Spécialiste des anciens combattants amérindiens aux États-Unis, je devrais avoir beaucoup à dire sur les Indiens dans Jimmy P., le film d’Arnaud Desplechin qui suit la cure analytique de Jimmy Picard, un vétéran blackfoot de la Deuxième Guerre mondiale. Mais le titre freudien de Desplechin est trompeur : le film n’est pas, en fin de compte, consacré principalement à Jimmy ; et même s’il est ancien combattant, son expérience militaire a bien peu à voir avec les raisons qui le poussent à demander l’aide de la médecine. Si le titre du film devait correspondre à ce qui, à mon avis, est vraiment son sujet, il aurait fallu l’appeler Georges D. — pour Georges Devereux. Devereux est le psychanalyste chargé d’aider Jimmy à comprendre l’origine de violents maux de tête qui n’ont apparemment aucun rapport avec un traumatisme physiologique. Il est aussi l’auteur de Psychothérapie d’un indien des Plaines, dont le film de Desplechin constitue une adaptation. C’est à travers ce filtre que le réalisateur français évoque, efficacement, la condition amérindienne aux États-Unis au milieu du XXe siècle ; c’est aussi par là qu’il rejoint un de ses thèmes de prédilection : le judaïsme, ou plutôt la judéité. Le film met ostensiblement en scène une rencontre entre deux individus que lie un rapport thérapeutique clair : le psychanalyste aide son patient, il lui apporte la confiance nécessaire à affronter la vie. En même temps, Desplechin n’a de cesse de miner la position dominante de Devereux, en nous révélant sur son existence des éléments que celui-ci a pris soin de ne pas inclure dans son livre — en particulier le fait qu’il est né de parents juifs. Le cinéaste n’est donc pas seulement un adaptateur ; il est aussi un interprète et même un analyste. L’analysé n’est pas Jimmy Picard, mais Devereux. Jimmy P. est bien ce qu’il paraît être, un film d’époque, de costumes et de décors soigneusement « authentiques » ; c’est aussi un film à thèse dont les personnages tirent leur force de conviction de leur capacité à incarner celle du cinéaste : certains hommes (certains mâles), quelle que soit leur appartenance culturelle, sont impuissants sans la psychanalyse. La différence de l’Indien dont le film prétend faire le portrait en ressort curieusement affadie.
Un film d’époque
Film d’époque, Jimmy P. l’est assurément et, répétons-le, avec succès — si le succès en l’occurrence se mesure à la capacité à évoquer, plus qu’à mettre lourdement en évidence, d’abord tout ce qui nous sépare de l’époque en question, puis ce qui nous y lie. Le scénario a sa part, bien sûr, dans ce succès : nous n’apprenons rien sur la société américaine de la fin des années 1940 que Jimmy n’expérimente d’abord à notre place, principalement à partir du microcosme de la clinique du Kansas où il est interné. Mais cette expérience est sourde, discrète, peu verbalisée — c’est d’ailleurs un des problèmes de Jimmy qui correspond en cela à un certain stéréotype de l’Indien taciturne, stoïque, effacé. À travers une série de petites interactions qui n’ont apparemment pour objectif que de « faire avancer l’intrigue », c’est aux décors, aux costumes, et aux arrière-plans que Desplechin confie le soin de dire l’époque. Arrière-plan, par exemple, que la présence des Noirs américains qu’on retrouve coursiers, petits employés dans les trains, infirmiers et infirmières, ou parfois, rarement, à la même table que les Blancs, dans les restaurants ; arrière-plan, donc, que le rôle essentiel de la catégorie de race dans les rapports sociaux aux États-Unis ; mais arrière-plan décisif qui permet de comprendre comment Jimmy est immédiatement identifié comme Indien, alors que sa différence d’avec les Blancs est peu visible (ce d’autant plus qu’il est joué par Benicio del Toro, lui-même blanc). À peine entré dans un bar, Jimmy se voit demander sa carte d’identité : les indiens n’ont pas le droit de boire (avant 1953), il faudra qu’il prétende être mexicain en cas de descente de police. Il faudra aussi qu’il se force à reprendre ses interlocuteurs lorsqu’ils s’adressent à lui, en particulier ce médecin en uniforme qui l’appelle « chef », ou cet autre, qui l’accueille d’un « Behold our Indian brave » (qu’on traduirait sans doute par quelque chose comme « Et voilà notre guerrier »). De même que le paternalisme raciste exigeait qu’on appelle tous les Noirs « garçon », de même un Indien se voyait forcément ramené au stéréotype du « brave », le guerrier sanguinaire qui abondait encore, à l’époque, par exemple dans les films de John Ford. Dans les deux cas, condescendance et moquerie assuraient, au quotidien, une fonction de contrôle social dont Blancs et non-Blancs étaient également bien conscients.
Le film de Desplechin enracine ainsi, fort clairement, le mal-être de Jimmy dans le social. Il met aussi en scène sa rébellion finale contre cette identité imposée, là encore non sans réalisme vue la période. Ayant servi dans l’armée américaine en 1941-1945, les Indiens sont de moins en moins prêts à se laisser traiter de noms qui ne sont pas leurs. Ils ont surtout beaucoup plus d’occasions d’être confrontés à ce problème. À l’armée, dans les trains qui les conduisent dans les grandes villes américaines où ils commencent à migrer en masse, comme la sœur de Jimmy, comme Jimmy lui-même, peut-être, à la fin du film, les Indiens, quel que soit leur groupe tribal, sont confrontés au même problème : on les invite à s’intégrer dans la société américaine, tout en les ramenant toujours, plus ou moins subtilement, à une différence radicale. Lors de leur premier entretien, Devereux brise la glace en demandant à Jimmy son nom dans sa langue indienne, le blackfoot ; mais la bataille pour le nom n’est pas seulement un combat individuel, c’est aussi un combat collectif pour tenter de contrôler la manière dont les non-Indiens disent l’identité indienne en général. Jimmy P. pourrait faire signe vers ce combat collectif — mais s’en abstient.
Détournement de la question raciale
On a l’impression en effet que Jimmy P. entend en fait se limiter à rendre hommage aux exigences du genre (le film historique), pour mieux se détacher de ce sujet encombrant qu’est la question de la différence raciale. L’hommage passe notamment par le recours à des acteurs indiens. On retrouve ainsi, dans Jimmy P., certains des acteurs emblématiques de la vague de films dirigés par des Indiens qui ont été montrés sur les écrans américains depuis les années 1980 [1], comme Gary Farmer : apparu en 1989 dans Powwow Highway, il joue aussi en 1995 dans le Dead man de Jim Jarmusch et en 1999 dans son Ghost Dog. Mais en enlevant à ces acteurs identifiés comme indiens le rôle de l’Indien le plus important du film, celui de Jimmy lui-même, Desplechin indique clairement que l’indianité et la race ne sont pas vraiment son sujet. Le souci de réalisme à cet égard apparaît alors comme une sorte de précaution face à des attaques critiques qui n’ont pas manqué, d’ailleurs de s’exprimer aux États-Unis, lorsque le film a été montré à Cannes. Précaution, par exemple, que l’affirmation répétée, hors écran, de l’intense immersion de l’acteur dans la culture d’origine du personnage qu’il incarne. Benicio del Toro a parlé dans ses interviews de ses lectures sur l’histoire indienne, de sa visite sur la réserve Blackfoot du Montana, de son « entraîneur » en accent indien [2]. L’effet est loin d’être négligeable : l’accent est réaliste ; il correspond surtout, avec ses rythmes saccadés, au développement psychologique difficile du personnage de Jimmy. Par bien des aspects, l’indianité de Jimmy n’est qu’un échafaudage au service d’autre chose. Tout comme l’accent n’est sans doute pour del Toro qu’un appui sur lequel, élève d’une école d’art dramatique proche du method acting de Lee Strasberg, il construit son personnage. On pourrait presque se demander si les efforts de réalisme ne sont pas avant tout imposés par la délocalisation du travail de Desplechin à l’étranger, comme cela avait été déjà le cas dans son précédent film en costumes, Esther Kahn : exigences des acteurs, habitudes des casteurs ou du co-scénariste américains, anticipation des critiques et des attentes du public imposeraient, autant qu’une exigence de réalisme abstraite, les efforts pour coller à « ce que l’on sait » de l’époque que l’on décrit.
Pour preuve de ce détournement de l’histoire d’un personnage indien vers une histoire où cette indianité est secondaire, on évoquera ici la manière dont est mis en scène le psychanalyste de Jimmy : Georges Devereux. Desplechin apparaît en effet beaucoup plus soucieux d’établir l’identité juive de Devereux, et de dire cette identité comme problématique, qu’il ne l’est de sonder le rapport complexe de Jimmy à la sienne. Alors que, pour Jimmy, il semble faire confiance à sa source, Psychothérapie d’un indien des Plaines, Desplechin se montre en revanche très méfiant à l’égard de celle-ci quant il s’agit de parler de Devereux. Né dans une région hongroise devenue roumaine par la suite, celui-ci a reçu le nom de Győrgy Dobó, qu’il francise après son arrivée à Paris, comme ses parents avaient magyarisé le leur sous la contrainte. Il se convertit aussi au catholicisme en 1933. Des études disparates et inachevées le mènent en Californie. Il étudie les Mohaves, peuple établi le long du fleuve Colorado. Ce sont eux, dit-il, qui l’amènent à Freud par l’intérêt qu’ils montrent pour le rêve. Devereux est-il l’exemple du juif assimilé ? du juif honteux ? du juif prudent ? du juif las d’être juif ? Georges Devereux, en tout cas, ne parle pas facilement de sa judéité. Mais c’est sous ce signe qu’il a été remis au goût du jour, après une longue obscurité, par Tobie Nathan [3]. Sous ce signe, également, que Desplechin le peint.
Dans Jimmy P., Devereux n’échappe jamais aux interrogations sur son identité : ses origines juives sont d’abord voilées sous son origine « européenne », son accent, dont Devereux s’excuse auprès de Picard (et qu’Amalric a pratiqué, comme del Toro, avec un « coach »). Pourtant, nous dit le film, ce secret est un secret de polichinelle : alors qu’il conduit Devereux jusqu’au piano de la clinique, où celui-ci va s’adonner à sa passion pour la musique, son supérieur, Karl Menninger, explique à Devereux que leur collègue juif, Robert Jokl, l’analyste de Devereux, a joué sur ce piano lors de la partition de la Palestine en 1947. A côté du piano est posée une affiche portant le drapeau israélien. Et Menninger de demander : Votre famille, comment a-t-elle passé la guerre ? Devereux répond avec un sourire : Vous savez, en Roumanie, on trouve toujours à se cacher. Juif, donc, le Devereux de Desplechin l’est nettement, et fort porté au refoulement de ses origines et de ses propres traumatismes. Sans tirer sur le pianiste, Desplechin identifie et signale son silence.
Desplechin va plus loin en inventant une histoire d’amour qui lui permette de parler du passé de Devereux — qui n’est pourtant en rien nécessaire au récit de la cure de Jimmy Picard. Devereux, raconte le film, a une amante anglaise, qui vient lui rendre visite sur le continent américain. Cette Madeleine est mariée à un certain Lukács qui a vécu dans une cave à Paris pendant la Deuxième Guerre mondiale, et qui l’attend en France. On ne peut pas ne pas penser à Marion, jouée par Catherine Deneuve dans le Dernier Métro, et à Lucas Steiner, son mari juif, enfermé dans les caves de son théâtre. Desplechin a déjà plusieurs fois fait travailler des acteurs de ce film (Jean-Louis Richard, Laszlo Szabo, Catherine Deneuve). La comparaison avec Truffaut lui colle à la peau, Desplechin se l’approprie.
Madeleine permet de rapatrier aux États-Unis un imaginaire français de la judéité qui a fort peu à voir avec Devereux lui-même, encore moins avec les Indiens. Madeleine est, par excellence, le personnage qui identifie Devereux comme celui qui dissimule ses origines. Elle s’étonne ainsi qu’il dise à tout le monde qu’il est français, alors qu’il est hongrois. Elle lui offre une barbe postiche à la « Docteur Freud », qu’il met d’abord, puis retire avec colère (dans le Dernier Métro Lucas Steiner se met de lui-même un nez « de juif » sur le visage, comme pour exorciser le stéréotype, et suscite l’horreur de sa femme). Elle permet enfin de reproduire un schéma de confrontation à l’autre par l’amour et la sexualité (un autre souvent défini ethniquement) qui se retrouve ailleurs dans la filmographie de Desplechin.
Le personnage juif n’est pas, en effet, défini chez Desplechin de manière exclusivement historique, comme chez Truffaut. Dans le Dernier Métro, le personnage juif est juif de manière contingente, c’est bien, comme dans Sartre, l’antisémite qui le fait juif ; dans les films de Desplechin, la judéité est une identité plus essentielle, et la cause de la mobilisation du personnage. Ce thème juif est décliné de manière variée mais assez cohérente dans tous les scénarios (co-) écrits par Desplechin. Le personnage juif y est l’autre si proche, qu’on admire à distance (Comment je me suis disputé), parce qu’il est quelque fois agressivement sur la défensive en raison de la Shoah (La Sentinelle), dont on regrette que vos parents peut-être un peu antisémites se moquent (Comment je me suis disputé,Conte de Noël), mais qui devient parfois l’amante qui vous sauve de vous-même et de votre famille envahissante, moqueuse et castratrice (Conte de Noël), peut-être parce qu’elle sait elle-même échapper à son identité — et aux amants éjaculateurs précoces auxquels son origine semblait la destiner (Esther Kahn).
Le personnage de Madeleine, l’amante non-juive, est donc décisif dans la réorientation de Jimmy P. des Indiens vers les Juifs. Il démontre aussi ce qui les unit, et qui est le véritable objet de Desplechin. Au-delà de ce « thème » inséré dans des trames dramatiques souvent très dissemblables, les personnages juifs de Desplechin participent souvent à l’examen d’un problème qui n’est à proprement parler ni juif ni indien, mais catholique : le problème de l’âme. Pas un film de Desplechin sans messe, ni, sans évocation de l’âme. Les Espagnols se sont demandés à la conférence de Valladolid si les Indiens en avaient une. Desplechin est plus radical : ce ne sont pas seulement ses « alter ego » catholiques ou « post-catholiques » qui en sont dépourvus, mais tout le monde ; en fin de compte, ce sont tous ses personnages importants, qu’ils soient indiens, catholiques ou juifs, qui cherchent leur âme, face à des mères auxquelles ils ne peuvent dire non et qui leur enlèvent le monde. Jimmy Picard, lui aussi, est catholique, et pas seulement indien. Il a, comme tous les héros de Desplechin, les plus grandes peines du monde à s’affirmer face aux femmes, et donc à devenir père. Il paraît même avoir été préparé dans d’autres films par Desplechin, sans masque indien. Dans Rois et Reine (2005), le personnage d’Ismaël agresse la psychiatre de la clinique où il a été placé d’office et lui fait remarquer qu’évidemment, les femmes n’ont pas d’âme ; une remarque qui correspond bien au personnage d’Esther Kahn, décrit par ses parents et amis, littéralement, comme une vache dépourvue d’opinion et d’intérêts propres ; mais aussi à Ismaël lui-même, qui peine à trouver un rêve original à raconter à sa psychanalyste, une femme noire au léger accent américain qui s’appelle aussi — une scène entière est consacrée à son nom — Devereux — personnage qui décidément, invite au masque. [4]
En quête d’âmes
Et c’est bien, au bout du compte, de replacer au bon endroit l’âme de Jimmy qu’il s’agit dans le film de 2013, comme l’explique le personnage décidément utile de Madeleine, qui en fait l’élégante démonstration avec des poupées russes : le travail de Devereux est de remettre, poupée après poupée, l’âme dans la psychè, la psychè dans l’esprit, et l’esprit dans le corps, chacune à sa place naturelle. Pour « négocier au putain de quotidien avec la question de l’être » — les mots d’Ismaël dans Rois et Reine — les personnages catholiques, juifs ou indiens, mettent en œuvre les mêmes trucs, par exemple cette manière d’écraser les livres tombés à terre pour éviter que leur âme ne s’envole qu’Esther Kahn apprend de son amant, et qui est presque identique à celle dont Jimmy Picard, en rêve, traite le renard qu’il vient d’abattre, lui écrasant le cou, peut-être pour éviter une blessure, peut-être aussi manipuler son âme — un détail qui ne figure pas dans le livre de Devereux. Mais le truc le plus important, c’est bien sûr la psychanalyse elle-même, à laquelle seule, dans la filmographie de Desplechin, échappe Esther Kahn, qui trouve elle son âme dans le théâtre.
Mais dans Jimmy P., Desplechin et ses co-scénaristes tendent à détourner l’adaptation d’un livre vers une biographie de son auteur, et à banaliser quelque peu, dans le même mouvement, la vision de la psychanalyse que défendait celui-ci, qu’il appelait « psychothérapie interculturelle à orientation psychanalytique ». La volonté de parler de Devereux, de lui donner autant de profondeur biographique qu’à Jimmy Picard, sert l’objectif central du film : montrer une rencontre. Le rappel de la judéité de Devereux le met d’une certaine manière sur un pied d’égalité avec Picard. Ils sont tous deux marginaux dans la société américaine, ils ont tous deux des problèmes d’identité, et, le film le suggère, ils appartiennent tous deux à des peuples victimes de génocide. Ce n’est pas la cure qui crée la rencontre (par exemple par le phénomène du transfert), ce sont deux identités déjà là. Ce n’est pas du tout ainsi que Devereux entendait son propre travail qui reposait au contraire sur la conviction qu’il appartenait lui à la majorité, et qu’il devait à tout prix se garder d’imposer sa vision de ce qui était bien à son patient. Il n’en avait pas moins des objectifs précis, dépassant de loin un idéal un peu vague de rencontre ou même de la guérison (il explique ainsi vouloir « aider le patient à s’adapter à la vie de la Réserve..., à laquelle la discrimination sociale le confine » [5]). Bien sûr, il est tout à fait légitime que le film fasse des choix. Il montre d’ailleurs de nombreux aspects du travail psychanalytique original conçu par Devereux. Mais Jimmy P. est bien un film d’auteur — un auteur qui n’est pas Devereux, et pour lequel la confrontation entre celui-ci et un Indien a avant tout valeur universelle.