Passerelle entre l’Empire romain tardif et le haut Moyen Âge, charnière entre l’Orient romain et les royaumes de l’Ouest, Ravenne a été davantage qu’une capitale : une entité politique au croisement de plusieurs mondes.
Passerelle entre l’Empire romain tardif et le haut Moyen Âge, charnière entre l’Orient romain et les royaumes de l’Ouest, Ravenne a été davantage qu’une capitale : une entité politique au croisement de plusieurs mondes.
Passerelle entre l’Empire romain tardif et le haut Moyen Âge, charnière entre l’Orient romain et les royaumes de l’Ouest, Ravenne a été davantage qu’une capitale : une entité politique au croisement de plusieurs mondes.
C’est une heureuse initiative qu’ont eue les éditions Passés composés de publier une traduction du livre que Judith Herrin a consacré à Ravenne entre le IVe et le IXe siècle, paru chez Penguin Press en 2020. Il s’agit d’une belle édition, agréablement traduite, superbement illustrée de planches en couleur, avec notes et index. La bibliographie sélective de trois pages apparaît comme sa seule faiblesse, car les sources sont parfois incomplètement référencées.
Cette somme de plus de 500 pages vient combler en France une lacune éditoriale devenue criante pour quiconque s’intéresse à l’Antiquité tardive et au haut Moyen Âge, période où les historiens placent la genèse de l’Europe. Ravenne y tient une place éminente et originale, qui méritait une telle monographie, sous le signe de la longue durée (pas moins de cinq siècles).
Mettons d’emblée à la corbeille le bandeau « à l’estomac » choisi par l’éditeur, « Quand l’Occident naît des ruines de l’Empire romain » : il est suranné dans les erreurs qu’il véhicule. L’Occident existait déjà auparavant et l’Empire romain n’a pas pris fin dans les ruines. Ravenne est une passerelle entre l’Empire romain tardif et le haut Moyen Âge. Son mélange original entre Italie ostrogothique, prolongation byzantine, intervention lombarde et tutelle carolingienne, dessine un creuset européen pluriséculaire.
De ce point de vue, l’auteure combine avec talent les deux polarités historiographiques qui tentent souvent les historiens anglo-saxons : la Ravenne de l’Antiquité tardive était-elle un sarcophage de la romanité ou le creuset d’un nouveau monde ? Une bipolarisation simpliste n’est pas de mise, car les deux termes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. C’est en tant que foyer culturel romano-byzantin rémanent qu’elle a nourri les empreintes ostrogothiques, lombardes et franques. Comme Rome avait préalablement digéré l’héritage culturel hellénique.
Le plan adopté par Judith Herrin, byzantiniste britannique émérite, est chronologique. Il dessine de ce fait une ligne claire, classique, qui apparente parfois son livre à un manuel. Le mérite en est que Ravenne est étudiée et racontée dans ses contextes successifs. Elle n’est pas qu’une ville, qui plus est capitale, mais une entité politique au croisement de plusieurs mondes. La perpétuation de son lien avec Constantinople en a fait un reliquat romano-byzantin dans l’Occident des royaumes romano-barbares. En témoigne la richesse des vestiges monumentaux que conserve la ville aujourd’hui.
En 402-403, l’empereur romain Honorius décida de déplacer la résidence impériale de Milan, capitale vulnérable, menacée par les Goths. Il choisit Ravenne, réputée imprenable entre la mer Adriatique et les marais méridionaux du delta du Pô. Les empereurs occidentaux y résidèrent pendant le Ve siècle, cédant ensuite le pouvoir à Odoacre et aux rois ostrogothiques, de 476 jusqu’au milieu du VIe siècle.
Théodoric l’Amale a régné à Ravenne en tant que rex sur l’Italie et la Gaule méridionale de 490 à sa mort en 526. L’empereur Anastase a refusé de lui remettre les insignes impériaux qu’il demandait. Ce règne de trente-six ans, d’une longévité quasi augustéenne, correspond à une forme d’âge d’or de Ravenne. Le monnayage de Théodoric, son adventus à Rome en 500, son recours à des maîtres des Offices romains tel Boèce et Cassiodore, ses relations diplomatiques, sa politique religieuse et son soutien aux arts l’apparentent à un avatar d’empereur romain.
Il est vrai que Théodoric avait été, entre huit et dix-huit ans, otage à Constantinople, où il avait acquis les fondements de la paideia gréco-romaine. Son édit majeur, l’Edictum Theuderici, tente d’établir une complémentarité juridique entre Romains et Goths. Son activité, sa correspondance, nous sont connus par les Variae de Cassiodore, qui a aussi rédigé à sa demande une Histoire des Goths, partiellement transmise par Jordanès.
Reste à définir les contours de son règne. Rappelons que, pour Marc Redeyllet (1981), c’était une tentative ratée de principat ; pour Massimiliano Vitiello (2006), ce n’était qu’une patine de romanité ; pour Viola Gheller (2017), l’« identité » gothique ne saurait être réduite à l’arianisme, alors que Judith Herrin fait de Théodoric un « roi arien ». On le voit, les choses doivent être dessinées au trait fin, avec nuances, sans céder aux simplifications.
Au milieu du VIe siècle, les reconquêtes justiniennes ont affecté l’ensemble de l’Italie. En 540, Bélisaire entre dans Ravenne, tandis que la conquête de l’Italie ne prend fin qu’en 554, après une guerre ruineuse contre les Goths. Justinien y fait édifier des églises remarquables, dotées de superbes mosaïques (dont celle de Saint-Vital), et institue Ravenne comme capitale des provinces italiennes recouvrées. Il est à remarquer que l’archevêque Maximien, contemporain de Justinien, fit retirer des prières des églises ravennates les noms de l’empereur et du patriarche de Constantinople, marquant ainsi une autonomie qui ne devint officiellement autocéphalie qu’en 666, sur une décision de l’empereur Constant II.
Une nouvelle période commence en 568 avec une offensive lombarde en Italie, menée par Alboïn, tandis qu’un préfet du Prétoire avait été mis en place à Ravenne par l’empereur. Les Lombards ne s’emparent de Ravenne qu’en 751, y demeurant jusqu’en 774, lorsqu’ils furent défaits par Charlemagne. De la fin du VIe siècle à 751, Ravenne, comme Carthage, a connu le régime particulier de l’exarchat. L’empereur de Constantinople nommait des exarques, militaires de haut rang et patrices, à la tête de la ville. Nous en connaissons dix-huit entre 590 et 751, tous d’origine constantinopolitaine, recevant leurs ordres et les exécutant en langue grecque dans une ville latine.
Le livre s’achève par une partie fort intéressante sur la relation entre Charlemagne et Ravenne du milieu du VIIIe et au début du IXe siècle. Au milieu du VIIIe, l’intervention des Francs du roi Pépin en Italie, à la demande du pape Étienne, a eu pour conséquence de verser l’exarchat de Ravenne dans les domaines pontificaux. Les anciennes fonctions de l’exarque furent alors tenues par l’évêque. Vainqueur des Lombards en 774 et coiffant leur couronne royale, Charlemagne fut reconnu comme maître de Ravenne. Il s’y rendit en 787 et y revint ensuite à deux reprises. Il y visita les églises, admira ses monuments, qui inspirèrent la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle. Peu après 801, il aurait fait transférer à Aix la statue équestre en bronze doré de Théodoric. Ce dernier était son modèle, et non Justinien.
Sachant sa dette envers Ravenne, Charlemagne légua à la ville de nombreuses richesses par voie testamentaire. Faisant sienne Ravenne, Charlemagne s’y substituait, en tant que nouvel empereur, à ceux de Constantinople. C’était une des pièces de son rétablissement de l’Empire romain d’Occident.
Un des fils rouges de l’ouvrage est la question religieuse, le conflit rémanent entre les évêques ravennates catholiques, soutenus par les empereurs de Constantinople, et les homéens (ariens modérés) favorisés par la royauté ostrogothique. C’est aussi la rivalité entre les évêques de Ravenne et ceux de Rome.
Même si Théodoric a fait arrêter le pape Jean Ier – décédé en captivité – et condamné à mort Boèce, qui était catholique, nous sommes loin des persécutions orchestrées en Afrique par le roi vandale Hunéric dans les années 480. Encore s’agit-il moins ici de religion que de politique. Le livre de Judith Herrin apparaît ainsi, plus qu’en sourdine, comme une histoire ecclésiastique et une histoire occidentale de l’Empire byzantin qui ne s’attache pas qu’à Ravenne.
On ne pourra cependant pas lui reprocher de s’attacher aux contextes, qui sont explicatifs et éclairants. Il est vrai que le livre d’Agnellus sur l’Église de la ville est une source majeure de nos connaissances. Les évêques tiennent un rôle majeur, de Maximien (VIe siècle) à Martin (début IXe) en passant par Damien, Félix, Serge et Léon (VIIIe).
Honorius avait choisi Ravenne plutôt que la plus grande ville de l’Italie septentrionale qu’était Aquilée, et ses successeurs y sont demeuré pour une raison obsidionale : disposer d’une capitale impériale militairement imprenable. C’était donc une option de repli où l’ouverture se faisait moins du côté de l’Italie que de Constantinople par la voie adriatique. De ce fait, la position originale de Ravenne s’est maintenue et développée, au-delà d’un simple reliquat romain, comme une charnière entre l’Orient romain et les royaumes de l’Ouest. Une tête de pont de l’Empire oriental en Occident, tout particulièrement au siècle de Justinien, comme le fut un temps Carthage en Afrique. Il est cependant à noter qu’aucun empereur ne se déplaça à Ravenne.
Comme Rome, dont le Portus était devenu terre, Ravenne a vu son littoral s’éloigner, perdant progressivement contact avec la mer. L’effacement de Ravenne en Europe après le IXe siècle correspond à celui de l’Orient en Occident, du Grec en Italie, des courants ariens survivants face au catholicisme. Exploitant de multiples sources, dont des papyrus faisant état de la vie quotidienne, le livre de Judith Herrin fait savamment miroiter le « fabuleux héritage » de Ravenne. Agréable à lire, il est particulièrement utile et bienvenu, et pas seulement au sein des historiens.
par , le 28 mars
Bertrand Lançon, « La ville-passerelle », La Vie des idées , 28 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Judith-Herrin-Ravenne
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