Est-ce qu’être un dictateur, ce n’est pas simplement être un dictateur comme il se doit, c’est-à-dire arrêter, torturer, massacrer, assassiner, dissoudre les instances démocratiques, supprimer la presse indépendante, terroriser son propre peuple ? Y aurait-il deux sortes de dictateurs qu’il importe de distinguer ? C’est ce que ce livre montre par une enquête mondiale. Ce qui distingue le fear dictateur du spin dictateur est l’usage – plutôt que de la force – de techniques principalement d’influence, destinées à renforcer la popularité de ce tyran de nouveau type. L’inflexion qui marque le passage des dictateurs vers le spin serait intervenue dans les années 1980.
Le spin est une notion qui apparaît dans ces années 1980 pour évoquer ce que font les relations publiques qui ont été créées aux États-Unis à l’issue de la Première Guerre mondiale principalement par Edward Bernays [1]. Il s’emploie à peaufiner et à profiler les actions publiques et les discours de propagande pour servir les clients (entreprises, associations ou hommes politiques). Les spin doctors en sont les spécialistes [2]. Les spin dictateurs sont alors ceux qui mobilisent le spin plutôt que la répression pour asseoir leur pouvoir.
Persécuter les corps ou faire la guerre aux esprits ?
Le livre s’appuie sur une impressionnante profusion d’études, de sondages, de bases de données historiques, de statistiques et d’enquêtes menées dans le monde entier. Sont aussi mobilisées les spécialités des auteurs, Serguei Guriev, économiste et directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po, et Daniel Treisman, professeur de science politique à l’université de Californie à Los Angeles.
Les dictateurs par la peur se distinguent de ceux par la tromperie, par exemple, par l’absence d’idéologie, à l’inverse d’Hitler, de Staline ou de Mao. Les premiers se moquent des élections et asservissent tous les médias, tandis que les autres maintiennent une façade électorale et une fraction de médias indépendants. Sur le plan quantitatif, par an, les uns se livrent à 10 meurtres politiques ou plus et enferment plus de 1000 prisonniers politiques, tandis que les autres restent sous ces seuils. Identifiée de la sorte, la courbe ascendante du nombre des dictateurs par le spin croise la descendante des dictateurs par la peur dans les années 1990 (tandis que près du tiers, 29 %, ce qui n’est pas mineur, sont des dictateurs hybrides). Les principaux dictateurs par le spin qui apparaissent dans l’ouvrage sont Rafael Correa, Hugo Chavez, Nursultan Nazarbayev et surtout deux principaux, Lee Kuan Yew qui a dirigé Singapour trente ans, de 1959 à 1990, et fourni nombre de traits majeurs du type, et Vladimir Poutine, cas sur lequel je reviendrai.
La répression ne disparaît pas, mais elle est moins intense et la baisse de la violence est uniforme à travers les régions du monde. Pour le résumer fortement, ce que suggèrent les auteurs est qu’on passe des coups portés au corps à la manipulation des esprits. Du moins, le primat passe des uns à l’autre : on n’imaginerait en effet pas de dictateur du XXe siècle sans une propagande très développée et sans culte de la personnalité que, selon l’ouvrage, la « popularité » remplace à partir des années 1980.
« Techniques » et « opérations » s’épanouissent. Nombre d’entre elles sont spécifiques à la dictature par le spin, comme l’une des principales : « utiliser les institutions démocratiques pour miner la démocratie ». Les opérations lancées sur les réseaux dominent de plus en plus. Ce sont des outils en ligne comme les trolls et les bots et des opérations de piratage, de dénigrement et surtout de désinformation. Les fake news fleurissent pour tromper sur l’ennemi et mitonner la haine que l’usage du portable favorise en tous domaines.
La psychologie, sociale ou non, est mobilisée intensément. On applique sur tous les continents les résultats de la recherche qui veulent par exemple que la perception d’un danger rende plus pessimiste, plus craintif par rapport au risque et dès lors plus accueillant aux leaders autoritaires (p. 44). La science se fait technique. Bien guidée, la bonne vieille propagande répand le cynisme et la division, la méfiance et le découragement. Les algorithmes qui travaillent à partir de mégadonnées permettent d’identifier des groupes, des personnes et des zones limites plus fragiles sur lesquelles porter l’effort, et finalement ajuster l’offensive par une mise en ligne au plus fin – le spin au sens propre –, comme la Russie s’assurant les faveurs d’un public de gauche à travers le monde.
Soulignons que toutes les techniques utilisées ne relèvent pas de l’influence. Des méthodes de persécution plus ou moins discrète sont appliquées comme de jeter en prison et parfois seulement pour quelques jours, mais de façon répétée, de mettre en faillite par des amendes, d’agir en sous-main pour saboter les activités les plus diverses, ou encore de rendre folle une opposante en remaniant sans cesse des détails de son appartement de façon invisible aux amis et visiteurs. La force est dissimulée pour faire porter de façon plus efficace la corruption, le trucage d’élections, l’achat de votes, la réduction au silence des intellectuels, le retrait de chacune et chacun sur l’espace privé. Les méthodes de toute sorte circulent sans souci des frontières grâce aux réseaux qui en sont les véhicules.
L’ouvrage regorge ainsi d’arguments pour asseoir l’idée d’un basculement des pratiques majoritaires de la dictature à travers le monde à partir des années 1980. Un chapitre en cherche les raisons historiques. Trois dimensions majeures de la période – le « modernization cocktail » (p. 169) – sont soulevées : le passage de l’époque industrielle à la post-industrielle, la globalisation accélérée de l’économie et de la communication et la montée d’un ordre libéral international. Cette caractérisation rejoint les réflexions sur la bascule néo-libérale des années 1980. Elle reconnaît l’importance des mutations du travail. La part du travail humain diminue de façon accentuée au profit des formes variées d’automatisation et de robotisation qu’accompagne l’informatisation échevelée des services. Il s’y ajoute la prolifération de l’auto-entrepreneuriat et de la précarisation. Le mouvement touche assurément plus les économies les plus développées. Il n’en est pas moins mondial et connecté. Le taux d’éducation s’élève et la proportion des couches les plus éduquées s’accroît. L’ouvrage met l’accent sur la « creative class » et sur cette couche de plus en plus dynamique à la fois sur le plan économique et sur le plan politique, celle des « informés ». Un mouvement corrélatif et simultané voit la montée d’un impératif de respect des droits humains dans les relations internationales et dans l’économie. Même les dictatures, et en premier lieu celles du spin, s’adaptent au fait que la circulation internationale des investissements dépende de façon croissante du respect de ces droits. Allusion est faite à juste titre à la fin du communisme soviétique qui marque en même temps pour le monde la disparition de l’horizon d’une alternative au capitalisme, le repli du mouvement ouvrier, adversaire plus que centenaire du libéralisme, et la croissance irrépressible des inégalités.
Le monde à l’heure du spin
Le cadre ainsi dressé est suggestif, mais – et je commence ici à introduire quelques éléments de dialogue – il mériterait d’être approfondi pour évaluer jusqu’à quel point le spin a pu se présenter comme compensation de la violence répressive plus largement. En sus de formes variées d’intimidation, disons, corporelles, desquelles la violence n’est jamais éloignée, le spin est fait de pratiques d’influence au premier rang desquelles les relations publiques, accompagnées de propagande, de communication, de marketing et de désinformation systématique. Or ces pratiques sont très loin d’être le propre des dictatures. À la suite de plus anciennes, comme la propagande et la publicité, plusieurs d’entre elles sont apparues au cours de la Première Guerre mondiale puis au cours de la Seconde, avant la récente désinformation portée par les réseaux. Dictatures ou démocraties, elles connaissent depuis les mêmes années 1980 un développement croissant et même débordant. Le livre analyse le champ limité des dictatures et parvient au spin comme trait distinctif. Partant à l’inverse du spin dans tous les domaines de l’action publique, on constaterait la portée immense de ses sciences et techniques bien au-delà des dictatures par le spin. La part des démocraties ne serait pas moins massive et il s’y ajouterait celle des entreprises, des marchés et de la vie économique, celle de tous les divers mondes sociaux et jusqu’à celle de la vie intime devenue cible. C’est le monde qui est à l’heure du spin, autrement dit, en proie au spin.
Autre point, l’ouvrage évoque des résistances. Elles sont tout autant celles des diverses couches sociales qui résistent aux dictatures que celles des dictatures qui résistent à ces oppositions. Les résistances se confrontent les unes aux autres. Les « informés » sont donnés ici comme la classe la plus éveillée et la plus critique, mais les classes les plus travailleuses, données pour passablement silencieuses, n’avaient pas manqué au XXe siècle de déployer protestation, organisation collective et critique des pouvoirs. C’est même cet effort constant et renouvelé d’émancipation qui a conduit à remplacer les ouvriers et les employés, incontrôlables, protestataires et imprécis, par des machines numérisées et à délocaliser le travail manuel et mental restant. De plus, les pouvoirs, tant démocratiques que dictatoriaux, sont confrontés depuis le même moment à un phénomène historique inédit qui est la révolution féministe, autrement dit la montée des femmes dans la vie sociale et les prises de responsabilité publique. Le spin des dictateurs, mais tout comme celui des politiciens démocrates, rejoint celui de ses opérateurs mondiaux que sont les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) dont l’intérêt, comme le confinement pandémique l’a montré mieux que toute démonstration statistique, est d’individualiser et de maintenir le plus longtemps possible les humains le nez sur l’écran du portable.
Le livre ne mentionne jamais des concepts tels que le soft power ou la guerre hybride. Les acteurs ne les y prononcent pas non plus alors que le premier est une notion courante aux États-Unis et le second en Russie. L’ouvrage ne participe pas aux débats des sciences sociales qui discutent de leur pertinence. Aussi bien avons-nous affaire à une contribution qui est de science politique. Ceci est marqué par le dernier chapitre qui avance des recommandations à l’intention des acteurs. Celles-ci invitent à déjouer le plus possible les opérations de spin menées par les dictatures afin de renforcer la tendance, notable, à la multiplication des démocraties libérales. Il s’agit d’inciter lesdits dictateurs à rejoindre « l’Occident » (« the West »). La principale mesure proposée est de « fonder une alliance des démocraties libérales pour défendre la démocratie » (p. 216). Cette alliance devrait être la plus large possible pour « réduire la perception d’une domination des États-Unis » (p. 267, n. 97).
On ne saurait que souscrire à l’idée de moraliser les relations économiques et politiques à travers le monde. La guerre déclenchée par Poutine à peu près au moment où le livre est publié aux Etats-Unis paraît cependant relancer profondément la configuration des relations internationales. Et l’on ne peut manquer de mentionner une réserve à propos d’un terme aussi neutre que « l’Occident ». Il est difficile en effet de ne pas voir que ce vocable recouvre tout autant le monde politique des démocraties libérales que celui, économique, du capitalisme libéral. Celui-ci tente de se défendre contre un capitalisme autoritaire qui ne manquait certes pas de se montrer à la surface de la Terre avant 2022, mais qui ne cesse de se préciser, de se délimiter et de s’organiser depuis. On pense bien sûr aux nouveaux Brics, mais aussi à un groupement comme l’Organisation de coopération de Shanghai qui se définit elle-même comme une garantie contre les droits humains, les protestations populaires, les droits des minorités et l’autonomie ou l’indépendance que cherchent à préserver des parts des anciens empires. Ces recommandations sont le schéma d’une bataille entre différents capitalismes à l’échelle mondiale.
Dans cet ensemble, les auteurs reconnaissent que Poutine est une exception parmi les spin dictators. On pourrait dire qu’il est même une exception si exceptionnelle qu’elle ne saurait plus confirmer la règle. En effet, sans craindre l’anachronisme parce qu’on pouvait déjà le dire en amont de l’agression de 2022 contre l’Ukraine, le pouvoir de Poutine se distingue dès avant le début de sa première présidence en 2000 par une propension à lancer de sales guerres. La deuxième guerre de Tchétchénie est ainsi faite de massacres de la population civile dont certains épisodes sont de caractère génocidaire (les deux guerres auront fait entre 100 et 200 000 morts). Cette guerre contre la volonté d’indépendance de ce petit pays est « interne », selon la nomenclature de l’ouvrage. Relevant d’un terrorisme d’État patent, n’est-elle pas du registre de la « peur » visant toute autre velléité de même type, comme l’ont montré à la suite les guerres poutiniennes successives en Géorgie, en Syrie et en Ukraine au moment de la prise de la Crimée et de l’intervention dans le Donbass ? D’autant plus que la dictature de Kadyrov sur la Tchétchénie n’est rien d’autre qu’une terreur qui s’adresse à toute la Russie et au-delà. Ce qui est certain, c’est que la présence de la Russie parmi les spin dictatures n’a pas fait l’objet dans l’ouvrage d’une discussion argumentée, ni d’un classement parmi les hybrides, ni de l’éventuelle invention d’une catégorie ad hoc. Certes, Poutine est issu du KGB, qui était le maître mondial de la désinformation, et il n’a cessé d’amplifier cette dimension de son pouvoir. Mais même s’il répond à certains critères définis par l’ouvrage, cela permet-il de le classer comme spin dictator avant février 2022 ? Cette interrogation montre peut-être un autre manque, celui qui néglige les logiques impériales que les attraits du « modernization cocktail » évoqué ne parviennent pas à juguler.
Outre qu’il nous fait apercevoir quelque chose de surprenant sur ce qui fait tenir une majorité de dictateurs, ce livre est une invitation de plus à comprendre et à étudier au-delà, et de la façon la plus large, le développement inouï des pratiques d’influence depuis quarante ans, dont celui des dictatures n’est qu’une part.
Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators : The Changing Face of Tyranny in the 21st Century, Princeton, Princeton University Press, 2022, 360 p. Traduction française par Johan-Frédérik Hel-Guedj : Spin dictators - Le nouveau visage de la tyrannie au XXIe siècle, Payot, 2023. 448 p., 25 €.