang, et le commerce intercoréen atteint 1,8 milliard de dollars, soit un quadruplement depuis 2000. La dynamique de la coopération intercoréenne semble alors irréversible.
Le virage conservateur : priorité à la dénucléarisation
En décembre 2007, la victoire du candidat conservateur à l’élection présidentielle est la plus large depuis la démocratisation du pays en 1987. Lee Myung-bak, ancien PDG de Hyundai Engineering and Construction devenu maire de Séoul, se fait notamment élire grâce à l’opposition d’une majorité de l’électorat à la politique intercoréenne de ses prédécesseurs, qui n’ont pas été en mesure d’empêcher la nucléarisation de leur voisin. De plus, des allégations selon lesquelles le gouvernement progressiste du Président Kim aurait transféré des centaines de millions de dollars au gouvernement nord-coréen afin de pouvoir organiser le premier sommet entre les deux Corées renforcent l’opposition. Opérant un virage à 180 degrés, la politique intercoréenne n’a plus pour priorité d’améliorer les relations entre les deux pays, mais la dénucléarisation de la Corée du Nord. Comme l’annonce clairement le Président dans son discours d’investiture, « une fois que la Corée du Nord aura abandonné son programme nucléaire et choisi la voie de l’ouverture, nous pourrons nous attendre à voir un nouvel horizon pour la coopération intercoréenne » [5].
Rompant avec la politique du rayon de soleil, le Président Lee présente sa stratégie dite de « Dénucléarisation et Ouverture 3000 », ou DNO 3000 : si Pyongyang accepte de se dénucléariser, alors Séoul s’efforcera de faire tripler le PIB par habitant du pays pour atteindre 3 000 dollars en l’espace de dix ans. En septembre 2009, il présente une seconde stratégie, dite du « Grand Compromis », qui insiste sur la nécessité pour la Corée du Sud de se coordonner avec les puissances régionales afin d’assurer la dénucléarisation du Nord. La politique intercoréenne de Séoul passe ainsi d’une stratégie de coopération illimitée et inconditionnée à une stratégie de coopération limitée et surtout conditionnée à un démantèlement du programme nucléaire nord-coréen. Les projets de coopération qui avaient suivi la déclaration commune signée en 2007 sont suspendus, l’aide à la Corée du Nord se réduit drastiquement – elle est divisée par 4 dès l’arrivée au pouvoir du Président Lee. Ce dernier rompt en outre avec ses prédécesseurs en évoquant ouvertement la violation des droits de l’homme par la Corée du Nord, notamment au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Les relations intercoréennes se dégradent fortement. En mars 2008, la Corée du Nord expulse temporairement des travailleurs sud-coréens du complexe industriel intercoréen et suspend, en avril, tout dialogue bilatéral. Malgré la volonté manifeste du Président Lee de modérer partiellement sa stratégie au début de l’été, les tensions sont ravivées par la mort d’une touriste sud-coréenne le 11 juillet, tuée par les tirs d’un soldat nord-coréen dans la zone touristique intercoréenne du mont Kumgang, et le refus du gouvernement nord-coréen de présenter des excuses. La Corée du Sud prend alors la décision unilatérale de fermer temporairement la zone touristique, qui rapporte chaque année plusieurs dizaines de millions de dollars à la Corée du Nord. En novembre 2008, celle-ci annonce qu’elle ferme sa frontière, interdit tout tourisme intercoréen, et suspend temporairement la ligne téléphonique gérée par la Croix-Rouge entre les deux exécutifs depuis 1972. La zone touristique intercoréenne du mont Kumgang demeure fermée depuis.
Les relations intercoréennes connaissent une nouvelle période de détérioration à la suite du naufrage de la corvette Cheonan en mars 2010, causant la mort de plus de quarante soldats sud-coréens. Alors qu’un rapport confié à une équipe d’enquête internationale conclut à un torpillage par la Corée du Nord, le Président Lee, dans un discours prononcé le 24 mai 2010, prend des mesures sans précédent afin de sanctionner son voisin. Il limite le commerce intercoréen au seul CIIK, interdit aux navires de commerce nord-coréens de naviguer le long des lignes maritimes du Sud, et annonce son intention de présenter les résultats de l’enquête au Conseil de sécurité des Nations unies.
Cependant, sous son apparente fermeté, la politique intercoréenne du Président Lee laisse la place au dialogue et ne remet pas en cause l’intégralité des décisions prises auparavant. En effet, malgré les provocations nord-coréennes, parmi lesquelles figurent le deuxième essai nucléaire et un essai balistique en 2009, ainsi que le bombardement de l’île sud-coréenne de Yeonpyeong en novembre 2010 qui, pour la première fois depuis 1953, cause la mort de deux civils sur le territoire de la République de Corée, le CIIK est épargné par les sanctions. Le nombre d’employés nord-coréens continue même d’augmenter pour atteindre 50 000 personnes, tout comme la production totale du complexe. Kaesong devient plus que jamais le symbole de la coopération intercoréenne, même au cours des périodes de très fortes tensions bilatérales et même si un véritable dilemme perdure. D’un côté en effet, une grande partie des salaires versés aux employés nord-coréens est prélevée par le régime nord-coréen qui les collecte, ce qui lui assure une rentrée de devises dont les estimations varient entre 20 et 100 millions de dollars par an. De l’autre, le CIIK permet de garder l’espoir que des dizaines de milliers de Nord-Coréens soient influencés par les idées sud-coréennes, confrontés à l’économie de marché, et que la Corée du Nord soit incitée à multiplier d’autres projets d’ouverture économiques à travers le pays.
Trouver une via media entre progressistes et conservateurs
Au cours de la campagne présidentielle de 2012, Park Geun-hye, fille de l’ancien Président Park Chung-hee, entend se démarquer de ses prédécesseurs, tant progressistes que conservateurs, en mettant en œuvre une politique intercoréenne plus équilibrée qu’auparavant. Dans un article publié dans le magazine Foreign Affairs, la candidate conservatrice considère que
ceux qui ont mis l’accent sur la solidarité et le compromis intercoréens ont eu des espoirs disproportionnés en pensant que si le Sud fournissait de l’aide au Nord, alors celle-ci abandonnerait sa rhétorique belliqueuse. […] D’un autre côté, les gouvernements de Séoul qui ont mis l’accent sur les pressions du Nord ont été incapables d’influencer son comportement. [6]
Une fois élue, elle développe sa « politique de confiance » dans la péninsule coréenne, en cherchant tant à améliorer les relations intercoréennes qu’à permettre une dénucléarisation de la Corée du Nord. Cette volonté de réorientation politique s’appuie alors sur une évolution de l’opinion publique sud-coréenne, consciente de l’échec de la politique de confrontation du Président Lee après les provocations nord-coréennes de 2010. Alors qu’ils n’étaient que 40 % à souhaiter une coopération accrue avec leur voisin en 2010, ils sont plus de 60 % en 2012. De même, les Sud-Coréens soutenant les sanctions économiques sont moins nombreux, passant de 36 % de la population à 24 % [7].
L’essai balistique nord-coréen du 12 décembre 2012, une semaine avant son élection, et le troisième essai nucléaire du 12 février 2013, constituent un premier test pour la Présidente Park. À la suite de la résolution 2094 du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant unanimement l’essai et sanctionnant le pays, la péninsule connaît une escalade des tensions et le régime nord-coréen durcit sa rhétorique. Le 3 avril, Pyongyang demande le retrait du personnel sud-coréen travaillant dans le complexe de Kaesong et annonce quelques jours plus tard la suspension de toute activité. La Présidente sud-coréenne entend cependant négocier avec son voisin et, après de longues semaines de discussions, Séoul et Pyongyang annoncent, le 16 septembre, la réouverture du complexe. Cette réouverture, après une suspension de cinq mois, est alors présentée comme un succès pour la Corée du Sud et pour l’exécutif sud-coréen.
Les intérêts des entreprises sud-coréennes sont préservés, un accord portant sur le fonctionnement du complexe est trouvé, et les deux pays s’engagent même à ne plus suspendre les activités de Kaesong, y compris pour des « raisons politiques ». Un des objectifs de Séoul est alors de définir un nouveau cadre d’affaires obéissant aux normes internationales, afin de pouvoir accueillir les investissements étrangers. Dès décembre 2013, Séoul organise dans ce but une visite du complexe par des représentants des États du G20. Cette internationalisation vise à impliquer la communauté internationale dans le projet du CIIK et à rendre toute nouvelle fermeture théoriquement plus coûteuse en termes financiers et d’image pour la Corée du Nord.
Kaesong constitue alors, plus que jamais, le symbole de la coopération intercoréenne. En 2014, non seulement la production du complexe industriel retrouve son niveau de 2012, mais le commerce intercoréen atteint également son plus haut niveau historique, à 2,3 milliards de dollars. Malgré la poursuite, sans équivoque, du programme nucléaire et balistique nord-coréen, les pourparlers intercoréens reprennent, y compris sur le plan militaire, et la politique intercoréenne de la Présidente Park, qui se traduit par une hausse très limitée de l’aide humanitaire apportée à la Corée du Nord, semble alors permettre de réduire les tensions entre les deux pays. La dirigeante sud-coréenne, qui avait rencontré Kim Jong-il en 2002, se prononce en faveur d’un troisième sommet présidentiel intercoréen. Des réunions de familles séparées au cours de la guerre de Corée sont organisées en février et, à la surprise générale, trois dirigeants nord-coréens, Hwang Pyong-so, Choe Ryong-hae et Kim Yang-gon, se rendent à Incheon en octobre 2014 afin de participer à la cérémonie de clôture des Jeux asiatiques. Contrairement à son prédécesseur, la Présidente Park ne fait donc plus de la dénucléarisation de son voisin un prérequis pour améliorer les relations intercoréennes.
La fin de la coopération
Pourtant, en réaction aux essais nucléaire et balistique nord-coréens du début de l’année, et contre l’avis de l’opposition, le gouvernement sud-coréen décide de fermer le CIIK le 11 février. L’approvisionnement en eau et en électricité est suspendu et Séoul s’engage à aider financièrement les entreprises sud-coréennes victimes de cette mesure, en majorité des entreprises de l’industrie textile. Cette décision unilatérale de la Corée du Sud marque une étape sans précédent dans les relations intercoréennes : ce n’était qu’à l’initiative de la Corée du Nord que les activités du complexe avaient jusqu’à présent été suspendues.
Il s’agit de fait d’un virage politique majeur pour le gouvernement sud-coréen, qui fait à présent de la dénucléarisation de la péninsule la condition sine qua none de l’amélioration des relations intercoréennes. Cette fermeture met fin au tout dernier projet concret de coopération intercoréenne et à un apparent consensus bipartisan. Plus de vingt années d’efforts sud-coréens pour engager politiquement et économiquement la Corée du Nord sont ainsi remises en cause.
Cette décision sud-coréenne est soutenue par une majorité de la population, qui semble se radicaliser. Premièrement, selon un sondage du prestigieux think tank Asan, trois quarts des Sud-Coréens considèrent que la relation intercoréenne va continuer à se dégrader dans les années à venir. Deuxièmement, 43 % de la population considère désormais le voisin nord-coréen comme un ennemi. En 2014, ils n’étaient que 25 % dans ce cas. Troisièmement, une courte majorité de la population approuve la fermeture du complexe industriel intercoréen de Kaesong. Enfin, fait particulièrement important pour les années à venir, les plus jeunes s’opposent farouchement à la Corée du Nord. Ils sont plus nombreux que la moyenne nationale à considérer Pyongyang comme un ennemi, et à souhaiter la fermeture de Kaesong [8].
La Corée du Sud semble ainsi s’enfoncer dans une impasse politique. Le gouvernement sud-coréen ne dispose plus de leviers d’influence directe sur son voisin, si ce n’est par des actions militaires qui conduiraient à une hausse des tensions et à un risque accru de guerre dans la péninsule. Près de vingt ans après la mise en œuvre de la politique du rayon de soleil, c’est un cruel constat d’échec pour la politique intercoréenne de la Corée du Sud qui n’a réussi ni à mettre un terme au programme nucléaire et balistique de son voisin, ni à améliorer durablement les relations intercoréennes. Alors que l’objectif politique des différents présidents visait à réduire le sentiment d’insécurité de la population sud-coréenne, la politique menée durant deux décennies n’aura conduit qu’à accroitre ce sentiment d’insécurité, au point de déployer désormais un système américain de défense anti-missiles THAAD qui, sans résoudre le problème nucléaire nord-coréen, contribue de plus à attiser les tensions avec le voisin chinois.
Face à ce constat d’échec, la politique intercoréenne de la Corée du Sud fait l’objet, une énième fois, de critiques. La sévère défaite des conservateurs aux élections législatives d’avril, alors qu’ils détenaient la majorité à l’Assemblée depuis seize ans, participe à renforcer le poids des critiques exprimées par les progressistes du Minjoo Party. Suite à l’arrivée à la tête du parti du parlementaire Choo Mi-ae en septembre, ceux-ci visent ouvertement et fortement le déploiement du THAAD en multipliant les arguments politiques : le déploiement va contribuer à dégrader encore un peu plus les relations intercoréennes, pourtant stratégiques ; le déploiement va attiser la colère de la Chine qui mettra en œuvre des représailles économiques contre la Corée du Sud ; le déploiement est présenté comme ayant un impact neurologique et donc sanitaire sur les habitants aux alentours. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’ancien ministre de l’unification sous le Président Lee Myung-bak, Hyun In-thaek, appelle à l’inverse à mettre en œuvre une « stratégie d’unification diplomatique » visant à provoquer un effondrement du régime nord-coréen et une unification de la péninsule [9]. Ces désaccords politiques sont profonds et persistants dans la politique intercoréenne de Séoul. Or, si aucun accord politique bipartisan ne semble possible quant à la stratégie de la Corée du Séoul, n’est-ce pas car les objectifs annoncés initialement sont irréalisables ?
Deux conceptions du problème nucléaire nord-coréen
L’objectif annoncé par la Corée du Sud de dénucléariser la Corée du Nord semble en effet bien trop ambitieux, si ce n’est impossible à réaliser. Depuis plus de 20 ans, la Corée du Nord a défié les efforts de la communauté internationale et de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA) pour mettre un terme à son programme nucléaire militaire. Les stratégies visant un « démantèlement complet, vérifiable et irréversible » du programme nucléaire nord-coréen, qu’elles s’appuient sur les incitations ou les sanctions, qu’elles soient unilatérales ou multilatérales, comme les Pourparlers à six de 2003 à 2009, ont toutes échoué. La détermination et la radicalisation de la posture nucléaire de la Corée du Nord n’est donc en rien l’échec de la seule Corée du Sud, mais un échec partagé par l’ensemble de la communauté internationale, un symptôme de l’incapacité des principales puissances régionales, notamment la Chine et les États-Unis, à coopérer de manière efficace. Les deux pays ne partagent ni la même hiérarchie d’intérêts, ni la même stratégie vis-à-vis de la Corée du Nord. La Chine préfère avoir à sa frontière une Corée du Nord relativement stable mais nucléaire, plutôt qu’une Corée du Nord dénucléarisée mais instable. Pour cela, Pékin limite toute sanction internationale qui pourrait conduire à un effondrement de son voisin. À l’inverse, la priorité pour les États-Unis est la dénucléarisation de la Corée du Nord. Ils considèrent qu’un isolement politique et économique poussera le régime à abandonner ses armes nucléaires, au risque d’un effondrement.
La stratégie politique qui a conduit à suspendre l’amélioration des relations intercoréennes à la dénucléarisation de la péninsule est vouée à l’échec. Dissocier de nouveau ces deux objectifs, comme ce fut le cas au milieu des années 2000, apparait comme le seul moyen d’améliorer, même temporairement, les relations intercoréennes. Le principal problème est cependant devenu politique. Comment convaincre une population sud-coréenne vivant au quotidien avec la menace du Nord qu’une amélioration des relations est possible ? Comment, sans se discréditer, relancer un dialogue intercoréen pourtant nécessaire ? Reconnaître son impuissance politique partielle sur un sujet aussi complexe que la dénucléarisation de la Corée du Nord a, à l’évidence, un coût politique, mais apparaît comme le seul moyen pour la Corée du Sud de mettre en œuvre une stratégie efficace, susceptible de déboucher sur des résultats concrets. Parmi ceux-ci, l’amélioration des relations intercoréennes et la réconciliation des deux Corées sont indispensables – sans même parler de la réunification de la péninsule, qui demeure l’horizon lointain de tous les Coréens.
Antoine Bondaz, « Kaesong entre deux Corées »,
La Vie des idées
, 4 novembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Kaesong-entre-deux-Corees
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[1] L’ouvrage du Professeur Moon, ancien diplomate et conseiller présidentiel, est une des références sur la Politique du rayon de soleil. Chung-in Moon, The Sunshine Policy : in Defense of Engagement as a Path to Peace in Korea, Yonsei University Press, Séoul, 2012.
[2] Cité dans Bruce Klingner, “The U.S. Should Support New South Korean President’s Approach to North Korea”, The Heritage Foundation, Backgrounder n° 2789, 11 avril 2013 : « [A]t the Six Party Talks we supported the North Korean position as much as we could. At international conferences, when remarks critical of North Korea arose, we argued for North Korea with as much logic as we could. We avoided as much as we could statements provoking North Korea. Sometimes, we had to endure even if our pride was hurt. We did this all to secure trust [with North Korea]. Of course, North Korea did not pay us back quickly. But by doing so, North–South relations expanded greatly ». Les Pourparlers à Six, initiés en 2003 à l’initiative de Pékin rassemblaient en plus de la Chine, les Etats-Unis, la Corée du Sud, la Corée du Nord, le Japon et la Russie. Plateforme de négociation multilatérale, ils ont entre autres abouti à l’adoption d’une déclaration conjointe en septembre 2005 sur la dénucléarisation. Cette déclaration n’a cependant jamais été respecté par la Corée du Nord. Ils ont été suspendus en 2009.
[3] Scott Snyder, See-won Byun, “Pyongyang Tests Beijing’s Patience ?”, Comparative Connections, CSIS, juillet 2009.
[4] Aidan Foster-Carter, “Scrapping the Second Summit : Lee Myung Bak’s Fateful Misstep”, 38 North, 20 janvier 2011.
[5] « Once North Korea abandons its nuclear program and chooses the path to openness, we can expect to see a new horizon in inter-Korean coopération ».
[6] Geun-hye Park, “A New Kind of Korea, Building Trust Between Seoul and Pyongyang”, Foreign Affairs, septembre/octobre 2011 : « The ones that have emphasized accommodation and inter-Korean solidarity have placed inordinate hope in the idea that if the South provided sustained assistance to the North, the North would abandon its bellicose strategy toward the South. But after years of such attempts, no fundamental change has come. Meanwhile, the governments in Seoul that have placed a greater emphasis on pressuring North Korea have not been able to influence its behavior in a meaningful way, either. »
[7] “South Korea in a Changing World : Foreign Affairs, Results of the Asan Institute’s 2012 Annual Survey of South Korean Public Opinion”, Asan Institute for Political Studies, avril 2013.
[8] “South Koreans and Their nNeighbors 2016”, Asan Institute for Political Studies, mai 2016.
[9] In-Taek Hyun, “An Enduring Dilemma on the Korean Peninsula : The North Korean Nuclear Conundrum and South Korea’s Strategic Choices”, The Korean Journal of Defense Analysis, vol. 28, n° 2, juin 2016, p.163-180.