Professeur de droit à l’Université de Californie (Berkeley), Ian Haney López est l’une des figures de proue de la Critical Race Theory, un courant universitaire apparu il y a une trentaine d’années et caractérisé par la critique du droit en tant qu’élément constitutif et mode de reproduction d’un système de subordination raciale [1]. Il s’est d’abord fait connaître par un ouvrage bref mais novateur, White by Law, consacré à la définition de l’identité « blanche » dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis, à l’époque où seuls les immigrés blancs (ou noirs) pouvaient accéder à la naturalisation (1870-1952). Il y était montré que, en définitive, n’étaient déclarés légalement blancs que les membres de groupes reconnus comme tels par l’Américain moyen. Ainsi le sens commun et la sagesse populaire primaient-ils par rapport à des énoncés pseudo-anthropologiques alors tenus pour scientifiques en tant que critère de détermination juridique de l’identité raciale [2]. Plus récemment, après d’autres [3], l’auteur s’est penché sur les formes de communication politique destinées à activer un racisme latent (racial priming) et par lui rebaptisées dog whistle politics, qui voient le locuteur user d’un vocabulaire codé pour évoquer des stéréotypes raciaux de manière implicite, eu égard à l’assez large désapprobation dont le racisme fait l’objet [4]. Quant à son dernier livre, ici recensé, il s’agit avant tout d’un texte d’intervention à vocation explicitement prescriptive plutôt qu’analytique. Son titre quelque peu emphatique en témoigne. En témoigne aussi l’ordre dans lequel figurent les propos élogieux le concernant reproduits avant la page de titre, qui voit la juriste Kimberlé Crenshaw et le politiste Gary Segura céder le pas à une praticienne des sondages, un syndicaliste et une figure médiatique de la gauche américaine (l’actrice Jane Fonda), entre autres.
Le propos de Haney Lopez s’inscrit dans un contexte politique américain marqué par la concentration accrue des électeurs aux penchants racistes et/ou hostiles à l’immigration dans le camp républicain. Un temps freinée par les efforts du président Clinton pour leur donner satisfaction via des politiques sociales et pénales d’orientation plus répressive, cette reconfiguration électorale s’est accélérée à la faveur des deux mandats de Barack Obama et de la diversification ethno-raciale de la population américaine, régulièrement soulignée dans les médias et pour certains anxiogène. Elle a été rendue manifeste par les modalités de la victoire de Donald Trump en 2016 [5]. Comme le note justement l’auteur, cette victoire n’est que le point d’aboutissement et de visibilité maximale d’un processus long de plusieurs décennies, qui a vu les Républicains multiplier les signaux plus ou moins subtilement adressés à la frange la plus raciste de l’électorat et recueillir ses suffrages en retour. Au fil du temps, ces signaux sont simplement devenus de moins en moins subtils. Dans le domaine considéré, Trump se singularise avant tout par un surcroît de violence verbale, de cynisme et de systématisme dans la stratégie consistant à tenir des propos l’exposant à des accusations de racisme, elles-mêmes convertibles en ressources rhétoriques susceptibles d’alimenter à son avantage une mobilisation hostile aux élites « libérales » qui les profèrent.
Une fois posé ce diagnostic quant à la polarisation croissante du champ politique américain, afin de ramener au bercail la fraction des électeurs blancs des classes populaires ayant déserté le camp démocrate, le projet de l’auteur est d’une grande simplicité. Dans le sillage des analyses démystificatrices de Derrick Bell sur les convergences d’intérêt entre Noirs et Blancs comme déterminant premier des succès du Civil Rights Movement [6], il s’agit de faire appel à l’intérêt bien compris de ces brebis égarées. Le racisme n’étant rien d’autre qu’une « tactique de division » au service « des riches » (p. xiv, 5) – les enseignements de la sociologie marxiste se trouvant ainsi réduits à leur plus simple expression [7] –, la renaissance de la gauche et même « le salut des États-Unis » (p. xxiii) passeraient par la formation d’une nouvelle « alliance interraciale » (ibid.). Celle-ci serait rendue possible, entre autres, par un cadrage œcuménique caractérisé par une non-hiérarchisation des rapports de classe et de « race », lesquels devraient être également et simultanément pris en compte dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques d’orientation égalitaire. Telle est du moins la conclusion de l’enquête menée à l’échelle nationale par l’auteur et son équipe en 2017 et 2018, à partir de sondages [8] et de focus groups notamment, avec le soutien de l’Open Society Foundation. En effet, les messages politiques « progressistes » articulant explicitement les dimensions raciale et « sociale » (au sens français du terme) des enjeux évoqués susciteraient davantage l’adhésion que les messages jouant sur des inquiétudes inséparables de stéréotypes racistes (dog-whistle politics), mais aussi que ceux exclusivement focalisés sur une redistribution indifférente à la « race » (« color-blind economic populism ») (p. 9). Qui plus est, et de manière assez inattendue, ce différentiel serait constatable à l’intérieur de chacun des trois principaux groupes de référence (Blancs, Noirs et Hispaniques) ; il ne s’expliquerait donc pas par un tropisme propre aux membres des minorités. De ce résultat intéressant, Haney López déduit la supériorité électorale d’une telle plate-forme pour le camp démocrate.
N’étant pas spécialiste de la communication politique ni des méthodes et techniques de recueil et d’interprétation de l’opinion publique, je m’abstiendrai d’examiner l’ouvrage sous cet angle. L’intérêt du propos par ailleurs est toutefois limité par le fait que l’auteur évite toute discussion approfondie des concepts mobilisés pour se concentrer uniquement sur l’efficacité persuasive de tel ou tel « élément de langage ». Ainsi, concernant le racisme, Haney López passe sous silence les nombreuses critiques émanant de philosophes [9], d’économistes [10] ou de sociologues [11] et soulignant le caractère par trop hétérogène de cette catégorie englobante à caractère accusateur, qui, dans ses usages contemporains, tend à désigner aussi bien des préjugés individuels que des représentations collectives, des discours que des comportements, des processus que des résultats. Cette objection fondamentale, selon laquelle la dénonciation insistante du racisme dit « systémique » obstrue la mise au jour des mécanismes spécifiques conjointement générateurs des inégalités raciales, n’est jamais véritablement prise en compte. C’est seulement parce que « le mot [« racisme »] serait « explosif et doté de significations multiples et dépendantes de l’auditoire » qu’il serait « sans doute judicieux de l’abandonner » à des fins rhétoriques, conclut l’auteur (p. 12). C’est un peu court – et tout est à l’avenant. Or, pour ne prendre qu’un exemple, c’est bien le désintérêt pour – ou le rejet implicite de – ces critiques d’une certaine conception sociologique du racisme qui autorisent Haney López à étendre l’acception du racisme subliminal (« dog whistle racial fear ») aux propos suivants :
Nos gouvernants doivent accorder la priorité à notre sécurité et garantir aux Américains travailleurs la liberté de réussir. Y regarder à deux fois avant d’admettre sur le territoire des gens venant de pays terroristes qui nous veulent du mal ou d’endroits dévastés par la drogue et la criminalité est une simple question de bon sens. Idem quant à la lutte contre l’immigration illégale, afin que nos communautés ne soient plus submergées par des flux d’arrivants qui se soustraient à nos lois (p. 53).
Et l’auteur de s’étonner du paradoxe qui verrait « des personnes de couleur logiquement appelées à rejeter [ce] message les décrivant comme une menace pour la société » (p. 54) y adhérer au contraire majoritairement, puisque environ 60 % des Hispaniques et plus de la moitié des Noirs l’approuvent. Toutefois, ce paradoxe factice, que Haney López relève avec gourmandise, ne résulte que de la grille de lecture racialisante qu’il surimpose arbitrairement au message ici épinglé à bon compte, sans affronter au préalable la question principale : quels sont les critères de délimitation de l’ensemble des propos relevant du « racisme subliminal » ? Qu’est-ce qui justifie l’apposition de ce label infâmant à tel ou tel énoncé ? À cet égard, on ne saurait s’en remettre à l’évidence ou à l’intuition présumée commune. Certains rejoindront aisément l’auteur dans ses jugements catégoriques. D’autres se diront que tout ressemble à un clou pour qui ne possède qu’un marteau.
À propos de : Ian Haney López, Merge Left. Fusing Race and Class, Winning Elections, and Saving America. New York : New Press, 2019.
Pour citer cet article :
Daniel Sabbagh, « Les clous et le marteau »,
La Vie des idées
, 24 juillet 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Ian-Haney-Lopez-Merge-Left-Fusing-Race-Class-Winning-Elections-Saving-America
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