Comment vivre sa foi musulmane dans un contexte d’islamophobie grandissante ? John O’Brien explore les multiples façons dont de jeunes musulmans états-uniens parviennent à concilier leurs croyances et leur appartenance à la nation.
Comment vivre sa foi musulmane dans un contexte d’islamophobie grandissante ? John O’Brien explore les multiples façons dont de jeunes musulmans états-uniens parviennent à concilier leurs croyances et leur appartenance à la nation.
Dans un contexte saturé par les questions de « radicalisation », à un moment où l’islam est présenté dans le discours public, depuis de longues années, comme un fait social menaçant, John O’Brien, de la New York University Abu Dhabi, choisit de s’intéresser aux musulmans « invisibles » vivant aux États-Unis et en particulier à la jeunesse musulmane américaine. Alors que, depuis 2001, l’obsession pour un supposé choc de civilisations occupe de nombreux esprits, ces jeunes gens, estime l’auteur, apportent, tant par leurs attitudes et comportements que par leurs représentations d’eux-mêmes et de la société qui les entoure, un démenti formel à tous ceux qui affirmeraient comme inconciliables islam et style de vie occidental.
Non seulement ils croient en cette possibilité, mais ils cherchent à la faire vivre effectivement dans leur vie quotidienne, avec tous les défis que cela implique, attentifs à être tout ensemble un bon musulman et un adolescent états-unien normal. Plutôt que d’envisager cette situation comme un dilemme, qui les obligerait à basculer totalement d’un côté ou de l’autre, ces jeunes partagent les attentes de ceux de leur âge à l’école, s’engageant dans des pratiques culturelles et des discours associés au style de vie d’un adolescent urbain moderne, incluant hip-hop, mode, rencontre de filles, autonomie, mais aussi présentation discrète des identités ethniques et religieuses. En même temps, ils font face aux attentes de leurs parents et des adultes de leur communauté et remplissent leurs obligations sociales et religieuses de musulmans pratiquants (prière cinq fois par jour, fréquentation de la mosquée, jeûne de ramadan, abstinence sexuelle hors mariage, non-consommation d’alcool et de drogues). C’est cette volonté d’être tout cela, mais pas forcément en tout lieu et à tout moment qui, plus que les expériences de discriminations, préoccupe ces jeunes.
Ce livre permet de revenir sur la construction de soi, complexe et évolutive, dans les États-Unis contemporains : pour l’auteur, les identités culturelles s’y façonnent dans l’interaction avec le groupe de pairs et la société majoritaire produisant des pratiques et des identités métisses, hybrides, dynamiques, laissant à l’individu un rôle central dans la façon de se définir. L’autre intérêt de cette étude est l’importance qu’elle accorde au religieux dans la construction de soi, quand les analyses sociologiques françaises, souvent centrée sur la classe, le genre, l’ethnicisation et la racialisation, y prêtent moins d’attention.
À travers 6 chapitres, J. O’Brien aborde notamment le rapport à l’individualisme, au groupe de pairs, la présentation de soi en public, les relations aux femmes. S’inscrivant dans une approche anthropologique, l’auteur analyse à la fois les interactions développées entre ses enquêtés, un groupe de jeunes hommes formant un groupe d’amis, the Legendz, au sein du centre communautaire islamique d’une mosquée pluriethnique d’une grande ville états-unienne et celles que ces derniers établissent avec leur environnement musulman et non musulman. Pour se faire, il s’appuie, pour mettre en confiance les membres du groupe, sur sa propre conversion à l’islam, sur leur amour partagé de la musique, sur le fait d’avoir vécu un court moment en Afrique, il restitue ensuite ses échanges avec les enquêtés au travers de courtes scénettes.
L’auteur s’est penché principalement sur la jeunesse masculine, en raison de la forte ségrégation fondée sur le genre qui existe au sein du centre étudié : si celui-ci est assez libéral pour admettre un contexte mixte, les liens noués par l’auteur avec les jeunes femmes sont cependant insuffisants pour entretenir la même proximité qu’avec the Legendz. Le groupe est composé de descendants de migrants jordaniens, du Sud-Est asiatique, soudanais ou somali, fils de classes populaires et de petites classes moyennes, fréquentant les écoles publiques, et largement exposés quotidiennement à la pop culture et aux médias mainstream états-uniens.
L’ouvrage s’ouvre sur le principal dilemme auquel font face ces jeunes adolescents : comment être un musulman respectant ses obligations religieuses sans perdre la « coolitude » à laquelle tout adolescent états-unien urbain accorde de la valeur. Étant donné que les attentes de chacun de leurs cercles d’appartenance, jeunes de l’école d’un côté et groupe religieux de l’autre, peuvent être contradictoires au premier abord, les membres de the Legendz consacrent beaucoup de leur temps et de leur énergie à chercher à réconcilier au moins temporairement ces différences au lieu d’afficher en tout lieu et temps une identité sociale cohérente et singulière. Comme la plupart des adolescents, ces jeunes, véritables maîtres de la nuance, construisent une identité plus compliquée et se voient dans un entre-deux social.
Le rapport au hip-hop permet d’illustrer la façon dont ces adolescents s’emparent d’une identité largement reconnue et désirable, qui peut l’emporter pour eux momentanément sur celle de musulman religieux dans l’interaction avec un jeune non musulman : les pratiques partagées du hip-hop permettent de fonder une référence et un univers communs qui dépassent les divisions selon la race, l’ethnicité ou la religion.
En même temps, pour ne pas heurter leurs pairs musulmans pratiquants, ils adoptent une « écoute islamique » (p. 31) qui préfère le hip-hop conscient à celui qui glorifie la drogue, la violence et le sexe. Leur engagement dans le hip-hop les met en contact avec la jeunesse non musulmane, ce qui les conduit à une assimilation sociale plus large à la ville, au-delà de leurs familles et du centre communautaire. Leur recherche de « coolitude » passe par la volonté de montrer leur connaissance d’un répertoire non islamique, mais en se le réappropriant de façon halal. Ils se montrent ainsi sensibles au fait qu’une chanson mainstream fasse référence à l’islam ou à l’identité afro-américaine, ce qui leur permet de reconnaître leur identité religieuse dans le hip-hop mainstream. D’un autre côté, ils se montrent paradoxalement peu friands des musiciens donnant à leur musique une tonalité religieuse délibérée et assumée.
En comparaison de leurs aînés, ils développent un rapport différent à l’individualisme et à l’autonomie dans la pratique de l’islam, opérant ce qu’Erving Goffman appelle une « mise à distance du rôle » (cité p.58) : ils refusent par exemple de commencer la prière en même temps que l’autorité adulte gérant le lieu, laissant traîner les choses quand on leur demande de rejoindre rapidement le reste du groupe. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils mettent à distance le religieux : pour se contrôler entre eux, sans pour autant froisser trop directement le sens de l’autonomie de chacun, ils utilisent sur le mode de l’humour et de blagues bienveillantes la figure du « musulman extrême » (p. 62), qui revêt de façon caricaturale et exagérée les façons de parler ou remarques des anciennes générations conservatrices : ils commentent alors le comportement potentiellement non islamique d’un autre jeune en veillant à ce leurs remarques ne soient pas perçues comme trop directives. Ces différents comportements montrent que ce qui les caractérise est leur capacité à jouer des marqueurs identitaires, à en proposer de nouvelles interprétations, à interroger les rôles avec diplomatie, tant vis-à-vis de leurs coreligionnaires que de la société majoritaire.
Concernant les relations amoureuses, l’auteur identifie deux modèles de rencontres amoureuses (« dating »). Le premier vise à à maintenir la relation dans un cadre qui soit islamiquement approprié (« keeping it halal »), il pose des limites explicites à l’intimité physique, et fait résonner, dans une forme intense d’amour platonique, émotions romantiques et dévotions religieuses, les relations sexuelles hors mariage étant en effet considérées comme illicites. Ce type de relation a toutefois du mal à perdurer dans le temps. Dans le second modèle, les jeunes hommes, sans pour autant renoncer au fait de se dire et de comporter en musulmans, ne cherchent pas à ancrer leur relation affective dans un cadre religieux, ce qui rend les relations souvent plus durables et moins stressantes.
Avec justesse, J. O’Brien estime qu’on voit là se dessiner ce que les sociologues des religions appellent « l’individualisme religieux ». Étudié principalement au sein de la majorité chrétienne, ce phénomène se caractérise par la privatisation de la pratique religieuse plus que par la participation communautaire. Cette notion n’est pas sans faire penser aux travaux de Danielle Hervieu-Léger qui parle d’individualisme religieux de la modernité [1]. L’engagement religieux devient alors un choix délibéré plutôt qu’une obligation héritée.
L’auteur se penche également sur la façon dont le groupe se présente publiquement comme musulman dans un climat de harcèlement potentiel. En public, pour être acceptés socialement, les membres de the Legendz s’efforcent de rendre plus discrète leur identité héritée et choisie. Ils sont réticents à afficher, par le langage ou la vêture, une identité musulmane publique, de façon à éviter remarques et harcèlement, notamment de la part d’inconnus. En cela, ils reprennent des attitudes partagées par d’autres groupes minorisés ou dominés en fonction de leur « race », ou de leur appartenance sociale (latino, immigration mexicaine, vietnamienne, indienne, petits blancs dans un contexte de classe moyenne). Ils déploient dès lors des ajustements stratégiques dans leur présentation d’eux-mêmes dans le contexte scolaire pour être plus en phase avec la culture dominante tout en cherchant à maintenir des connexions avec leurs familles et communautés ethniques. Aussi, pour l’auteur, l’individualisme évoqué précédemment ne produit pas la perte de la croyance ou de l’engagement collectif ; au contraire, dans ce cas, il aide les acteurs à maintenir une appartenance légitime à des communautés culturelles locales.
Une autre solution est de démontrer en public une capacité à exceller dans les activités typiques de l’adolescent états-unien mainstream : bien jouer au basket ou être un roi du skateboard. En se présentant sous ce jour, les adolescents cherchent à être évalués à partir de leur propre mérite plutôt que d’être vus, voire stigmatisés, au prisme de leur différence culturelle. Si toutefois la stigmatisation persiste, dans des cas de harcèlement, certains membres du groupe trouvent une protection dans une pratique loin d’être aussi valorisée par leur environnement scolaire : le self-défense.
J. O’Brien conclut que les jeunes musulmans états-uniens cherchent à des êtres des jeunes États-Uniens ordinaires et qu’ils partagent les préoccupations du reste de leur génération : écouter de la musique, rester cool, entretenir des relations amoureuses, défendre leur volonté d’indépendance et d’autonomie vis-à-vis des adultes. Ils sont capables de doser leur présentation publique d’eux-mêmes, de jouer de la culture du pays où ils ont grandi et de celle de leurs parents, de basculer d’activités religieuses à d’autres qui n’en sont pas, de réinventer les premières dans de nouveaux contextes, tout en restant fidèles à ce que leurs proches définissent comme la norme du groupe religieux. Ils cherchent à mener tout cela de front, en développant un style de vie différent de celui de leurs parents comme de leurs pairs non musulmans, mais en faisant en sorte que cette différence soit acceptée et acceptable pour chacun de ces deux groupes.
On peut sans doute regretter, dans cette enquête, que l’auteur ne considère les membres de the Legendz que dans le cadre du centre islamique. Quitte à se concentrer sur un petit groupe, on aurait aimé les accompagner dans leur famille, à l’école, connaître leurs rapports aux différentes institutions, leur passé et leurs perspectives d’avenir, celui de leurs proches, etc., car de cela, se dessinent des trajectoires sociales particulières qui jouent un rôle central dans la construction tant de l’ethnicité que du religieux [2]. Comment s’est déroulée la socialisation des individus, primaire ou secondaire ? Voici ce que le lecteur se demande tout au long de la lecture de l’enquête. Or, étant donné que J O’Brien choisit de se concentrer sur les individus comme quasi seuls maîtres de la définition de leur identité et présente de façon succincte les acteurs divers avec qui ils interagissent, il est difficile de comprendre comment se font les interactions et plus largement comment se déroulent les différentes formes de socialisation. En n’étant pas replacée dans un contexte historique et politique plus large, l’enquête prend par ailleurs un aspect un peu intemporel. Enfin, l’enquête concentrée sur le dilemme « musulmans et/ou états-uniens » ne s’intéresse pas aux usages du religieux comme ethnicité, ou alors à l’ethnicité en dehors du religieux, tant au sein du groupe qu’en dehors. De même, les jeunes enquêtés sont soit « musulmans » soit « jeunes », soit « États-Uniens » : le rôle de leur identité en tant que membres des classes populaires n’est pas ou peu abordé dans leur rapport à la société mainstream.
Malgré ces quelques remarques, J. O’Brien dégage une dynamique centrale qui affecte les descendants de migrants musulmans non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe. La quête de normalité qu’il décrit, qui n’est pas une volonté d’assimilation, ces façons de résoudre des dilemmes qui semblent, au départ, inconciliables, sont également au cœur des travaux de sociologues sur les descendants de migrants en Europe et en France. Dans son enquête Musulmans au quotidien, Nilüfer Göle cherche ainsi à comprendre comment les « musulmans ordinaires » européens font face aux multiples polémiques entourant leur présence dans leur société de vie et souvent de naissance ; elle montre que ces derniers ont favorisé l’apparition d’une « culture publique alternative » qui, du hip-hop islamique au jambon halal, contribue à une « stylisation islamique des modes de vie modernes, en rien contradictoire avec les valeurs culturelles européennes » [3]. Globalement, en Europe comme aux États-Unis, ce qui caractérise ces populations de confession musulmane et plus généralement celles qui sont issues de l’immigration, c’est leur volonté d’être les seuls auteurs de la définition de leurs différentes identités sociales, ethniques et religieuses.
par , le 14 mars 2018
Leyla Arslan, « Halal cool », La Vie des idées , 14 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Halal-cool
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[1] Danièle Hervieu Léger, Le Pèlerin et le converti, la religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
[2] Voir Leyla Arslan, Enfants d’Islam et de Marianne : des banlieues à l’université, Paris, PUF, 2010.
[3] Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien : une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015, chapitre 2 et présentation.