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Recension Politique

À propos de Governing through Crime, de Jonathan Simon


par Sophie Body-Gendrot , le 27 décembre 2007


La « guerre contre le crime » est devenue un thème consensuel sur la scène publique américaine depuis une quarantaine d’années. Mais elle répond moins à une demande sociale spontanée qu’à une construction idéologique et politique conjointe des démocrates et des républicains. Tel est l’un des enseignements des travaux de Jonathan Simon.

Recensé :

Jonathan Simon, Governing through Crime. How the War on Crime Transformed American Democracy and Created a Culture of Fear. Oxford University Press, 2007.

 Lire aussi : La politique et la guerre contre le crime, entretien avec Jonathan Simon, réalisé par Sophie Body-Gendrot [27-12-2007]

Sur la couverture de l’ouvrage figure la sombre porte massive d’un pénitencier, à demi recouverte par un Congrès resplendissant. La composition de l’image résume à elle seule le thème principal du livre. Au cours du dernier quart du XXe siècle, un nouvel ordre civil et politique s’est imposé aux Etats-Unis à partir de la criminalité et de la peur qu’elle inspire. Le principe de précaution, puissant ferment d’un ordre binaire, a unifié les Américains autour du refus de la victimation (p. 75 ; les enquêtes de victimation de N. Katzenbach débutent en 1965). Une « culture de peur » et un imaginaire victimaire ont gommé leurs différences et les ont amenés à soutenir une surenchère punitive envers les fauteurs de troubles, réels et potentiels. Il en résulte une Amérique moins démocratique, plus racialement polarisée et plus incertaine. Une profusion de mesures sécuritaires ne saurait rendre les villes plus sûres. Elle nourrit au contraire une inhibition liberticide.

L’ouvrage ne se contente pas d’évoquer la montée en puissance de la répression selon une vision foucaldienne ; son originalité porte sur l’étude de la mobilisation des classes moyennes sur le projet sécuritaire. Où habiter, travailler, envoyer ses enfants à l’école : le choix se fait par rapport à la perception des risques d’insécurité et à la représentation que l’on a les uns des autres, et réciproquement. Le « projet exil » comporte deux faces. C’est d’abord le nom que l’on donne à une « constellation d’engagements qui offrent aux Américains l’option de ramener la sécurité dans leurs quartiers en guerre en envoyant ‘en exil’ les jeunes gens issus des inner-cities » – dans les prisons qui les prolongent (p. 143). Dans la continuité de son précédent ouvrage [1], J. Simon livre ici une excellente analyse à la Goffman de l’évolution des prisons américaines. Mais l’exil, c’est aussi le choix d’isolement des Américains dans des résidences sécurisées, processus qui se renforcent mutuellement et dont l’administration, le marché et la politique tirent profit. L’ordre et la régulation qui se substituent à la solidarité idéalisée du New Deal s’appuient sur l’« aliénation et la rage » des citoyens qui désespèrent de la politique et défendent leurs seuls intérêts individuels hors de toute préoccupation pour le bien commun. D’où l’expansion des hautes technologies de surveillance, des 4x4 et voitures-bélier, des barrières dressées autour de son périmètre personnel et autres manières de se mettre à distance des autres, amplifiant la disparition de la confiance implicite du vivre ensemble (sauf à l’intérieur de la bulle de sécurité).

L’ouvrage analyse d’abord les transformations institutionnelles initiées, avec la « guerre » à la criminalité, par les Présidents et gouverneurs démocrates au cours des années 1960. C’est au cours de cette époque, que s’impose un état d’esprit managérial et vengeur, exigeant des comptes et des bilans. L’auteur appuie sa démonstration sur l’analyse spécifique de lois et d’arrêts de justice. Par exemple, l’arrêt Furman v. Georgia de la Cour Suprême en 1972, abolissant la peine de mort, déclenche aussitôt une vive offensive des opposants à cette décision dans les Etats. Un backlash populiste dénonce une sympathie coupable pour les meurtriers au détriment des victimes (p. 116). L’examen de la loi Safer Streets de 1968 dévoile comment la Présidence de Johnson s’empare du thème de l’ordre dans le contexte agité de cette période, prérogative jusqu’alors réservée aux Etats et aux comtés. La loi accorde des ressources supplémentaires aux polices locales et aux prisons en vue d’une meilleure efficacité. Elle autorise les mises sur écoute des subversifs (sous-entendu : noirs), avec ou sans mandat d’un juge, et impose un contrôle de la vente d’armes. Intuitivement, comme F. D. Roosevelt, L. B. Johnson comprend que la question du désordre civil et de la criminalité peut le faire chanceler, même si l’offensive de son adversaire B. Goldwater, sur ce thème précisément, a été prématurée en 1964. Des luttes de pouvoir, par populisme interposé, opposent gouverneurs, procureurs et entrepreneurs politiques. Les taux massifs d’incarcération longue, singularité américaine, témoignent de l’efficacité des instruments offerts par Washington.

La seconde partie porte sur la mise au pas des familles, des écoles et des entreprises. Que la pression soit souvent insidieuse ne la rend pas moins efficace. On accuse facilement les familles dont les enfants ont des conduites répréhensibles d’être une charge pour les institutions, d’où la déchéance de leurs droits. Les écoles sont tenues d’exercer le principe de précaution et d’anticiper la déviance, comme on l’a vu en Oklahoma, en soumettant tous les élèves des cours de sports d’une école publique secondaire à des tests de dépistage, sans qu’aucun risque de drogue n’ait été signalé. Dans l’entreprise, la suspicion règne, et sous prétexte de prévenir les fraudes ou la violence, la surveillance s’exerce sur les individus, avec menace de licenciement s’il y a suspicion de non-conformité aux normes.

Pour J. Simon, la contrainte politique et sociale sur les libertés, imposée après le 11 septembre, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, était largement amorcée depuis une génération. La répression avait été intériorisée.

La force de cet ouvrage vient de la démonstration selon laquelle les principes fondateurs et démocratiques de la société américaine ont été détournés au profit d’une recherche obsessionnelle de l’ordre. Il s’en est suivi une réinterprétation des pouvoirs de certaines institutions (gouverneurs et procureurs, par exemple). Comme je l’avais montré dans mes propres travaux [2], certains gouverneurs, tel G. Pataki soucieux de faire appliquer la peine de mort dans l’Etat de New York à tout prix, se posent en procureurs et cherchent à manipuler l’esprit de vengeance. La Californie offre un tel exemple. L’Etat fort français résiste moins mal que son homologue américain, me semble-t-il, à l’hystérie médiatique relative aux peurs construites et contingentes, à la tentation du « lynchage » contre les déviants, au blâme moral, à la racialisation des problèmes sociaux. Aux Etats-Unis, le risque zéro est une attente raisonnable, sinon un droit. Il structure le champ d’action des gens. La défense de la propriété, prolongement de soi dans le droit américain, autorise toutes sortes de dérives populistes.

Ce que l’ouvrage met en lumière, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une « révolution en termes de sévérité » (p. 39) et de l’élimination de mécanismes destinés à la réinsertion des délinquants, mais d’un modelage des citoyens aiguillonnés par leurs inquiétudes et par leur conformisme. L’Etat fédéral en perte de légitimité aurait pu choisir d’autres thèmes de rassemblement, tels la santé ou l’environnement, suggère l’auteur. Paradoxalement, alors qu’il est fait appel à la responsabilisation des citoyens, l’importance que l’Etat accorde à la menace et au risque, et les dispositifs de sécurisation mis en place nient la capacité des citoyens à faire face. Le déploiement de la surveillance électronique dans les aéroports, immeubles de bureaux, dispensaires, universités, lieux résidentiels, la présence de gardes dans les salles de classe à la demande des professeurs ou les dispositifs électroniques protégeant les infirmières dans les hôpitaux expriment un confinement collectif au territoire et un enclavement volontaire. De plus, alors que la sanction devrait être la dernière réponse lorsqu’il y a résistance, depuis les années 1960, elle est la première convoquée pour traiter le risque. Les politiques ne cherchent pas à être efficaces mais à être à la hauteur du mal auquel elles doivent répondre (p. 268). Entre la victime et le coupable, il convient que les garanties offertes au second ne heurtent pas la première.

Les points faibles du travail viennent sans doute de la non prise en compte de la grande diversité des pratiques selon les Etats, et des résistances aux tendances lourdes. On ne saurait traiter la Floride comme le Vermont, le Texas comme l’Illinois. L’opinion publique en soi n’existe pas, il n’y a que des blocs d’opinion mobilisée, constitués autour de systèmes d’intérêts et de dispositions plus ou moins punitives selon l’âge, le sexe, la race, la résidence, la consommation de télévision et les opinions politiques. Si les Américains soutiennent les prisons, ils sont 79% à préférer des peines alternatives pour les délinquants non violents et 89% à soutenir que ce sont les emplois pour les jeunes qui sont la meilleure politique de lutte contre la criminalité [3]. Selon Stuart Scheingold, le processus de politisation est interactif : le public s’engage et se désengage pour des raisons qui tiennent autant à la place de la violence et du crime dans la culture américaine qu’à l’identification aux victimes [4]. Certes, Simon le concède en citant à l’appui des criminologues réputés (Garland, Feeley, Cohen, Hall). Mais en traitant les élus comme des idéologues ou des opportunistes, il ne distingue pas ceux qui formulent la politique de ceux qui l’appliquent. Plus on est éloigné du terrain, plus il est aisé de faire de la politique symbolique.

Une analyse du contexte économique et de son incidence sur la délégitimation des élus et sur le désenchantement des citoyens aurait pu révéler des convergences avec l’évolution européenne en matière de loi et d’ordre, même si demeure un exceptionnalisme américain en termes de racialisation et de dispositions punitives. Ce jugement serait toutefois à nuancer.

En effet le pire n’est pas toujours sûr. Il se peut qu’une nouvelle génération américaine, moins anxiogène, se préoccupe plus des retraites, de la couverture médicale et de la qualité de l’instruction que de la drogue ou du terrorisme. Après tout, 60% des Américains affirment n’avoir rien changé à leur manière de vivre après le 11 Septembre. Mais la manipulation de la peur occupe une place si centrale dans l’exercice de l’autorité, de celle du Président des Etats-Unis à celle de l’enseignant, qu’il faudrait un effort colossal pour opérer une rupture dans le flot d’informations, de discours et de débats qui l’alimentent, et offrir une alternative solidaire et démocratique. Qui s’en chargera ?

par Sophie Body-Gendrot, le 27 décembre 2007

Aller plus loin

 La politique et la guerre contre le crime, entretien avec Jonathan Simon, réalisé par Sophie Body-Gendrot [27-12-2007]

Pour citer cet article :

Sophie Body-Gendrot, « À propos de Governing through Crime, de Jonathan Simon », La Vie des idées , 27 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Insecurite-et-politique-de-la-peur

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Notes

[1Poor Discipline. Parole and Social Control of the Underclass, 1890-1990. Chicago, Chicago University Press, 1993.

[2The social control of cities, Blackwell, 2000.

[3T. Gaubatz Crime in the Public Mind, Ann Arbor, Michigan University Press, 1995  ; T. Flanagan, D. Longmire, Americans View Crime and Justice, Sage, 1996.

[4The Politics of Law and Order, New York, Longman, 1984, 54.

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