Le drone est-il une forme radicale de chasse à l’homme mise en place par l’administration américaine ? Ou seulement un moyen militaire, qui peut être mis au service de fins diverses, des plus légitimes aux plus barbares ?
À propos de : Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La Fabrique
Le drone est-il une forme radicale de chasse à l’homme mise en place par l’administration américaine ? Ou seulement un moyen militaire, qui peut être mis au service de fins diverses, des plus légitimes aux plus barbares ?
Philosophe et directeur du label Zones des éditions La Découverte, « centré sur la contre-culture, l’activisme et les nouvelles formes de contestation, en lien avec les mouvements sociaux et en prise avec les nouvelles théories critiques », dont le fil conducteur est « la résistance à l’oppression », Grégoire Chamayou s’était fait connaître avec son précédent livre chez le même éditeur, Les Chasses à l’homme (2010), qui se présentait comme « un fragment de la longue histoire de la violence des dominants » (Les chasses à l’homme, p. 7). Il y dénonçait la manière dont, « d’Aristote à Besson », « des êtres humains furent traqués, poursuivis, capturés ou tués dans les formes de la chasse ». Le but était de montrer que l’essor de ces pratiques à la période moderne s’est fait « à l’unisson du développement d’un capitalisme transatlantique » (ibid.).
L’une des formes contemporaines de ce pouvoir cynégétique, expliquait-il alors, est la « chasse à l’homme internationale » lancée par Bush après les attentats du 11 Septembre : « la guerre impériale devient chasse au criminel » [1]. Si donc Chamayou s’intéresse désormais au drone, c’est en tant qu’il est une technique de traque. Théorie du drone est dans la stricte continuité des Chasses à l’homme : son objet est moins le drone en tant que tel que la manière dont il illustre la violence des dominants, en l’occurrence celle du « Reich américain », dont les drones sont décrits par l’auteur comme « les armes d’un terrorisme d’État » (p. 313 et 95). Leurs opérateurs sont tous des « assassins », et l’éthique du drone ne peut être qu’une « éthique de bourreaux ou d’exécuteurs » (p. 226).
Le drone pose des problèmes stratégiques, éthiques et juridiques complexes qui occupent de nombreux chercheurs. En l’instrumentalisant ainsi à des fins militantes, en le réduisant à une arme capitaliste permettant aux Américains d’exporter leur impérialisme et d’opprimer les peuples, le risque était certes de plaire à un certain lectorat, d’ailleurs convaincu d’avance, mais aussi de décevoir voire énerver les spécialistes, et ça n’a pas manqué [2].
Cet ouvrage a de grandes qualités – il est stimulant et bien écrit – mais également des biais importants, qu’il assume puisque son ambition est explicitement militante : « l’objectif de ce livre est de fournir, à celles et à ceux qui voudront s’opposer à la politique dont le drone est l’instrument, des outils discursifs pour le faire » (p. 29). En même temps, il se présente comme un « travail d’investigation philosophique » (p. 26), dont la fin serait donc aussi de faire comprendre. Travail philosophique certainement – l’auteur est solide, érudit, parfois brillant – mais travail trop instrumentalisé politiquement, trop partiel et partial, pour apporter des clés de compréhension. Son objectif est moins de faire comprendre que d’indigner.
C’est d’ailleurs ce qui explique une partie de son succès : ce livre entre en résonance avec l’opinion, pour qui les drones incarnent désormais la « figure aérienne du mal » [3]. Il est devenu tellement évident de s’y opposer, sans d’ailleurs rien y connaître mais puisque tout le monde sait qu’il s’agit de robots volants tuant des enfants pakistanais, qu’un livre comme Théorie du drone qui conforte ces préjugés et met en mots l’indignation générale est voué au succès populaire, et quiconque voudrait le nuancer ou le réfuter à l’infamie.
C’est en effet le risque des ouvrages militants : pour mieux mobiliser, ils caricaturent l’adversaire. Lorsqu’on lui demande quelle était sa motivation en écrivant ce livre, Chamayou répond que « certains philosophes travaillent, aux États-Unis et en Israël, main dans la main avec les militaires pour développer ce que j’appelle une ‘nécroéthique’ visant à justifier les assassinats ciblés. Il y a donc urgence à répliquer. Quand l’éthique est enrôlée dans l’effort de guerre, la philosophie devient un champ de bataille » [4].
Un peu comme Platon concevait les dialogues socratiques comme la réplique du philosophe aux sophistes, c’est-à-dire aux faux philosophes, Chamayou présente sa Théorie du drone comme une réplique aux philosophes traîtres qui collaborent avec des militaires. Étant moi-même de cette pire espèce, puisque j’enseigne l’éthique et le droit de la guerre à des élèves officiers à Saint-Cyr et que je travaille régulièrement avec des militaires, sans pour autant être « enrôlé » pour justifier quoi que ce soit, je peux témoigner qu’il est utile, quand on s’intéresse aux choses militaires, de travailler avec eux, pour gagner en précision et éviter un certain nombre de poncifs et d’erreurs factuelles.
Chamayou explique que ces « philosophes qui œuvrent dans le petit champ de l’éthique militaire » et qui prétendent que le drone est une « arme humanitaire », recyclent « les "éléments de langage" de marchands d’armes et de porte-parole des forces armées » (p. 30). Par ce genre d’amalgame, qui dans une lecture rapide égalise les partisans du drone et les marchands d’armes et militaires, comme s’il n’était pas possible de ne pas être anti-drone sans être vénal ou partial, l’auteur polarise le débat et pave la voie aux conspirationnistes qui pensent que tout argument pro-drone est lié à une sorte de complot militaro-industriel.
Pour discréditer le philosophe anglais Bradley Strawser, par exemple, il lui suffit de dire qu’il a été chercher ses arguments « dans la documentation publicitaire d’un marchand d’armes israélien » (p. 194). Cela amuse certains lecteurs mais ce genre de commentaire, comme toute objection basée sur l’affiliation institutionnelle (argumentum ad hominem), ne doit pas empêcher de discuter du fond, ce que j’entends faire ici.
Le reproche le plus fondamental qu’on puisse faire à la Théorie du drone de Chamayou est qu’elle se trompe de cible, ou est mal intitulée. Car ce n’est pas un livre sur, ou même contre, le drone. C’est un livre contre la politique américaine d’élimination ciblée, dont le drone est un moyen. Cette confusion est classique : si le drone fait aujourd’hui l’objet d’un débat houleux, c’est largement à cause de son emploi par la CIA au Waziristân et, dans une moindre mesure, au Yémen et en Somalie.
Cette politique d’élimination ciblée est discutable, autant moralement que légalement, mais il ne faut pas confondre la fin et les moyens. Il est en effet possible de poursuivre la même fin avec d’autres moyens : avions, missiles, hélicoptères, tireurs de précision, commandos, tueur à pied, polonium 210, etc. Inversement, il est aussi possible d’utiliser ce même moyen pour d’autres fins : l’emploi des drones pour des éliminations ciblées est le plus médiatique car le plus controversé mais, quantitativement, il reste très minoritaire par rapport aux missions de surveillance.
Surtout, on peut faire un usage légitime des drones en situation de conflit armé, où leur emploi n’est pas plus problématique que celui de n’importe quel avion ou hélicoptère, et peut servir à empêcher des combattants de s’en prendre à des civils. En Libye, par exemple, la surveillance du drone français Harfang a permis d’identifier des individus tirant au lance-roquette sur des quartiers habités comme faisant partie des forces pro-Kadhafi, de déterminer également leur lieu d’approvisionnement en munitions, et de transmettre l’information aux avions de chasse pour frapper.
Cet exemple et tant d’autres qui montrent que, contrairement à ce qu’écrit Chamayou, le drone ne sauve pas que « nos vies » (p. 192), il ne les cite pas. Il ne s’intéresse pas aux drones de surveillance, mais aux drones armés seulement, et pas à ses usages légaux dans le cadre d’un conflit armé (Afghanistan, Irak, Libye, Mali) mais à ses usages illégaux par la CIA dans le cadre de la politique américaine d’éliminations ciblées (Pakistan, Yémen, Somalie). Autrement dit, ce qui se présente comme une Théorie du drone est en réalité une théorie du drone > militaire > armé > américain > utilisé par la CIA pour faire des éliminations ciblées, c’est-à-dire une théorie d’une politique américaine certes contestable, mais à laquelle « le drone » ne devrait pas être réduit. C’est un peu comme intituler Théorie de l’ordinateur un livre sur les cyberattaques russes.
D’ailleurs, lorsqu’on lui demande si le drone n’est pas une arme plus précise, il répond que les cibles sont mal identifiées (« la plupart des frappes de drones ne visent pas des individus identifiés, connus par leur nom ») [5], ce qui prouve bien que le problème n’est pas l’arme elle-même mais la doctrine d’emploi. Ses arguments contre les signature strikes, c’est-à-dire les frappes basées sur le comportement plutôt que sur l’identité (personality strikes), sont excellents : elles font effectivement passer « d’une épistémologie du constat manifeste, du jugement de fait, à un épistémologie du soupçon dans laquelle la décision de ciblage se fonde sur l’identification d’une conduite ou d’un profil de vie dénotant un statut présumé d’appartenance à une organisation hostile »(p. 205.), ce qui accroît naturellement le risque de frapper des innocents.
Cette évolution de la stratégie américaine au Pakistan est regrettable : un changement majeur a eu lieu lorsque la CIA a élargi ses cibles, ne visant plus exclusivement celles dites de « grande valeur », mais n’importe quel groupe de militants présumés, sur la base d’un comportement a priori douteux. La multiplication de ces signature strikes a conduit à de nombreux abus, comme tirer sur un groupe de 17 hommes seulement parce qu’ils ont été vus s’entraîner, faire des pompes et courir (14 janvier 2010), ou sur un individu simplement parce qu’il avait rencontré deux fois des gens dans sa voiture et changé trois fois de véhicule (23 mars 2010).
Ces dérives et l’industrialisation de l’élimination ciblée dont elles sont le symptôme sont évidemment condamnables, et le gouvernement américain en est d’ailleurs revenu (il y a eu 122 frappes au Pakistan en 2010, 73 en 2011, 48 en 2012 et pour l’instant seulement 24 en 2013). Mais elles ne démontrent pas que le drone est une arme moins précise, seulement qu’elle a été utilisée de façon imprécise, et l’on peut faire un usage imprécis d’une aiguille.
À condition de ne pas confondre la chose et son usage, il est tout à fait possible de condamner les abus d’une politique laxiste tels que les signature strikes sans remettre en cause le principe même de l’élimination ciblée et l’usage des drones. C’est ce que fait Michael Walzer, que Chamayou aime bien citer parce qu’à l’époque du Kosovo il écrivait que qui tue doit être prêt à mourir [6]. Mais Walzer fait aussi la distinction entre le terrorisme, c’est-à-dire le fait de tuer de manière non ciblée (untargeted killings), « la bombe dans un supermarché, un café ou une gare d’autobus », et l’élimination cibleé (targeted killings). Ajoutant que « tuer Hitler aurait été "extra-judiciaire" mais totalement justifié », il est en réalité favorable à l’élimination des terroristes présumés : « les individus qui planifient, organisent, recrutent ou participent à une attaque terroriste sont tous des cibles légitimes » [7].
Il n’est pas contre les frappes de drones « qui pourraient être justifiées à certaines conditions strictes », il estime d’ailleurs que l’avantage « politique et moral du drone est sa précision », mais met en garde que cette « technologie est tellement bonne que les critères encadrant son usage ont d’autant plus de chance d’être assouplis. Et c’est ce qui semble s’être passé avec l’armée américaine ou la CIA au Pakistan et au Yémen ». Ce qu’il critique est donc l’usage « excessif » des drones et les abus des signatures strikes, sans jeter le bébé avec l’eau du bain.
Pour montrer que le drone est inhumain, Chamayou procède de deux manières. Premièrement, en reprochant aux faux philosophes à la solde de l’Empire de mettre « le sens des mots sur la tête, puisqu’ils affirment que le drone – engin sans homme à son bord – est la plus humaine des armes... » [8]. « Comment peut-on prétendre que des machines de guerre "unmanned", sans plus aucun être humain à leur bord, sont des moyens "plus humains" d’ôter la vie ? » (p. 191 [9]).
Cet argument est un bon exemple de sophisme de l’homonymie, qui correspond au deuxième stratagème identifié par Schopenhauer dans son Art d’avoir toujours raison [10]. Car il y a bien là deux sens différents du mot « humain », pour lesquels les anglophones ont d’ailleurs deux mots différents : l’appartenance à l’espèce humaine (human) et l’humanitaire (humane). Qu’il n’y ait pas d’individu appartenant à l’espèce humaine dans l’appareil (ce qui ne fait pas du drone un « avion sans pilote », contrairement à un préjugé répandu, mais un avion télépiloté – une orbite de quatre Reaper mobilise d’ailleurs environ 160 personnes au sol) ne signifie pas que ce dernier ne peut pas être le moins susceptible de causer des maux superflus.
Ce sont deux choses différentes, sans lien logique entre elles. La ligne 14 du métro parisien n’est pas inhumaine du fait qu’il n’y a pas de conducteur à son bord. Et la téléchirurgie n’est pas inhumaine du fait que pour réaliser certaines opérations le chirurgien préfère télépiloter un robot plutôt que de mettre ses gros doigts dans le corps du patient. Elle est au contraire motivée par des raisons humanitaires, car le robot est plus précis et moins invasif que l’homme, et lui permet d’opérer à distance, ce qui sauve des vies.
Ce sophisme de l’homonymie se retrouve lorsque Chamayou estime que les militants britanniques anti-drones ont « un très beau slogan : "On ne veut pas perdre notre humanité" » [11]. L’humanité qu’on ne veut pas perdre est le sentiment humanitaire, et on fait croire que le drone le menace parce qu’il n’y a pas d’humain dans le cockpit. Pourtant, il y en avait dans les Halifax et Lancaster qui ont bombardé Hambourg (1943) et Dresde (1945), et dans les Tornado qui ont bombardé l’Irak, la Serbie, l’Afghanistan et la Libye dans les deux dernières décennies, et Chamayou ne déduit pas que ces appareils britanniques étaient plus « humains » du seul fait qu’ils étaient habités.
Deuxièmement, derrière ce sophisme de l’homonymie qui est utilisé pour conclure fallacieusement que le drone est forcément inhumain puisqu’il n’est pas habité, il y a une autre affirmation, déduite d’une conception naïve de l’éthique comme doctrine du bien, alors qu’étant le lieu du débat moral, souvent tragique, elle est plutôt une doctrine du moindre mal : le drone est forcément inhumain puisqu’il tue. « Comment peut-on qualifier d’ "humanitaire" des procédés destinés à anéantir des vies humaines ? »(p. 191). Personne en réalité ne dit que le drone est humanitaire. Beaucoup, dont je suis, disent qu’il a les moyens d’être plus humanitaire que d’autres armes – ce qui est très différent. C’est une position relative, pas absolue.
Or, Chamayou ne peut pas nier qu’une « machine à tuer » puisse être plus ou moins humanitaire sans égaliser toutes les armes. Si le droit international humanitaire (DIH) les distingue au contraire, en interdisant certaines, en permettant d’autres, c’est précisément pour des raisons humanitaires : si les balles explosives, les armes chimiques et biologiques, les mines antipersonnel et les armes à sous-munitions sont interdites par des conventions ; si l’arme nucléaire, à défaut d’être expressément interdite, a suscité et continue de susciter une controverse considérable ; c’est parce que toutes ces armes violent certains des principes fondamentaux du DIH comme la distinction entre civils et combattants, la proportionnalité ou l’interdiction des maux superflus. Si d’ailleurs les moyens de tuer n’étaient pas plus ou moins humanitaires, un principe comme celui interdisant les maux superflus n’aurait pas lieu d’être, puisqu’il distingue entre des armes faisant trop de mal et d’autres ne faisant que le mal nécessaire.
Si Chamayou défend ces principes humanitaires comme on peut le supposer, il n’a pas d’autre choix que de reconnaître que certaines armes les respectent plus que d’autres, et donc qu’il est possible de dire d’une « machine à tuer » qu’elle est humanitaire, par rapport à une autre.
John Brennan, alors conseiller du président Obama pour la sécurité intérieure et la lutte antiterroriste (aujourd’hui directeur de la CIA), a affirmé que le drone a une « capacité sans précédent (...) de cibler avec précision un objectif militaire tout en minimisant les dommages collatéraux ». Pour Chamayou, « le sophisme est flagrant » puisque « la précision de la frappe ne dit rien de la pertinence du ciblage. Cela reviendrait à dire que la guillotine, du fait de la précision de sa lame, (...) permet par ce même moyen de mieux distinguer entre le coupable et l’innocent »(p. 201).
Sauf que le drone, contrairement à la guillotine, produit de la connaissance : c’est même sa spécificité. La guillotine ne participe pas à l’identification du coupable, le drone si. Tout l’intérêt du drone armé est précisément de réunir ces deux rôles de capteur et d’effecteur, qui étaient auparavant séparés, quand dans les années 1990 dans les Balkans les Predators américains, qui n’étaient que des drones de surveillance, devaient envoyer les informations captées au commandement qui envoyait ensuite l’ordre à un avion de frapper. Aujourd’hui, les drones armés, qui sont tout simplement des drones de surveillance équipés de missiles, cumulent ces deux fonctions.
Imaginons qu’un individu enterre sur une route une IED (Improvised Explosive Device), comme cela arrive souvent en Afghanistan. Si nous disposons d’un drone armé sur zone, il peut le voir, l’identifier, et le frapper immédiatement. L’IED est localisée et neutralisée. Si nous ne disposons pas de drone, on ne peut pas le voir, on ignore la présence de la bombe, elle explose, faisant au passage des victimes (pas nécessairement militaires). On frappe ensuite les responsables présumés, voire le village d’à côté pris à peu près au hasard (comme l’avaient fait les marines américains à Haditha en 2005). Dans un cas de figure comme celui-ci, le drone armé permet de sauver non seulement nos vies, mais aussi les leurs, pour reprendre le langage de l’auteur.
À ceux qui disent que le drone est précis car il est plus précis que les bombardiers de Dresde, Chamayou répond « que l’ordre de comparaison est erroné : pour l’évaluer, c’est avec les armes concurremment disponibles pour la même fonction tactique qu’il faut le mettre en balance (...). La comparaison adéquate n’est pas entre arme volante actuelle et arme aérienne du passé, pour conclure à un progrès, mais entre cette arme et d’autres moyens actuels pour des fonctions de même ordre » (p. 198). Il a tout à fait raison.
À quoi donc Chamayou compare le drone ? Quelle alternative faudrait-il lui préférer ? On trouve deux réponses à cette question. La première est : « des troupes au sol », auxquelles le drone ne se substitue « que très imparfaitement ». Il rappelle que « le choix pour liquider Ben Laden était entre le drone ou le commando, pas entre le drone ou le bombardement de Dresde au-dessus d’Abbottabad » (p. 198). En réalité, le choix était entre le drone, le commando, le bombardement aérien (avec des bombardiers d’aujourd’hui, pas de l’époque de Dresde) ou le missile Tomahawk. Et si finalement c’est le commando qui l’a emporté, ce n’est pas pour minimiser les dommages collatéraux mais pour recueillir des renseignements (un « trésor » de plus de 6000 documents récupérés dans des ordinateurs, disques durs et clés USB), s’assurer de son identité et de sa mort, et ramener le corps (pour que la maison de Bilal ne devienne pas un mausolée).
Quoi qu’il en soit, c’est bien au tribunal de l’opération terrestre que Chamayou juge les frappes de drone, puisqu’il les compare à l’usage de grenades, pour en déduire que le drone est imprécis car le rayon létal de ses missiles est de 15-20 mètres quand celui d’une grenade est de 3 mètres (p. 200). Les défenseurs du drone le comparent à un missile Tomahawk (qui, dans sa version conventionnelle, a un rayon létal d’environ 30 mètres) ou à une bombe GBU 12 qui, elle, a un effet de souffle d’environ 200 mètres. De ce point de vue, les missiles tirés par le drone sont beaucoup plus précis.
La question est alors de savoir quelle comparaison est la plus pertinente : la grenade de l’opération terrestre ou les missiles et les bombes des frappes aériennes ? C’est ici qu’il s’agit de savoir par quoi les drones seraient remplacés s’ils n’existaient pas ou si l’on cessait demain de les utiliser. Par des fantassins armés de grenade ? C’est peu probable, pour les raisons que Chamayou lui-même rappelle : l’aversion à l’égard des pertes – sans compter les aspects politiques et les problèmes de souveraineté. Sans drones, les Américains n’envahiraient pas le Pakistan, le Yémen et la Somalie. En revanche, ils tireraient des missiles et y largueraient des bombes, comme ils le faisaient avant d’avoir des drones. Ou ils attendraient que le problème devienne tel qu’il nécessite une campagne aérienne de plus grande envergure. Et alors ce ne serait pas d’« une frappe de drone tous les quatre jours » dont il faudrait se plaindre [12], mais de 10 484 frappes en 78 jours, par exemple, comme au-dessus de la Serbie en 1999, c’est-à-dire de plus de 134 frappes par jour.
Il ne sert donc à rien de dire qu’un missile Hellfire est moins précis qu’une grenade puisque son alternative n’est pas la grenade. On peut en revanche souligner qu’il est plus précis que son alternative, qui est le missile Tomahawk ou des bombes larguées par des avions.
Mais jouons le jeu de l’auteur : quand bien même remplacerait-on le drone par une opération terrestre, cela serait-il vraiment plus avantageux pour les civils ? Chamayou se garde bien de le dire, et pour cause. D’un côté, ce nostalgique des guerres conventionnelles a un goût certain pour le terrestre puisqu’il permet le duel clausewitzien donc l’expression des vertus guerrières authentiques, cette éthique « du courage et du sacrifice » que le drone aurait corrompu en éthique « de l’autopréservation et de la lâcheté plus ou moins assumée » (ce faisant, il attribue au drone un rôle transformateur qu’il n’a pas – le drone est un symptôme de cette évolution plus ancienne – mais surtout il assimile l’autopréservation à la lâcheté). Ah ! Comme c’était mieux quand on mourrait à la guerre ! Au fond, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, le modèle de Chamayou est le « croisé, personnage qui, plus que tout autre dans l’histoire européenne, avait la passion de l’armement antique et le désir passionné de tuer en combattant de près » [13].
Et, d’un autre côté, il doit constater qu’au moins deux exemples récents qu’il est difficile d’ignorer, l’Irak et l’Afghanistan, montrent à quel point une mauvaise stratégie terrestre peut être désastreuse pour la population civile. En critiquant la stratégie furtive d’Obama (le trio drones / forces spéciales / cyber), il ne comprend pas que ce « smart power » est une réaction à la « guerre globale » de Bush et a précisément pour but de sortir de l’ère des grands déploiements, parce que ceux-ci nuisent considérablement non seulement aux occupants (coûts humain, financier et politique) mais aussi aux populations occupées. Ce mouvement – passer d’une invasion à des frappes sporadiques de drones – diminue le niveau de violence pour tout le monde.
La seconde réponse que Chamayou apporte à la question de savoir par quoi le drone devrait être remplacé est tout simplement : par rien. Le raisonnement est le suivant : « on prétend que l’usage du drone est justifié en ce qu’il fait moins de victimes collatérales que d’autres armes qui auraient pu être employées à sa place. Mais, ce que postule cet argument (...) c’est que ces "autres moyens" auraient bel et bien été utilisés à défaut, c’est-à-dire que l’action armée aurait eu lieu de toute façon ». Et c’est précisément ce que Chamayou conteste, reconnaissant au passage que d’autres moyens « auraient fait bien davantage » de victimes collatérales : pour cette raison ils « n’auraient peut-être tout simplement pas pu être utilisés à sa place du fait de leurs coûts réputationnels prohibitifs »(p. 260-261).
Autrement dit, les États-Unis utilisent des drones au Pakistan parce que c’est facile et cela fait relativement peu de victimes (c’est bien de le reconnaître) mais ils se permettent d’intervenir précisément pour cette raison, c’est-à-dire que, sans drones, ils n’interviendraient « peut-être tout simplement pas ». Peut-être. Cette conviction est bien optimiste et ignorante de l’histoire.
Mais jouons encore le jeu de l’auteur, acceptons l’hypothèse que, sans drones, il n’y aurait pas d’intervention américaine. La question à laquelle il ne répond pas est alors : serait-ce vraiment mieux pour les civils ? Les frappes américaines, en effet, ne seraient pas remplacées par un vide sidéral, laissant le terrorisme prospérer dans la région. Elles seraient remplacées par des opérations qui les complètent déjà : celles des forces pakistanaises.
De fin 2008 à fin 2010, par exemple, l’armée de l’air pakistanaise a fait plus de 5 500 sorties et largué 10 600 bombes sur 4 600 cibles dans les zones tribales du nord-ouest [14]. Ces opérations font de nombreuses victimes et il est même probable qu’une partie de celles attribuées aux drones américains soient en réalité causées par les appareils pakistanais, car les témoignages des villageois accusant les drones contiennent des incohérences (les drones ne volent pas « en paires, parfois à trois ensemble » et ils ne font pas un « bruit assourdissant ») [15].
Par ailleurs, au sol, les forces pakistanaises mènent des offensives importantes qui causent des déplacements de population. La seconde bataille de Swat (26 avril – 15 juillet 2009) a ainsi tué près de 2 000 personnes et en a déplacé 3,4 millions [16]. Jusqu’à preuve du contraire, les drones n’ont pas cet effet pervers. Dans son récent rapport sur les frappes de drones au Pakistan, Will I Be Next ? (octobre 2013), Amnesty International rapporte comment l’armée pakistanaise utilise chaque semaine des armes non discriminantes, tire au mortier sur des villages, largue des bombes non guidées dans des endroits où combattants et civils se mêlent, etc. L’ONG a même consacré un rapport spécifique aux exactions dont elle est responsable : des milliers d’exécutions extrajudiciaires, de détentions arbitraires, de torture d’hommes et d’enfants [17].
Ce sont à ces armes imprécises et ces méthodes brutales de l’armée pakistanaise qu’il faut comparer les frappes de drones, pas à rien ou à « la paix » : bien sûr que la paix est préférable à des frappes de drones mais, si elles cessent demain au Waziristân, la région ne connaîtra pas la paix, les insurgés commettront toujours des attentats – ils en commettaient avant l’apparition des drones –, les talibans pakistanais voudront toujours renverser le gouvernement, et le seul changement est que les forces pakistanaises devront redoubler d’efforts et conduire davantage d’opérations pour les combattre.
Ce que montre le rapport d’Amnesty, sans le vouloir, est que les drones américains font finalement beaucoup moins de victimes civiles que les groupes armés qu’ils combattent et que l’armée pakistanaise qui conduit également des opérations contre eux. Mais, étant dans la position absolutiste de tout dénoncer – les groupes armés, l’armée pakistanaise et les drones américains –, l’ONG peut ensuite s’indigner des victimes civiles des drones sans voir le lien avec le reste, puisque son propos, comme celui de Chamayou, est simplement de dire que c’est mal.
À cette attitude apparemment généreuse mais qui en réalité entretient la politique du pire, j’oppose une position réaliste qui sait que « ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, comme disait Aron, c’est le préférable contre le détestable. Il en est toujours ainsi, en particulier en politique étrangère » [18]. En l’occurrence, on ne peut pas condamner également deux maux si la suppression d’un moindre signifie le renforcement d’un plus grave. Supprimer les frappes de drones inciterait l’armée pakistanaise à conduire davantage d’opérations et faire beaucoup plus de victimes civiles que n’en font actuellement les drones américains.
Le rapport d’Amnesty milite lui aussi contre les frappes mais, avant même de développer le cas des victimes civiles des drones, il rappelle que d’autres que les drones font des victimes civiles : les groupes armés (al-Qaïda et affiliés, talibans afghans et talibans pakistanais), précisément visés par les drones, et les forces armées pakistanaises. En écrivant que ces groupes armés sont responsables d’attaques indiscriminées ayant « tué et blessé des milliers de personnes au Pakistan et en Afghanistan dans la dernière décennie » ; en rappelant qu’ils visent des marchés, des écoles, des mosquées, pour faire délibérément un grand nombre de victimes civiles ; en citant certaines de ces attaques funestes comme le double attentat de l’église de Peschawar ayant tué 81 chrétiens, hommes, femmes et enfants, et blessé 120 autres durant la messe du 22 septembre dernier ; Amnesty a l’honnêteté de non seulement donner un visage à la cible des drones, mais de reconnaître la responsabilité de ces groupes dans des attaques par définition terroristes.
Chamayou au contraire les ignore totalement, faisant croire que les drones sont les seuls tueurs dans la région. C’est là toute l’habileté de Théorie du drone : en faisant disparaître les causes des frappes, il rend ces dernières illégitimes aux yeux des lecteurs qui ne comprennent plus ce que les Américains font au Pakistan. Il y a quelque chose de sophistique à déplorer les conséquences sans présenter les causes. Chamayou déplore que le moyen soit asymétrique, sans dire qu’il est une réponse et que ce à quoi il répond est également asymétrique. Ce serait comme reprocher à la police de casser la porte d’un appartement à six heures du matin et arrêter brutalement une personne dans son lit, en décrivant longuement ces violences mais sans dire qui est cette personne et pourquoi elle est arrêtée. Le but est d’indigner le lecteur contre la violence policière, donc moins on l’explique, mieux c’est.
Amnesty reconnaît le lien entre les frappes de drones (par exemple leur forte augmentation en 2010) et la menace réelle à laquelle elles répondent (la découverte de projets d’attentats à la bombe à New York et en Europe qu’al-Qaïda planifiait depuis le nord-Waziristân). Le rapport rappelle que les frappes ont permis d’infliger des « pertes significatives » aux talibans et autres groupes armés, et d’éliminer des responsables importants comme Abu Yahya al-Libi (al-Qaïda) ou Wali-Ur Rehman Mehsud (taliban pakistanais).
Chamayou, lui, n’en dit rien, donc les frappes semblent conduites pour rien, sans être liées à une menace crédible, et on ne peut plus que condamner cette guerre sans raison, et supposer que seul l’impérialisme l’explique – en mobilisant « l’apport de Lénine (...) : le capitalisme devient impérialiste à partir du moment où, le cadre de la nation devenant trop étroit, il ne peut atteindre ses objectifs qu’à la condition d’exporter la guerre et de devenir impérialiste » [19].
Ce livre ne fait pas seulement disparaître les terroristes, il les victimise. S’agissant d’une chasse à l’homme dans la lignée des précédentes, ils sont implicitement comparés aux esclaves de l’antiquité, aux ouvriers étrangers à Paris en 1848, aux juifs et aux bohémiens de la Seconde Guerre mondiale, aux sans-papiers aujourd’hui en France, et aux « enfants des plus démunis » traqués par Eric Besson [20]. Chamayou fait explicitement le parallèle entre « la chasse aux Indiens » théorisée par le théologien espagnol du XVIe siècle Sepúlveda et « la chasse à l’homme dans les grottes d’Afghanistan » demandée par Bush [21]. Comparer la traque de Ben Laden au massacre des populations autochtones d’Amérique est une manière discrète d’innocenter les terroristes islamistes du XXIe siècle en faisant croire que leur chasse est aussi arbitraire et injuste que le génocide des Indiens du XVIe.
Et puis il y a la métaphore animale, celle de « l’État-chasseur » qui traque ses « ennemis-proies ». Présenter le problème comme celui d’« un chasseur qui s’avance, et une proie qui fuit ou qui se cache » (p. 52), est utile pour assimiler l’opérateur de drone au méchant chasseur qui a tué la mère de Bambi, et susciter parmi les lecteurs la haine du drone et la compassion pour sa victime. Mais est-ce bien honnête ? L’animal n’a rien fait au chasseur qui le choisit au hasard et le tue pour se nourrir ou se divertir. La cible du drone, qui en principe est un terroriste présumé, n’est pas choisie au hasard mais précisément en raison de ce qu’il a fait, est censé avoir fait ou est potentiellement capable de faire au chasseur, qui le tue pour se protéger. Dans quelle mesure mollah Fazlullah, par exemple, le nouveau chef des talibans pakistanais qui avait notamment instauré la terreur dans la vallée de Swat avant l’offensive pakistanaise de 2009, puis commandité l’assassinat de la jeune Malala Yousafzai qui militait pour le droit à l’éducation des filles, est-il une « proie qui fuit ou qui se cache », similaire à la biche affolée qui tente d’échapper au chasseur ?
Une phrase désincarnée comme « On ne combat plus l’ennemi, on l’élimine comme on tire des lapins » (p. 132) est évidemment de nature à émouvoir le lecteur : pauvre ennemi, car pauvre petit lapin. Mais quel ennemi ? Nulle part Chamayou ne s’attarde sur la nature de l’ennemi, sur les raisons de le tirer. Si seulement il nous disait que l’ennemi en question n’est pas un combattant traditionnel avec un uniforme dans un bataillon mais un civil poseur de bombes à temps partiel, on comprendrait mieux pourquoi la méthode employée doit être différente, et pourquoi les frappes de drones sont la réponse asymétrique à une menace asymétrique.
Chamayou insiste sur l’opposition entre le kamikaze et l’opérateur de drone : « Cette polarité est d’abord économique. Elle oppose ceux qui possèdent le capital et la technologie à ceux qui n’ont plus, pour combattre, que leur corps » (p. 125). En d’autres termes, « les "attentats suicides" sont l’arme du pauvre, de ceux qui n’ont que leur corps, les drones l’arme du riche, de ceux qui ont la technologie et le capital » [22]. Opposition simpliste : les kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas particulièrement pauvres et ils n’avaient pas « que leur corps » pour lutter mais un chasseur bombardier Mitsubishi zéro équipé d’une bombe de 250 kg. Aujourd’hui, le terrorisme islamiste n’est pas non plus pauvre (il suffit de penser à l’empire financier de Ben Laden qui a irrigué al-Qaïda pendant des années) et le drone se démocratise, il n’est déjà plus l’apanage des riches et le sera de moins en moins.
Si Chamayou présente les cibles des frappes de drones comme des victimes innocentes, qui sont autant des « proies » que des animaux chassés, ou comme des « pauvres » qui n’ont « que leur corps » pour lutter – justifiant au passage la pratique des attentats suicide, ou au moins faisant preuve de compréhension à son égard, sinon de complaisance –, si l’on a la vague impression en lisant Théorie du drone que son auteur a une certaine admiration pour le kamikaze islamiste « prêt à mourir dans sa lutte » et faisant preuve d’un « mépris de la mort » qu’on se trompe en prenant pour un « mépris de la vie »(p. 126 et 127), c’est précisément en raison de ce biais politique : parce qu’il conçoit ceux que l’Occident appelle des terroristes comme des combattants de la liberté, des résistants à l’oppression américaine, c’est-à-dire capitaliste. Il faut lire Théorie du drone comme le prolongement du Sabotage d’Émile Pouget, que Chamayou a d’ailleurs annoté et postfacé, et qui, en 1911 ou 1912, faisait explicitement ce parallèle entre la guerre au sens propre et la guerre sociale [23].
Pour montrer que le drone n’est décidément pas de gauche, Chamayou qui est passé maître dans ce que Schopenhauer a appelé « l’art de produire l’apparence de la vérité », utilise cette fois le stratagème 32 : « Nous pouvons nous débarrasser rapidement d’une affirmation de notre adversaire contraire aux nôtres, ou du moins la rendre suspecte, en la rangeant dans une catégorie généralement détestée, lorsqu’elle ne s’y rattache que par similitude ou quelque autre rapport vague » [24]. Ainsi multiplie-t-il les parallèles entre le drone et le « marketing fondé sur l’analyse des données », Amazon, l’automatisation des systèmes financiers, mais aussi « le scandale récent de la NSA, [qui] donne l’image d’une bourgeoisie qui n’est plus capable, ni n’a plus la volonté de défendre les acquis historiques de l’État de droit moderne » [25], les bombes à fragmentation et même la torture.
Regrettant l’absence de réaction à l’achat français de Reaper américains (non armés), il s’exclame en effet que « Si un ministre de la Défense avait annoncé son intention d’importer les techniques de torture de la CIA, il aurait provoqué un tollé ! » [26]. Comme si, d’une part, importer le moyen impliquait nécessairement d’importer la manière de l’utiliser – ce qui est à la fois absurde (on ne déduit pas de l’importation de voitures américaines que leurs propriétaires respecteront le code de la route américain, ni de l’importation de médicaments américains qu’ils impliquent d’importer également le système de santé américain) et infirmé empiriquement (les Italiens ont des Reaper toujours non armés et le fait que les Anglais en ont qui sont armés ne les a pas conduits à adopter la doctrine américaine en matière d’élimination ciblée) – et, d’autre part, comme si l’usage des drones armés était comparable à l’usage de la torture, alors que le premier, contrairement au second, n’est pas intrinsèquement condamnable comme le reconnaît d’ailleurs Amnesty : « certaines frappes américaines de drones peuvent ne pas violer le DIDH ou le DIH » [27].
Si donc la nouvelle de l’achat des Reaper ne déclenche pas de scandale en France, ce n’est pas, contrairement à ce que pense Chamayou, parce que « l’opinion publique française est mal informée sur la question des drones », mais parce qu’elle voit la différence entre acheter des drones non armés et les utiliser comme les Américains, et elle ne voit pas le rapport avec l’importation de la torture.
Ne s’intéressant au drone que pour condamner l’impérialisme américain, l’approche de Chamayou n’est pertinente que dans un monde où les Américains sont les seuls à avoir des drones armés – ce qui n’est déjà plus le cas. Il sait que les Israéliens et les Anglais en ont aussi, mais cela ne remet pas en cause sa théorie puisque ce sont des vassaux de l’Empire. Il peut donc toujours décrire le drone comme l’arme impériale du grand capital. Mais le drone prolifère, il se démocratise. Aujourd’hui, 87 États en possèdent, une douzaine s’intéressent de près aux drones armés, et le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne sont pas tous libéraux.
Le Monde avait déjà observé que « ces grands débats philosophiques sur le choix des armes n’enflamment pas exagérément la scène intellectuelle d’un pays comme l’Iran, par exemple, dont les drones de surveillance prêtent main-forte au régime de Bachar Al-Assad, par ailleurs soutenu par la puissante Russie. Sur ce front-là, le drone est-il aussi "l’arme des lâches" utilisée par les puissances impériales et "postcoloniales", pour reprendre les formules de l’auteur ? C’est douteux » [28]. Chamayou, en effet, ne dit rien des drones iraniens que Téhéran fournit au régime syrien comme au Hezbollah et qui un jour ou l’autre transporteront des charges non conventionnelles au-dessus d’Israël.
Il ne dit rien non plus des drones chinois, dont l’industrie connaît une croissance exponentielle. Pékin semble ne pas exclure de leur faire porter des charges nucléaires (c’est en tout cas ce que suggère l’emploi de drones par la Seconde artillerie) et pourrait adopter une politique d’élimination ciblée, que ce soit à l’interne (Tibet, Xinjiang) ou dans sa zone d’influence. La copie du Reaper (Wing Loong), qui est armable et coûte 12 à 30 fois moins que l’original (1M$) s’exporte déjà très bien : l’Arabie Saoudite, l’Ouzbékistan, et d’autres pays qui pourraient être le Kenya, la Birmanie et la Russie, s’en seraient portés acquéreurs.
Chamayou ne dit rien non plus du drone de surveillance vénézuélien, produit d’une collaboration sino-russo-iranienne, ni du fait que le Pakistan, qu’il ne cite que comme une victime des frappes américaines, est tellement convaincu de l’efficacité de cette machine qu’il a demandé aux États-Unis de lui vendre des drones et, parce qu’ils ont refusé, se tourne désormais vers la Chine, qui l’aide à développer son propre programme. Qui a dit que le drone était une arme capitaliste et postcoloniale ?
Chamayou, qui compare les frappes de drones aux massacres coloniaux, lorsque « les indigènes tombaient en masse alors que les armées de Blancs étaient à peine éraflées » (p. 134). Il est convaincu que « le drone est l’arme d’une violence postcoloniale » (p. 136) – d’où l’on déduit que ses victimes sont aussi innocentes que l’étaient les indigènes dont on voulait accaparer la terre et les richesses il y a un siècle. En montrant que « le "désir d’éliminer ses ennemis en toute sécurité et à distance" n’a jamais été mieux satisfait que lors des glorieux épisodes des guerres coloniales »(p. 134), il choisit bien sa période.
C’est en réalité beaucoup plus simple. En tant qu’animal, l’homme a un instinct d’autopréservation et, en tant que tool-making animal, animal fabriquant des outils, selon l’expression de Benjamin Franklin, il a toujours fait preuve d’ingéniosité pour se protéger en tuant, c’est-à-dire « éliminer ses ennemis en toute sécurité et à distance », avec des javelots, des catapultes, des arcs, des armes à feu, de l’artillerie, des sous-marins, des avions, des missiles, et aujourd’hui des drones et des ordinateurs. Ce comportement est universel. Qu’il ait été mis au service de la colonisation à une certaine époque est indubitable mais le fait que Chamayou choisisse cette période plutôt qu’une autre est une fois de plus révélateur de son biais politique.
Lui qui se scandalise du slogan du Reaper, « Que les autres meurent », dont il fait un titre de chapitre (II.2), pense-t-il sincèrement que lorsque l’Iran, la Chine, la Russie ou le Pakistan auront des escadrons de drones armés, leur slogan à eux sera quelque chose comme « Mourons autant qu’eux » ?
par , le 4 décembre 2013
L’intégralité des notes et références indiquées par l’auteur sont disponibles sur le PDF.
Recension des autres livres de Grégoire Chamayou sur la Vie des idées
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Idéologie du drone », La Vie des idées , 4 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Ideologie-du-drone
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[1] G. Chamayou, « La chasse à l’homme, une nouvelle doctrine de guerre », Libération, 3 mai 2011.
[2] Blog du magazine Défense et Sécurité Internationale (DSI), « Sur une interview de G. Chamayou, ou de quelques mythes entourant les drones armés », 16 octobre 2013, et blog d’Abou Djaffar, « Toi aussi, tu aimes les films de gladiateurs ? », 17 octobre 2013.
[3] J. Henrotin, « Le drone, figure aérienne du mal ? », DSI hors-série 30, juin-juillet 2013, p. 50-52.
[4] Libération, 19 mai 2013. Voir aussi Les Inrocks, 25 mai 2013.
[5] Par exemple, 14 mai 2013.
[6] M. Walzer, « Kosovo », Dissent, 46:3, 1999, p. 6. Voir G. Chamayou, Théorie du drone, op. cit., p. 213-219.
[7] M. Walzer, « Targeted Klling and Drone Warfare », Dissent, 11 janvier 2013.
[8] Libération, 19 mai 2013.
[9] Voir aussi Les Inrocks, 25 mai 2013.
[10] A. Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison ou Dialectique éristique, Paris, Circé, 1999, p. 22.
[11] Regards.fr, 14 mai 2013
[12] Basta !, 16 octobre 2013.
[13] V. D. Hanson, Le Modèle occidental de la guerre, Paris, Tallandier, 2007, p. 39.
[14] Flight Daily News, 13 novembre 2011,
[15] Amnesty International, Will I be next ?, octobre 2013, p. 19 et 31.
[16] OneIndia News, 30 mai 2009.
[17] Amnesty International, The Hands of Cruelty, décembre 2012.
[18] R. Aron, Le spectateur engagé, Paris, Julliard, 1981, p. 289-290. Voir J.-B. Jeangène Vilmer, « Pour un réalisme libéral en relations internationales », Commentaire 141, printemps 2013, p. 13-20.
[19] R. Rémond, « Le pacifisme en France au XXe siècle », Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, n°1, 1984, p. 12-13.
[20] Basta !, « Quand le pouvoir recourt à la chasse à l’homme », entretien avec G. Chamayou, 9 décembre 2010. Voir aussi « D’Aristote à Besson… Petite histoire des chasses à l’homme », Le Nouvel Observateur, 6 mai 2010.
[21] Les Inrocks, 17 juin 2010.
[22] Regards.fr, 14 mai 2013.
[23] É. Pouget, Le Sabotage, Paris, Mille et une nuits, 2004, chap. IV.
[24] A. Schopenhauer, L’art d’avoir toujours raison, op. cit., p. 52.
[25] Basta !, 16 octobre 2013.
[26] E. Pouget, Le Sabotage, Paris, Mille et une nuits, 2004, chap. IV
[27] Amnesty International, Will I Be Next ?, op. cit., p. 56.
[28] J. Birnbaum dans Le Monde, 19 juin 2013.