Solidaire des Gilets Jaunes comme de Greta Thunberg, privilégiant l’ancrage local, les circuits économiques courts et les low-tech (technologies simples), l’engagement de Johan, 20 ans, est à l’image d’une nouvelle génération militante pour laquelle l’urgence écologique est la priorité absolue.
En ce mardi matin de février 2022, je vois apparaître les traits de Johan sur Zoom, un des logiciels qui accompagne toutes les réunions à distance depuis la pandémie. Il a 20 ans ; j’en ai 40, et je pense à la phrase pleine d’emphase et de théâtralité d’Emmanuel Macron : « c’est dur d’avoir 20 ans en 2020 ». Le président avait ajouté que « ce sont ceux qui, honnêtement, vivent un sacrifice terrible », faisant ainsi involontairement écho aux mots de Paul Nizan, dans Aden Arabie (1931) : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ».
Johan a déjà un long parcours de militant derrière lui, trois ans de mobilisation pour l’écologie, de blocages, de grèves, de rencontres et d’action. Il n’a l’air de ne souscrire ni aux mots de Nizan, ni à ceux d’Emmanuel Macron.
Territoires de lutte
Johan est l’un des premiers organisateurs français des « grèves pour le climat » en 2019. Il est alors en Terminale à Bayonne, et a commencé à se mobiliser contre la réforme de Parcoursup, l’algorithme de triage des élèves pour l’entrée dans l’enseignement supérieur, vanté par le gouvernement et source d’un stress immense pour les impétrants, chaque année. Il rejoint alors rapidement l’association « Bizi » une association écologiste du Pays basque Nord. Le mot veut dire « vivre » en basque. Il est contacté par Alternatiba, une autre association qui veut l’aider à structurer des grèves et des mouvements de désobéissance civile, sur le modèle de ceux que la jeune suédoise, Greta Thunberg, est en train de construire depuis la rentrée 2018. Ils s’organisent avec ses amis sur Discord, une plateforme d’échange numérique. Ils réussissent à mobiliser 1400 personnes, le 15 mars 2019, un véritable succès. Ses parents approuvent ses actions, même s’ils ne savent pas tout de l’engagement de leur fils. « Je n’allais quasiment plus en cours », me dit-il. Johan est militant « depuis qu’il est né », complète-t-il en riant. À un an, il manifestait déjà, avec ses parents, au moment du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002.
« 2019 », la date revient sans cesse dans sa bouche, comme ce moment de politisation intense, où il a pris conscience de beaucoup de choses, appris beaucoup également. Il ironise : « j’ai quand même eu mon bac, malgré cette mobilisation ». Il commence à se fatiguer à la fin de l’année scolaire : il se retrouve trop souvent enfermé dans une « image de leader » qui ne lui convient pas.
Ce qui me frappe, c’est la cohérence totale de cette identification avec le territoire où il est né, le Pays basque. Il parle basque, a fait l’école bilingue, et considère Bayonne comme un « berceau militant ». Dans le mouvement, lui et le noyau d’une dizaine de personnes avec qui il s’organise défendent toujours la langue basque, avec des tracts et des discours bilingues. Johan connaît déjà bien le paysage politique local. Pour lui, la convergence avec les Gilets jaunes, en 2019, a d’ailleurs été facilitée par les spécificités de la région : face à un mouvement difficile à situer politiquement, il y avait cette certitude que le Pays basque est une zone de « fort antifascisme », et qu’il était donc plus simple de manifester au coude-à-coude avec les Gilets jaunes. À Bordeaux, en revanche, le 15 mars 2019, les cortèges de la Marche du siècle et des Gilets jaunes marchaient chacun dans leurs parcours respectifs. Certains médias avaient alors dépeint la concurrence entre deux formes d’écologie, voire entre un mouvement écologique urbain et jeune, face à un mouvement social éloigné de ces préoccupations. Ces oppositions étaient parfois factices, quand sur les dos des Gilets, à l’acte XII (2 février 2019), toujours à Bordeaux, on pouvait lire « sauvons la planète ! Liberté pour Dettinger » – cet homme qui s’était servi de ses poings pour repousser les policiers à Paris. Un autre manifestant d’un certain âge avait écrit sur le sien, en lettres capitales, « GRETATHUNBERG ».
Cependant, l’évidence des luttes à Bayonne et au Pays basque frappe. Johan liste les initiatives de sa région : une production d’énergie régionale, la monnaie locale la plus utilisée en Europe (l’eusko basque), des réseaux courts pour l’agriculture, tournée vers la production raisonnée. Voit-il sa vie au Pays basque ? Il habite maintenant à Lyon, et se voit bien bouger un peu partout, mais toujours à la campagne. Il aime la Bretagne et vient de découvrir l’Ardèche à travers quelques jours passés dans un éco-lieu. Cependant, un certain attachement demeure pour ses racines basques.
L’ensemble de sa trajectoire n’est d’ailleurs pas délié de la manière dont il imagine le futur de la planète, et les solutions alternatives à la catastrophe : les « éco-villages » autonomes peuvent, pour lui, représenter la solution du futur face à l’effondrement à venir.
« Ok, boomer ! »
Greta Thunberg et les « Fridays for future » ont été un déclic essentiel pour Johan, et pour tous ses amis.
On est une génération qui est consciente depuis longtemps, mais on est dans une société où les jeunes sont vachement infantilisés, et du coup, quand on est lycéen, on pense qu’on ne peut pas faire grand-chose et qu’on doit attendre d’être adulte, d’avoir un travail, pour pouvoir agir vraiment. Et du coup, de voir une lycéenne, même si elle est en Suède, qui bouge des choses toute seule, qui soulève des montagnes, qui va voir des politiques, ça nous a tous donné la patate, on est tous sortis dans la rue direct.
Quand je lui parle de partis politiques, et des quelques expériences qu’il a pu avoir dans les luttes qu’il a organisé, il critique les « luttes d’egos », et les « vieux boomers qui nous font chier, qui restent sur leurs anciens mécanismes ». On en rit tous les deux, moi le représentant de la « Génération X », et lui, le « Millénial », comme il se décrit. Ce qui nous unit, c’est cette conscience, née après la crise du pétrole de 1973, de la fin des Trente Glorieuses, du chômage de masse et des multiples formes de la crise écologique.
Le Boomer, ce représentant sûr de lui de la cohorte du baby-boom, n’est cependant pas un ennemi pour Johan qui ne joue pas la carte du conflit de génération. Pour lui, Boomer n’est pas une catégorie réelle, il ne veut pas faire « d’âgisme » et « mettre tout le monde dans le même sac ». Même les « boomers » évoluent et changent, précise-t-il. À 20 ans, il a certainement un regard plus bienveillant sur les différences d’âges que celui de ses aînés qui ont attaqué Greta Thunberg sur la base de préjugés sexistes, validistes et paternalistes, tel Michel Onfray qui l’accuse d’être un produit marketing fabriqué par son entourage (la décrivant, à cette occasion, comme un cyborg) ou encore Alain Finkielkraut qui trouve « lamentable que des adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant ».
La justice écologique doit-elle être générationnelle ? Ayant en tête la notion fondamentale de « dettes écologiques » ainsi que cette nouvelle forme d’égalité qui doit nous unir à celles et ceux qui ne sont pas encore nés et pour qui nous devons préserver les mêmes chances de grandir dans un environnement protégé, je demande à Johan si ce qui l’anime, c’est ce désir de léguer aux générations futures une terre viable.
La réponse de Johan me surprend : l’égalité générationnelle, bien sûr, lui « parle » et le « jour du dépassement » – ce moment où nos sociétés dépassent, chaque année, la consommation des ressources soutenables de la planète – est pour lui comme un symbole de ce qui dysfonctionne dans notre système productif. Je lui demande s’il prend l’avion : il ne fait pas – il rentre de Lyon au Pays basque en bus, treize heures au lieu d’une ou deux en avion. Mais il me parle quand même d’initiatives innovantes, comme celle proposée par le cabinet de Conseil B&L Evolution, qui permettraient aux jeunes de 18 à 30 ans, au sein d’une interdiction plus généralisée des vols long-courriers, de pouvoir découvrir le monde et d’autres cultures d’un continent à l’autre, en autorisant des trajets en avion pour cette tranche d’âge. Il ne veut pas s’en priver. Et cela colle avec sa vision de son avenir professionnel.
En effet, après deux ans d’IUT en « génie des matériaux » à Bordeaux, pour devenir ingénieur, Johan a bifurqué et est désormais en 3e année dans une école à Lyon, Sup’Écolidaire, qui propose des débouchées dans le monde associatif, autour de l’humanitaire, la solidarité, l’écologie, la citoyenneté et la « RSE » (responsabilité sociale des entreprises). Dans son école, Johan s’investit dans sa nouvelle passion : les low-tech ou « technologies simples ». Il avait déjà eu une première expérience dans ce domaine au Low-Tech Lab de Bordeaux ; et il a donc monté un Club Low-Tech dans son école. Son idéal : fabriquer des technologies « faites avec les moyens du bord » pour soutenir des collectifs, des précaires, et aider « ceux qui en ont vraiment besoin » dans des camps de migrants « ou à l’étranger ». Johan se retrouve ainsi pris au cœur d’une contradiction classique : comment défendre en même temps l’écologie et le « développement », comme on le nommait dans les années 1980 ? Comment ne pas être systématiquement en contradiction ? Prendre l’avion pour aller construire des low-tech au Sud ?
Choisir sa voie
Pour lui, tout se connecte avec simplicité. Alors qu’à son âge, beaucoup de jeunes et d’étudiants ont du mal à définir leurs projets ou à savoir ce qu’ils ont envie de faire, Johan a déjà une vision claire, même s’il change d’avis souvent. Ayant été élevé par un père bibliothécaire et une mère psychomotricienne, il a décidé très jeune qu’il voulait être « inventeur », puis ingénieur.
Il a fait une filière S, puis son IUT : il ironise sur le fait qu’il est un « génie des matériaux ». Comme il s’ennuyait, il a choisi cette nouvelle école « écolidaire », mais le fil rouge est tissé de manière solide : ce qu’il a appris concrètement dans son IUT, il le met au service de sa créativité pour les low-tech, ces technologies alternatives et peu consommatrices d’énergie ou de matériaux, qui doivent, dans son idéal, à terme remplacer les high-tech, polluantes et inutiles. Nous discutons alors du livre de Philippe Bihouix, la référence sur la question des low-tech. « J’essaye surtout de construire des outils », autour d’un « esprit collectif », me dit-il. Dans son club de Low-Tech, ils ont déjà beaucoup innové : ils ont fabriqué un lombricomposteur pour appartement et ils préparent désormais un petit réchaud qui rebrûle plusieurs fois les fumées, utilisable en montagne.
Je lui fais ensuite part d’un dilemme auquel j’ai été personnellement confronté : après des années à essayer d’agir à mon échelle, individuelle, j’en ai eu assez de jouer la carte « d’éteindre le robinet quand je me lave les dents », alors que 90 entreprises publiques et privées sont responsables, depuis 1750, de plus de deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre [1]. Lui ne voit pas de contradiction. D’un côté, il applique au quotidien ses valeurs écologiques et il ne s’autorise pas des gestes qui contrediraient son engagement. Il est végétarien, ce qui lui vaut les sempiternelles remarques désagréables et déplacées des gens pour qui ne pas manger de viandes représenterait la fin définitive de la civilisation. Mais, tout en s’imposant cette rigueur quotidienne, il reste convaincu que c’est avant tout au gouvernement et aux entreprises d’appliquer les décisions favorables à l’écologie.
Dans les années 1990, la lutte contre le réchauffement climatique était la question principale qui mobilisait les écologistes, au point d’occulter les autres formes d’atteintes à l’environnement, notamment la question de la biodiversité. Elizabeth Kolbert a d’ailleurs bien montré la complexité de cette question de l’extinction des espèces, qui ne se résume pas à la question du réchauffement climatique et de ses effets : la manière dont l’hypermobilité de la mondialisation fait circuler des espèces-pestes dangereuses pour la biodiversité montre que le réchauffement est loin d’épuiser la réalité des atteintes écologiques [2]. Là encore, je vois une difficulté, dans cette manière dont la lutte pour le climat a pu orienter le mouvement écologique vers des questions assez théoriques, peu palpables, éloignées du quotidien des citoyennes et des citoyens. « C’est systémique », me répond-il et les gens militent dans de nombreux « domaines différents » de l’écologie. Le changement climatique, me dit-il, « ce n’est pas si abstrait que ça », « c’est le grand méchant qui nous menace depuis toujours », le « nous » renvoyant à lui et à sa génération.
De sa voix posée, lente et réfléchie, Johan me montre la manière dont il prend tout en bloc, sans contradiction. Dans le mouvement des jeunes auquel il a participé, la question féministe était ainsi intégrée, avec une attention particulière pour les tours de paroles entre hommes et femmes ; mais finalement, me dit-il, il s’agissait souvent de répartir une égale parole entre les gens timides et ceux qui avaient plus l’habitude de prendre la parole en public, hommes ou femmes.
J’en viens à une énième question qui me taraude, soulevée il y a des années dans le livre de Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé (2002) : est-ce que la peur, massive, de la crise écologique, voire de l’effondrement, provoque une envie d’action ? Ou, au contraire, une dépression, une inaction, une incapacité à agir ? La thématique de l’éco-anxiété est montée en force ces dernières années, et je lui demande donc, très directement, comment il se sent après ces années de militantisme et de prise de conscience. Il me répond : « Je suis passé par beaucoup d’états, et je pense que je suis plutôt apaisé. Et je suis dans une volonté de lâcher un peu la pression avec ça, et de faire d’autres choses qui me plaisent ». Il semble apaisé, cohérent dans sa vision des luttes, de sa vie et de son avenir professionnel.
Moyen d’action
Tout va-t-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes (militants) possibles ? La réponse est tout sauf optimiste : Johan a lu les récents auteurs de la « collapsologie », la dernière pensée critique à la mode, et il sait que l’effondrement est probable, voire inévitable. Il mesure l’ampleur de la catastrophe. Cependant, sur la question des moyens d’action, campé sur une expérience déjà solide, Johan semble optimiste. Il fait feu de tout bois, dans un répertoire qui va du plus radical au plus consensuel : « chacun agit différemment ».
Il a organisé des manifestations, mais s’est aussi formé à la désobéissance civile. Les exemples d’actions concrètes ne manquent pas, des plus simples au « plus déter » [déterminées] : extinction des lumières des grands magasins, lors « d’action lucioles », voire blocages purs et simples d’enseignes comme Apple à Bordeaux. Le blocage de l’économie, popularisé, entre autres, par les ouvrages du Comité invisible, est à la mode, depuis une dizaine d’années, comme moyen d’action. On interroge souvent son bien-fondé, assez peu son efficacité. Je lui demande s’il a peur de la répression, de la police ou des vigiles de sécurités, une question qui prend une acuité particulière depuis la radicalisation des techniques de maintien de l’ordre à la suite des lois Travail de 2016 et de la répression du mouvement des Gilets jaunes. Ça ne lui fait pas peur. Il se considère comme « un mec tranquille », peu enclin à la violence. Avec ses amis, ils ont, dès le début, décidé « d’aller au charbon » à « visage découvert ». Il n’a pas de colère envers les gens qui ne comprennent pas la nécessité de la lutte écologique, même si cela ne le dérange pas non plus que d’autres aient des réactions plus violentes, comme quand il me raconte qu’un ami a cassé le rétroviseur de la voiture d’un homme qui venait de jeter ses déchets par la fenêtre, après avoir discuté, en vain, quinze minutes avec le conducteur.
Johan semble clair sur sa manière de militer ; mais comment voit-il les luttes collectives à venir ? Le confinement a montré que l’État peut, quand il veut, réduire considérablement les libertés publiques, dans un état d’urgence permanent. Nous acheminons-nous vers une dictature verte ? C’était la hantise des auteurs que je lisais il y a vingt ans : comment conjuguer la lutte contre la crise écologique et l’impératif démocratique. À la faveur des récents mouvements sociaux – contre Parcoursup, la loi des retraites… – j’ai pu constater que cette question démocratique semble perdre de l’importance chez les jeunes générations. L’appel de Daniel Tanuro, dans son Impossible capitalisme vert à éviter une « dictature verte » en pensant une écologie sociale ne résonne-t-il plus ? Johan répond sans prendre position : tout est possible. Des éco-villages autogérés jusqu’à la dictature militaire. Mais dans les discussions avec ses camarades de lutte, face à l’urgence de la crise écologique, il n’est pas si convaincu que le maintien de la démocratie libérale soit perçu comme la priorité.
Johan a vécu sa découverte du militantisme pendant trois ans à son propre rythme.
Je me suis engagé en fonction de mes besoins ; ni plus ni moins. Je pense que j’ai fait quand même beaucoup de trucs en trois ans, mais ça me convenait. J’avais besoin d’explorer assez rapidement le truc. Je n’ai pas eu l’impression d’avoir fait ça trop rapidement.
Il préfère le monde associatif au monde politique, qu’il juge durement : trop lent, trop conflictuel. Mais, avec sa passion des low-tech, il chemine, entre solidarité et écologie, création de collectifs et utilisation conviviale des outils et tes technologies, attaché au Pays basque comme à la solidarité internationale. Je vois des problèmes ; il trouve des solutions. Je ris en lui disant que je suis « son boomer ». Il semble effectivement que le temps passe vite.
Nicolas Patin, « Johan, combattant de l’égalité climatique »,
La Vie des idées
, 8 mars 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Johan-combattant-de-l-egalite-climatique
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