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Recension Histoire

Diplomates et républicains ?

À propos de : Isabelle Dasque, Les diplomates de la République (1871-1914), Sorbonne Université Presses


par Étienne Forestier-Peyrat , le 19 novembre 2020


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Les diplomates incarneraient un monde révolu. L’idée n’est pas neuve et les débuts de la Troisième République furent déjà le théâtre d’une mutation majeure de l’univers diplomatique : la rencontre entre anciennes et nouvelles élites y a produit un esprit de corps renforcé.

Les passions religieuses qui agitent la France des années 1900 suscitent la méfiance des diplomates français, qui pressentent des complications pour la politique étrangère du pays. L’ambassadeur Auguste Gérard, en poste à Bruxelles, cherche la comparaison historique : « Il en est de ces surenchères en fort d’anticléricalisme comme des surenchères révolutionnaires au temps de la Terreur : les plus violents finissent par être dépassés » (p. 550-551). Républicain convaincu, passé par les cercles gambettistes, Gérard incarne à la fois le renouvellement des élites de la diplomatie française depuis 1870 et la quête d’un juste milieu qui serve les intérêts internationaux de la France.

C’est à son environnement que s’intéresse l’ouvrage d’Isabelle Dasque, véritable panorama d’un Quai d’Orsay en pleine transformation à la fin du XIXe siècle. Il parcourt les trajectoires biographiques des 405 diplomates devenus ministres plénipotentiaires et ambassadeurs entre 1871 et 1914. Alors que le Quai contemporain a fait l’objet d’enquêtes sociologiques [1], « d’ethnographies [2] » et que son fonctionnement à d’autres moments-clefs du XIXe siècle a donné lieu à plusieurs études [3], il manquait à cette période une étude de fond, qui contribue au renouvellement plus général de l’histoire de la diplomatie et des diplomates [4].

Étude d’autant plus nécessaire que les premières décennies de la Troisième République permettent de tester l’image d’une diplomatie bastion des élites aristocratiques, ce « fantôme de Monsieur de Norpois » – référence à un personnage de la Recherche du temps perdu – que remet en cause l’analyse d’Isabelle Dasque. La « persistance de l’Ancien Régime [5] » dans le monde diplomatique se trouve en effet éclairée d’un nouveau jour par cette histoire sociale qui montre plutôt une recomposition, faite de compromis idéologiques et de cooptation professionnelle.

La persistance de l’Ancien Régime

Le décalage entre les idéaux républicains et la couche dirigeante de la diplomatie française au début de la période peut apparaître considérable. Sur les 405 parcours étudiés, près de 43 % présentent une particule et un quart dispose d’un titre de noblesse. Non que ces titres soient très anciens, la majorité ayant été attribuée depuis le Premier Empire. Il est facile de railler, comme le fait Paul Hervieu dans son recueil Aux Affaires étrangères, un diplomate bourgeois se faisant appeler « Armand Gigot de Bretteville ». Mais cette surreprésentation traduit bien les codes aristocratiques qui régissent encore un milieu où la capacité de représentation et l’appartenance à une société transnationale représentent des atouts professionnels.

Aristocratie et bourgeoisie ancienne se retrouvent dans l’aiguillage de leurs membres vers la Carrière, car les conditions spécifiques du métier favorisent les élites économiques. Jusqu’en 1872, les agents du ministère doivent justifier d’un revenu personnel de 6000 francs pour candidater. La Carrière rémunère en effet peu au regard des dépenses que les diplomates doivent faire dans l’exercice de leurs fonctions et la sélection par l’argent est une évidence. En 1908 encore, un Camille Barrère refuse l’ambassade à Pétersbourg faute de moyens financiers suffisants.

La présence de nombreux diplomates monarchistes et conservateurs parmi les hauts cadres du Quai marque les années 1870 et tend même à se renforcer avec l’élimination des élites bonapartistes, qui sont l’ennemi le plus immédiat de la République (p. 282-283). Ce n’est que dans les années 1880-1886 que commence une épuration administrative, dont les formes sont cependant plus modestes que dans le reste de la haute administration. Écartement vers des postes moins prestigieux et mise à la retraite sont souvent compensés par l’octroi de décorations ou de postes rémunérateurs au sein de conseils d’administration.

Entrer dans la Carrière

Plus que par une épuration, c’est par l’évolution du fonctionnement du ministère que vont se produire les mutations des années 1870-1880. Le rapprochement des trois carrières héritées la Révolution (diplomates, consuls et drogmans) devient une priorité des réformateurs, au motif de rapprocher le corps diplomatique élitiste et la figure méritocratique du consul, dont la préoccupation pour le sort de ses compatriotes et leurs intérêts économiques doit contrebalancer l’abstraction des affaires diplomatiques (p. 253-256).

S’il ne se produit jamais totalement, le projet fait évoluer les modalités de recrutement à partir de 1877, débouchant sur un concours de plus en plus formel, en complément de la pratique du surnumérariat, sorte de stage pratique préalable au recrutement. La place du droit dans la procédure de sélection diminue, au profit de l’histoire diplomatique, discipline reine de l’École libre des sciences politiques. La formation des diplomates change progressivement de ce fait, même si le surnumérariat continue à favoriser les relations familiales et le patronage.

Cette modernisation s’accompagne de véritables conflits générationnels, qui ne recoupent pas totalement les clivages sociaux. Philippe Berthelot, étoile montante du Quai au début du XXe siècle, se moque lors de son passage à Pétersbourg d’un conseiller d’ambassade qui « ne peut s’habituer à croire qu’il existe des personnes non titrées » et lui donne du « baron Berthelot » (p. 495). Des cultures professionnelles se croisent, la jeune génération accusant volontiers les diplomates établis d’être inactifs et de s’attacher à une culture du dilettantisme.

L’entrée initiale dans la Carrière ne constitue cependant pas la seule évolution majeure : le renouvellement des cadres se fait, pour un quart des 405 personnes étudiées, par une entrée plus tardive, après des carrières commencées dans la préfectorale ou les affaires coloniales. En sens inverse, les compétences de certains diplomates sont recherchées ailleurs, comme le montrent les nominations rapprochées de Paul Beau (1902-1907) et Antony Klobukowski (1908-1910) comme gouverneurs-généraux d’Indochine. Derrière ces nominations, cependant, se profile le spectre des interventions politiques : alors que les diplomates ne dédaignent pas d’activer quelque ministre ou parlementaire pour obtenir un poste, la volonté de limiter les nominations extérieures va précipiter un nouvel esprit de corps.

La construction d’un corps

Ce consensus professionnel des diplomates de la République rassemble en effet anciennes et nouvelles élites dans la défense de leur pré carré. Si la légitimité d’un Léon Say ou d’un Théophile Delcassé pour occuper des postes d’ambassadeurs n’est pas discutée, le profil de la trentaine d’autres hommes politiques nommés sur de tels postes fait parfois grincer des dents. De même, le refus d’accès au corps de figures trop associées aux radicaux ou – le cas se présente rarement – de Juifs semble largement partagé.

Le renforcement d’une appartenance de corps se lit dans la création successive d’une Association amicale d’entraide des Affaires étrangères (1884) puis d’une Association professionnelle des fonctionnaires et agents du ministère (1907). Dans les deux cas, l’implication des hauts cadres du ministère traduit une logique corporatiste qui vise à défendre les diplomates de carrière et leurs intérêts, notamment matériels et financiers. Ces associations traduisent la convergence des élites du Quai républicain et la défense des règles administratives de recrutement peut à la fois incarner une modernité bureaucratique et la défense d’intérêts bien compris (p. 647).

La construction du corps s’observe aussi dans ses convictions partagées, qui combinent adhésion à la République, conservatisme et patriotisme. L’expérience de l’humiliation face à la Prusse constitue un terreau fertile pour ce rapprochement et les diplomates de toutes générations se retrouvent dans le soutien à un politique d’expansion. Dans les années 1880, Freycinet est critiqué pour sa prudence en Égypte, Ferry loué pour son offensive en Asie. On cherche de nouveaux champs pour l’influence française, comme le prouve la création de l’Alliance française, très soutenue par les diplomates Jules Jusserand et Paul Cambon.

La défense du prestige de la République, parfois menacé par le protocole des capitales monarchiques, est un cheval de bataille commun : républicanisme et prestige aristocratique trouvent aisément à se combiner lorsqu’un Barrère recommande en 1907 d’acheter le palais Farnèse pour loger l’ambassade à Rome, afin de tenir tête aux bâtiments qu’y possède l’Allemagne. L’histoire enfin, rapproche les différentes veines de diplomates, comme le montre l’adhésion massive à la Société d’histoire diplomatique fondée en 1886 et l’attrait qu’exercent les grandes figures de la tradition diplomatique nationale, à commencer par Richelieu et l’inévitable Talleyrand.

Une obsolescence partagée

Au-delà d’une hypothétique lutte entre tenants de l’ancien et du nouveau monde, les premières décennies de la Troisième République, telles qu’étudiées par Isabelle Dasque, donnent plutôt à voir la coagulation de profils qui mêlent appartenance aux élites traditionnelles et incorporation de pratiques républicaines. La construction d’un nouvel esprit de corps en est la conséquence première : remplaçant l’évidence aristocratique, cet esprit de corps en reprend l’attachement à la tradition et la met au service du régime républicain.

Ce faisant, la diplomatie de la République conserve un attachement fort aux grands principes hérités du XIXe siècle, à commencer par celui de Concert européen. La grande diplomatie se fait en Europe – comme le montre la hiérarchie des postes à l’étranger – et repose principalement sur l’accord des puissances. C’est à Vienne et non sur le Bosphore que l’on trouve « des hommes d’État véritables, des femmes comme il faut et des souverains de véritable eau », comme l’écrit en 1875 Melchior de Voguë (p. 405). Le délitement de ce Concert, manifeste dans les années 1890-1900 et accéléré par les crises balkaniques, suscite une consternation partagée.

Dès lors, l’obsolescence qui menace n’est pas tant celle des diplomates-aristocrates que celle de tout un corps. Les événements de la Première Guerre mondiale accélèrent en effet le déclin du vieux style diplomatique, au profit du multilatéralisme, de la diplomatie économique, du rôle croissant des médias et même d’une « diplomatie plébéienne [6] » soviétique que n’aurait pu imaginer le plus radical des diplomates de la République.

Isabelle Dasque, Les diplomates de la République (1871-1914), Sorbonne Université Presses, 2020. 720 p., 35 €.

par Étienne Forestier-Peyrat, le 19 novembre 2020

Pour citer cet article :

Étienne Forestier-Peyrat, « Diplomates et républicains ? », La Vie des idées , 19 novembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Isabelle-Dasque-Les-diplomates-de-la-Republique

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Notes

[1Françoise Piotet, Marc Loriol, David Delfolie, Splendeurs et misère du travail des diplomates, Paris, Hermann, 2013.

[2Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS Éditions, 2017.

[3Yves Bruley, Thierry Lentz (dir.), Diplomaties au temps de Napoléon, Paris, CNRS Éditions, 2014  ; Yves Bruley, Le Quai d’Orsay impérial. Histoire du Ministère des Affaires étrangères sous Napoléon III, Paris, Pédone, 2012.

[4Pour un aperçu de ce renouvellement, voir Markus Mösslang, Tortsen Riotte (dir.), The Diplomats’ World. A Cultural History of Diplomacy, 1815-1914, Oxford, Oxford University Press, 2008.

[5Arno Mayer, The Persistence of the Old Regime. Europe to the Great War, New York, Pantheon Books, 1981.

[6Sur les dynamiques de cet autre corps diplomatique de transition, voir Sabine Dullin, «  Une diplomatie plébéienne  ? Profils et compétences des diplomates soviétiques, 1936-1945  », Cahiers du monde russe, Vol. 44, No. 2-3 (2003), p. 437-464.

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